Résumé

Introduction

I.

Pourquoi relocaliser ?

1.

Des fragilités mises en évidence par la crise du Covid-19

2.

Des restrictions aux exportations imposées par les gouvernements

3.

Les arguments en faveur des relocalisations

II.

Gare aux raisonnements et solutions simplistes

1.

L’impossible relocalisation de certaines chaînes de valeur

2.

La spécialisation et la dispersion géographique des chaînes de valeur créent des dépendances mutuelles, le plus souvent non problématiques

3.

Un juste équilibre à trouver entre efficacité, robustesse et résilience

III.

Une politique de « localisation » de la valeur présente et future plutôt que de « relocalisation » de celle du passé

 

1.

Allouer en priorité les moyens aux secteurs d’avenir

2.

L’industrie des semi-conducteurs

3.

L’industrie du cloud

Conclusion

ANNEXE A

ANNEXE B

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Résumé

La crise sanitaire du Covid-19 a mis en lumière notre dépendance aux importations pour la consommation de biens essentiels, à l’instar des masques de protection respiratoire. De cela est né un mouvement en faveur des « relocalisations industrielles » qui a trouvé un écho dans divers pans de la société, transcendant bien souvent les clivages politiques habituels.

Dans cette note, nous montrons que les relocalisations, entendues comme le rapatriement de productions autrefois réalisées sur notre territoire, devraient toutefois rester cantonnées à des cas très particuliers, pour motif impérieux et en l’absence d’alternatives plus efficaces comme le stockage, la diversification ou l’approvisionnement au niveau européen. La collectivité pourrait, par exemple, accepter de subventionner des lignes de production redondantes pour des biens essentiels en période de crise, tels certains équipements de santé ou des médicaments.

Mais, en règle générale, nous gagnerions surtout à porter l’effort non pas sur la « relocalisation » des industries d’hier mais sur la « localisation » de celles d’aujourd’hui et de demain.

S’il existe un secteur dans lequel nous accusons un retard manifeste et sommes pris dans des relations de dépendance qui pourraient se révéler problématiques, il s’agit sans nul doute de celui des nouvelles technologies. Aussi la prise de conscience de la nécessité de créer davantage de valeur sur le territoire européen en investissant massivement dans les technologies numériques en formant et en attirant les talents en science et ingénierie informatiques est aujourd’hui fondamentale.

Paul-Adrien Hyppolite,

Haut fonctionnaire du corps des Mines.

Haut fonctionnaire, normalien et ingénieur du corps des Mines.

Notes

1.

Voir Ministère de l’Économie, des Finances et de la relance, « Le plan d’action pour la relocalisation des industries de santé en France », gouv.fr, 18 juin 2020.

+ -

Le concept de « relocalisation industrielle » a aujourd’hui le vent en poupe dans le débat public et au  sein  des  cénacles  politiques  de  tous  bords. La crise du coronavirus a en effet occasionné une montée en puissance des discours anti-mondialisation et pro-relocalisation parmi des commentateurs habituellement peu enclins à épouser cette rhétorique. Symbole de ce changement notoire, le président de la République a même été jusqu’à annoncer en juin dernier le rapatriement de la production de paracétamol au nom de l’indépendance et de la souveraineté du pays 1.

Comment en est-on arrivé là ? La crise sanitaire a mis en lumière notre dépendance aux importations pour la consommation de biens essentiels, à l’instar des masques de protection respiratoire. Beaucoup de Français ont été choqués d’apprendre qu’un équipement aussi élémentaire ne puisse pas être rapidement produit sur le territoire national dans des quantités adaptées au besoin, aussi exceptionnel soit-il. Quels enseignements pouvons-nous dès lors tirer de cette expérience sur le plan industriel ? Comment aborder en particulier la problématique des relocalisations ?

Dans cette note, nous nous efforcerons tout d’abord de détailler les arguments qui motivent le discours en faveur des relocalisations industrielles. Nous illustrerons ensuite, à l’aide d’exemples concrets, les limites et difficultés posées par cette ambition politique. Nous tenterons enfin d’esquisser les contours d’une politique tournée vers l’avenir qui se donnerait pour ambition de « localiser » les activités créatrices de valeur plutôt que de « relocaliser » – sauf besoin impérieux – celles du passé à faible valeur ajoutée.

I Partie

Pourquoi relocaliser ?

1

Des fragilités mises en évidence par la crise du Covid-19

Notes

2.

Voir OCDE, « The face mask global value chain in the Covid-19 outbreak: evidence and policy lessons », oecd.org, 4 mai 2020.

+ -

3.

Voir Shin Watanabe, « China pushes all-out production of face masks in virus fight », nikkei.com, 19 février 2020.

+ -

4.

  1. Voir « GM’s mask operation: a glimpse into the factory of the coronavirus era », com, 24 avril 2020.

+ -

5.

Melitta, le fabricant allemand de cafetière et de petit électroménager, connu pour avoir inventé le filtre à café en papier, a pu rapidement produire des masques car la firme détenait sa propre ligne de production de fibres non tissées, servant habituellement à sa production de sacs pour Voir Christopher F. Schuetze, « From Coffee Filter to Safety Mask, in a Hurry », nytimes.com, 10 mai 2020.

+ -

6.

Voir Samanth Subramanian, « How the face mask became the world’s most coveted commodity », com, 28 avril 2020.

+ -

7.

On estime par exemple que la demande a été multipliée par six en Voir « “La demande en gel hydroalcoolique s’est accrue d’un facteur 6 à 8” », interview de Virginie d’Enfert, déléguée générale de l’Association française des industries de la détergence (Afise), info-chimie.fr, 30 mars 2020.

+ -

8.

Voir Adeline Haverland, « Les unités de production de parfums Dior, Guerlain et Givenchy vont fabriquer du gel hydroalcoolique », com, 16 mars 2020.

+ -

9.

Voir Adeline Haverland, « Tereos, Pernod Ricard… Comment l’agroalimentaire se mobilise pour produire du gel hydroalcoolique », com, 18 mars 2020.

+ -

10.

Voir Alix Guiho, « Coronavirus : vers une pénurie de produits anesthésiants dans les hôpitaux français ? », france3-regions.francetvinfo.fr, 7 mai 2020.

+ -

11.

Voir Madlen Davies, Rosa Furneaux et Ben Stockton, « Stretched, secret supply chains hold Covid-19 patients’ lives in the balance », com, 12 mai 2020.

+ -

12.

Ibid.

+ -

13.

Ibid.

+ -

La crise du coronavirus a mis sous très forte tension certaines chaînes de production, notamment dans le domaine médical, en raison d’une augmentation brutale de la demande mondiale et de l’instauration par certains gouvernements de restrictions à l’exportation. Comme nous allons le voir à l’aide de trois exemples – masques, solutions hydroalcooliques et produits anesthésiants –, l’offre a parfois pu suivre la demande mais cela n’a pas été systématiquement le cas. Les pénuries qui en ont résulté ont alors alimenté le discours en faveur des relocalisations industrielles, volontiers présentées comme la meilleure façon de retrouver une autonomie perdue.

Masques

La situation sanitaire très dégradée causée par la circulation rapide du Covid-19 au début de l’année 2020 a logiquement provoqué une augmentation brutale de la demande mondiale de certains biens. L’exemple le plus frappant a sans doute été celui des équipements de protection individuelle, au premier rang desquels les masques. S’il est difficile d’obtenir des chiffres exacts, on estime que la demande mondiale de masques a soudainement été multipliée par dix au début de la crise. L’assemblage final ne semble pas avoir été la difficulté principale dans la montée en cadence de la production 2. En effet, cet assemblage est le plus souvent réalisé grâce à une technique répandue dans de nombreuses industries, à savoir le soudage par ultrason, et plusieurs industriels ont pu rapidement modifier leurs lignes de production pour assembler des masques, à l’instar de BYD (automobile), Foxconn (assemblage électronique) ou DaddyBaby (produits pour nourrissons) en Chine 3, General Motors (automobile) aux États-Unis 4 ou encore Melitta (électroménager) en Allemagne 5. Le goulot d’étranglement dans la production aurait plutôt été situé en amont de la chaîne de valeur, notamment dans la disponibilité de la fibre non tissée de polypropylène utilisée pour ses propriétés filtrantes et dont la moitié de la production mondiale est réalisée en Chine 6. Le processus de fabrication de ce dérivé du pétrole repose sur des équipements industriels lourds et plusieurs mois étaient nécessaires pour installer et démarrer de nouvelles lignes de production afin de combler le déficit d’offre. La pénurie mondiale de masques s’expliquerait donc avant tout par un sous-dimensionnement des capacités de production de ce type de fibres. Compte tenu des contraintes physiques évoquées, seule une politique de stock aurait pu réellement résoudre le problème.

Gel hydroalcoolique

À l’inverse, si la demande de gels et solutions hydroalcooliques a elle aussi considérablement augmenté durant la crise 7, la production a rapidement pu s’adapter au besoin. Nettement moins complexe, la chaîne de production ne présente pas de goulot d’étranglement particulier. La fabrication de ces solutions consiste à mélanger à température ambiante trois produits chimiques courants (de l’éthanol ou de l’isopropanol, de l’eau oxygénée et de la glycérine) dilués dans de l’eau. Ce mélange a donc pu être réalisé en France sur de nombreuses chaînes industrielles, ainsi qu’à une échelle plus modeste dans les officines de pharmacie. L’exemple des grandes marques de cosmétique du groupe LVMH démarrant en quelques jours des chaînes de production pour faire face à un risque de pénurie a connu un certain retentissement médiatique 8. Des tensions sur les intrants comme l’isopropanol ont certes pu être constatées au plus fort de la crise, mais l’existence d’un substitut comme l’éthanol a permis à certains industriels de réorienter leur production et à d’autres industries de prendre le relais 9.

Médicaments

Certains médicaments utilisés dans la prise en charge des malades du virus ont eux aussi fait l’objet d’une demande inhabituelle. Tel a été le cas, par exemple, de produits anesthésiants comme les hypnotiques qui permettent de placer les patients dans un coma artificiel, ou encore les paralysants musculaires, nécessaires pour supporter la ventilation artificielle 10.

Des observateurs ont souligné que la demande du propofol, hypnotique parmi les plus utilisés, a quintuplé dans certaines régions au pic de la crise 11. Les autorités italiennes, effrayées par le rythme de consommation du médicament, auraient même réquisitionné des stocks entreposés sur leur territoire et destinés au Mexique 12. Une étude de la chaîne de valeur du propofol révèle, ici encore, les grandes difficultés d’une montée en puissance de sa production. La synthèse de son principe actif serait particulièrement complexe et seulement réalisée par cinq entreprises, dont deux basées en Europe (en Italie et en Suisse), une aux États-Unis et deux en Inde 13.

 

Médicaments

Certains médicaments utilisés dans la prise en charge des malades du virus ont eux aussi fait l’objet d’une demande inhabituelle. Tel a été le cas, par exemple, de produits anesthésiants comme les hypnotiques qui permettent de placer les patients dans un coma artificiel, ou encore les paralysants musculaires, nécessaires pour supporter la ventilation artificielle 10.

2

Des restrictions aux exportations imposées par les gouvernements

Notes

14.

On peut citer, par exemple, les mesures adoptées par Taïwan dès le 24 janvier, par l’Allemagne le 4 mars, par la France le 6 mars, ou encore par les États-Unis le 7 avril.

+ -

15.

Commission européenne, « Commission publishes guidance on export requirements for personal protective equipment », ec.europa.eu, 20 mars 2020.

+ -

16.

Voir Francesco Guarascio et Philip Blenkinsop, « EU fails to persuade France, Germany to lift coronavirus health gear controls », com, 6 mars 2020, et Lara Marlowe, « Coronavirus: European solidarity sidelined as French interests take priority », irishtimes.com, 30 mars 2020.

+ -

17.

Voir Jan Dahinten et Matthias Wabl, « Germany Faces Backlash From Neighbors Over Mask Export Ban », com, 9 mars 2020.

+ -

18.

Voir « Coronavirus : la République tchèquesaisit desmasquesdestinés à l’Italie », fr, 22 mars 2020.

+ -

19.

Voir Nathaniel Taplin, « Why the Richest Country on Earth Can’t Get You a Face Mask », wsj.com, 1er avril 2020.

+ -

20.

Voir Samanth Subramanian, art. cit.

+ -

21.

Voir Ana Swanson, Zolan Kanno-Youngs et Maggie Haberman, « Trump Seeks to Block 3M Mask Exports and Grab Masks From Its Overseas Customers », com, 3 avril 2020.

+ -

22.

Voir Scott Anderson et Chelsea Gomez, « Canadian government shopping for high-demand N95 masks on the international market », cbc.ca, 1er avril 2020.

+ -

23.

Voir « Coronavirus: US ‘wants 3M to end mask exports to Canada and Latin America’ », com, 3 avril 2020.

+ -

24.

Voir James Politi, « Trump reaches respirator mask deal with 3M », com, 7 avril 2020.

+ -

25.

Voir Anatoly Medetsky, « Russia Starts Some Food Export Curbs, Weighs Further Limits », bloomberg.com, 23 mars 2020.

+ -

26.

Voir « Vietnam halts new rice export contracts as it reviews stocks », com, 25 mars 2020. Pour d’autres exemplesde restrictions à l’exportation dans ledomaine alimentaire, voir notamment Cullen S. Hendrix, « Wrong tools, wrong time: Food export bans in the time of Covid-19 », piie.com, 30 mars 2020.

+ -

Un autre facteur de tension sur les chaînes d’approvisionnement est venu s’ajouter à l’augmentation brutale de la demande : le recours par certains gouvernements à l’instrument de contrôle des exportations ainsi qu’à la réquisition des stocks et de l’appareil productif.

Le cas des masques de protection est une fois de plus éclairant. Leur exportation a fait l’objet de nombreuses restrictions gouvernementales au paroxysme de la crise sanitaire. À la mi-avril 2020, l’OCDE recensait pas moins de 43 pays ayant mis en place de telles restrictions, dont les trois quarts des membres du G20 14. L’Union européenne a instauré un système de licence à l’exportation le 15 mars 2020 par l’intermédiaire d’un règlement d’exécution « soumettant l’exportation de certains produits à la présentation d’une autorisation d’exportation 15 ». Celui-ci couvre les équipements de protection individuelle utilisés dans la lutte contre l’épidémie : lunettes et visières de protection, écrans faciaux, vêtements de protection, équipements de protection bucco-nasale et gants. Cette initiative européenne a été mise en place pour lutter contre les restrictions nationales instaurées par les pays membres au sein même de l’Union européenne. La France et l’Allemagne avaient fait l’objet de vives critiques au niveau européen après que leurs restrictions à l’exportation avaient mis en difficulté leurs voisins 16. L’Allemagne s’était en particulier attiré les foudres de l’Autriche suite au blocage d’un convoi routier de masques 17. Enfin, différents incidents ont suscité l’émoi de la presse européenne, comme la saisie par la République tchèque de masques destinés à l’Italie en provenance de Chine 18.

La Chine est également intervenue pendant la crise pour limiter les exportations de certaines marchandises essentielles, dont la fameuse fibre non tissée de polypropylène indispensable à la production de masques de protection de qualité. Par cette action unilatérale qui, début février, a semé la panique parmi les consommateurs internationaux de la fibre en question, la Chine a pu augmenter ses capacités de production de masques aux dépens des autres pays. Alors qu’elle ne concentrait avant la crise que la moitié de la capacité mondiale, cette proportion a rapidement pu atteindre 85% 19. Concernant les masques eux-mêmes, le gouvernement chinois a également encadré leur exportation dès le mois de février afin de servir en priorité les besoins nationaux, tout en organisant en parallèle l’importation massive de masques produits à l’étranger 20. Ces restrictions ont été assouplies à la mi-mars, lorsque les besoins internationaux sont devenus criants et que la situation sanitaire chinoise est revenue sous contrôle.

Les États-Unis n’ont pas non plus été en reste. Une passe d’armes entre le président Trump et la société 3M, conglomérat américain connu pour ses masques de protection, a été particulièrement médiatisée 21. Ulcéré de voir l’entreprise vendre des masques au Canada et à des clients en Amérique latine au moment même où les États-Unis en manquaient, le président américain a menacé de bloquer ces exportations en s’appuyant sur le Defense Production Act, une loi fédérale datant de la première guerre de Corée permettant au président de préempter tout matériel « essentiel à la défense nationale » et d’ordonner l’augmentation de sa production. Le Canada, qui ne dispose d’aucune unité de production de masques de protection respiratoire (FFP) sur son sol 22, aurait pu se trouver dans une situation extrêmement délicate sur le plan sanitaire si un tel blocage avait effectivement été mis en place 23. Un accord amiable a finalement été trouvé entre l’exécutif américain et 3M, l’entreprise s’engageant à livrer aux États-Unis 166,5 millions de masques de protection respiratoires sous trois mois, en échange de la possibilité de continuer à en exporter 24.

Restrictions sur les denrées alimentaires

Notons que le contrôle des exportations ne s’est pas limité au domaine médical pendant la crise. Sur fond de crainte d’une pénurie alimentaire, la Russie, plus grand exportateur mondial de blé, a par exemple interdit le 20 mars l’exportation de certaines céréales pendant une période de dix jours 25. De même, le gouvernement vietnamien a bloqué quelques jours plus tard la signature de tout nouveau contrat d’exportation de riz, le temps de déterminer si les stocks domestiques allaient permettre de subvenir aux besoins de la population pendant la pandémie 26.

3

Les arguments en faveur des relocalisations

Notes

27.

Sur ce thème, voir Phillipe Aghion et Élie Cohen, « Coronavirus : pourquoi l’Allemagne dispose de tests et pas la France », Les Échos, 30 mars 2020.

+ -

28.

Les deux tiers des entreprises ne connaîtraient pas leurs fournisseurs de rangs 2 et 3 (voir Peter Guarraia, « Corporate supply chains vulnerable to coronavirus shocks », Financial Times, 8 mars 2020).

+ -

29.

Voir Catherine Shu, « TSMC reportedly stops taking orders from Huawei after new U.S. export controls », com, 18 mai 2020.

+ -

30.

Voir Alexandra Alper, Toby Sterling et Stephen Nellis, « Trump administration pressed Dutch hard to cancel China chip-equipment sale: sources », com, 6 janvier 2020.

+ -

Toutes ces actions unilatérales sont d’autant plus préoccupantes que la production de certains biens essentiels est aujourd’hui extrêmement concentrée géographiquement. En mettant en évidence ces tensions sur les chaînes d’approvisionnement internationales, la crise du Covid-19 a occasionné une véritable montée en puissance dans le débat public des discours en faveur des relocalisations industrielles. Trois grands arguments sont essentiellement avancés par les partisans des relocalisations.

Premièrement, les délocalisations de sites de production, facilitées par l’ouverture économique, ont réduit nos capacités de production de biens essentiels sur le territoire, voire conduit à la disparition de certains savoir-faire. Nombreux sont ceux qui voient là les raisons de nos difficultés à faire face à la crise sanitaire lors du pic de la circulation du virus. La rareté des équipements de protection individuelle et des appareils médicaux comme les respirateurs ou encore l’incapacité à réaliser davantage de tests faute de réactifs en quantité suffisante et d’infrastructures adaptées ont pu apparaître aux yeux de certains comme des conséquences de notre désindustrialisation. A contrario, la puissance de l’industrie allemande aurait permis au pays de mieux gérer la crise 27.

La reconstruction de capacités de production dans des secteurs essentiels comme la santé serait dès lors une nécessité pour lutter plus efficacement contre les prochaines crises. Deuxièmement, l’exacerbation des tensions géopolitiques sur la scène internationale et la montée en puissance des égoïsmes nationaux font planer avec une acuité nouvelle la menace d’actions unilatérales, telles que le recours aux instruments de contrôle des exportations, aux conséquences potentiellement dramatiques en période de crise. Dans ce contexte, dépendre de puissances étrangères pour l’importation de biens ou services critiques ne paraît plus acceptable. Il serait donc nécessaire pour la France de disposer d’une large panoplie de savoir-faire et de sites de production sur son territoire.

Troisièmement, l’étalement de la production dans une multitude de pays, caractéristique des chaînes de valeur internationales, peut nuire à l’accélération de la cadence de production de biens essentiels comme les masques ou les respirateurs lorsque leur demande augmente soudainement en période  de crise. Il suffit en effet d’une défaillance au niveau d’un seul nœud d’une chaîne pour la paralyser entièrement. Celles-ci ont par ailleurs atteint un tel degré de complexité que même les dirigeants d’entreprise n’ont souvent pas connaissance de leurs fournisseurs au-delà du premier rang 28. Il s’agirait donc de simplifier – si ce n’est de défaire – les chaînes de valeur internationales pour accroître la capacité qu’a la France de résister aux chocs.

Ces trois arguments étaient toutefois déjà présents dans le débat public avant la crise sanitaire, cette dernière n’ayant fait que leur donner une résonance auprès d’un public plus large. De nombreux élus, syndicats, chefs d’entreprise et économistes alertaient déjà sur les risques des délocalisations sur les plans social et stratégique. Par ailleurs, les tensions préexistantes entre les États-Unis et la Chine pour la suprématie technologique avaient mis en lumière des relations de dépendance au niveau industriel et montré que le contrôle des exportations pouvait être utilisé comme moyen de pression politique. Ainsi, les restrictions imposées par l’administration Trump au géant chinois du mobile et des télécommunications Huawei ont eu un retentissement majeur, et des entreprises technologiques de premier plan comme Google, Cadence et TSMC ont dû se plier aux exigences de l’exécutif américain 29. Des pressions auraient même été exercées sur les autorités néerlandaises pour bloquer l’exportation par ASML d’équipements de pointe destinés aux entreprises chinoises de semi- conducteurs 30. Ces mesures ne sont d’ailleurs pas l’apanage de l’administration Trump puisque son prédécesseur Barack Obama avait déjà interdit, en 2015, les ventes de certaines puces d’Intel, Nvidia et AMD aux autorités chinoises afin de ralentir leurs avancées dans le domaine des supercalculateurs. Enfin, le développement des chaînes de valeur internationales s’est significativement ralenti depuis la crise de 2008 sous l’effet d’une dynamique de « régionalisation » des échanges commerciaux et de la transition chinoise d’un modèle de production pour l’export vers un modèle de production pour la consommation domestique.

Dans ce contexte préoccupant se pose alors, pour la France et l’Europe, la question de l’éventuelle relocalisation de certaines activités industrielles. Quelles activités faudrait-il cibler en priorité ? Selon quelle méthode et quel calendrier ?

II Partie

Gare aux raisonnements et solutions simplistes

Abordons à présent les limites d’une politique de relocalisations. Un examen des réalités du commerce international invite à circonscrire l’enjeu des relocalisations à des cas très particuliers.

1

L’impossible relocalisation de certaines chaînes de valeur

Déclinée de façon radicale, une politique de relocalisations nécessiterait un détricotage des relations commerciales et des chaînes de valeur internationales qui structurent aujourd’hui la production mondiale de la plupart des biens industriels. Nonobstant l’opinion de chacun sur le bien-fondé d’une telle entreprise, une telle politique serait en pratique hors de portée dans de nombreux secteurs pour des raisons géographiques, technologiques ou économiques.

Des contraintes géographiques

Le secteur de l’énergie illustre probablement le mieux cette réalité. L’approvisionnement énergétique français et européen, enjeu stratégique par excellence, repose essentiellement sur l’importation de matières premières dont l’extraction est non « relocalisable » compte tenu de l’inégale répartition des gisements.

Mix énergétique en France : énergie disponible brute par source en 2018

Copyright :

test

© Fondation pour l’innovation politique, septembre 2020.

Source :

Eurostat.

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Mix énergétique dans l’Union européenne des 27 : énergie disponible brute par source en 2018

Copyright :

© Fondation pour l’innovation politique, septembre 2020.

Source :

Eurostat.

L’énergie que nous consommons provient principalement de combustibles fossiles (pétrole, gaz, charbon) et nucléaires (uranium) : 84% pour la France et 91% pour l’Union européenne. Une analyse de la production mondiale de ces combustibles révèle, sans surprise, que l’Europe est très dépendante des importations pour sa consommation domestique.

Les données disponibles montrent même que le continent européen est la zone géographique devant importer les plus grosses quantités de combustibles relativement à sa consommation : 45% de la consommation européenne de charbon, 54% de celle de gaz, 80% de celle de pétrole et 95% de celle d’uranium reposaient sur des ressources importées en 2018. Même si le développement des énergies renouvelables peut tendanciellement accroître l’autonomie énergétique européenne, il est clair qu’une parfaite autonomie, même à long terme, est tout à fait illusoire.

Part dans le mix énergétique et rapport entre consommation et production des quatre principales sources énergétiques

Copyright :

© Fondation pour l’innovation politique, septembre 2020.

Source :

BP Statistical Review of World Energy, juin 2019 (calculs de l’auteur).

* La Communauté des États indépendants (CEI) est composée de l’Azerbaïdjan, de l’Arménie, de la Biélorussie, du Kazakhstan, du Kirghizistan, de la Moldavie, de l’Ouzbékistan, de la Russie, du Tadjikistan et du Turkménistan (en tant qu’État associé).

Notes

31.

Junie Lin, « Global LCD TV penetration rate expected to reach 95% by 2014 », Independant Commodity Intelligence Services, 14 avril 2014.

+ -

32.

Environ 50% du marché, contre seulement 1 à 2% pour les téléviseurs. Voir Kim Young-won, « OLED to outpace LCD for smartphones in 2019: IHS », co.kr, 24 août 2018, et « IHS: global OLED TV sales reached 1.1 million in Q4 2019 », oled-info.com, 3 mars 2020.

+ -

33.

Voir Philippe Le Cœur, « Thomson investit dans les écrans à plasma pour les futurs téléviseurs », Le Monde, 29 décembre 1995.

+ -

34.

Voir Gabrielle Serraz, « Thomson supprime son centre de recherche de Moirans », fr, 28 mai 2003.

+ -

35.

Voir Gilles Fontaine, « Comment les Chinois ont ressuscité Thomson », fr, 6 mars 2012.

+ -
+ -

37.

Voir « IHS: global OLED TV sales reached 1 million in Q4 2019 », art. cit.

+ -

38.

Voir Wang Jing, Yang Die et Mo Yelin, « BOE Technology to Build $7 Billion LCD Plant in Wuhan », com, 14 août 2017.

 

+ -

39.

Voir Kim Eun-jin, « LG Display to Invest Additional 3 Won in OLED TV Panels », businesskorea.co.kr, 24 juillet 2019.

+ -

40.

Il semble incertain à l’heure actuelle qu’une usine de production LCD voie réellement le Foxconn ouvrirait plutôt un centre de R&D. Voir Jess Macy Yu et Karl Plume, « Exclusive: Foxconn reconsidering plans to make LCD panels at Wisconsin plant », reuters.com, 30 janvier 2019.

+ -

41.

Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), Analyse des ventes de médicaments en France en 2013, juin 2014, p.25.

+ -

44.

Voir Gareth Macdonald, « Europe’s last paracetamol plant closes its doors », outsourcing-pharma.com, 6 janvier 2009.

+ -

Des contraintes technologiques

Le rapatriement de la production de certains biens serait également hors de portée pour des raisons technologiques. Prenons par exemple le cas des écrans de téléviseurs, d’ordinateurs, de tablettes et de téléphones mobiles. Leur caractère « essentiel » ne fait pas débat tant ces écrans sont aujourd’hui nécessaires au fonctionnement de notre économie.

Quatre technologies ont jusqu’à présent dominé le marché :

  • les écrans à tube cathodique (ou CRT, pour cathode ray tube), des années 1930 jusqu’aux années 2000 ;
  • les écrans à plasma, de la fin des années 1990 jusqu’au milieu des années 2010 ;
  • les écrans à cristaux liquides (ou LCD, pour liquid crystal display), depuis les années 2000 ;
  • les écrans à diodes électroluminescentes organiques (ou OLED, pour organic light-emitting diode) depuis les années 2000.

Avant 2000, l’écrasante majorité des écrans de téléviseurs vendus étaient à tube cathodique. À présent, les écrans à cristaux liquides représentent 95% du marché des téléviseurs 31. Les écrans pour ordinateurs ont adopté les mêmes technologies, à l’exception du plasma dont les caractéristiques ne sont pas adaptées à cet usage. Quant aux écrans pour smartphones, ils sont de type LCD ou OLED, avec une proportion significativement plus importante d’OLED que pour les téléviseurs 32. Tiré par l’industrie du mobile, le marché est en forte croissance.

La France a longtemps produit des téléviseurs cathodiques sur son sol. La Radiotechnique (filiale de CSF puis du néerlandais Philips), Thomson (devenu Technicolor) ou encore Schneider Radio-Télévision (sous contrôle de Philips depuis 1971) produisaient des centaines de milliers de téléviseurs en France dans les années 1960, notamment au Mans (Schneider) ou à Dreux (La Radiotechnique). La concurrence asiatique dès les années 1970, puis l’arrivée des nouvelles technologies d’écrans dans les années 1990 ont profondément mis à mal l’industrie française. Thomson a tenté de prendre le virage des écrans plats en ouvrant notamment une ligne de production pilote d’écrans à plasma à Moirans, en Isère, en partenariat avec Thomson-CSF (devenu Thalès) 33, mais cette initiative a fait long feu 34. Philips, longtemps leader européen du secteur, n’a pas mieux réussi et a fini par céder ses activités de téléviseurs au groupe chinois TPV Technology en 2011 35. À présent, le marché est entièrement contrôlé par des fabricants asiatiques : BOE Technology (Chine, 18% de la capacité de production mondiale), LG Display (Corée du Sud, 17%), Innolux Corporation (Taïwan, 14%), Samsung Display (Corée du Sud, 12%) ou encore AU Optronics (Taïwan, 11%).

La concentration des capacités de production est impressionnante sur certains segments : Samsung contrôle 80% du marché des écrans OLED pour téléphones mobiles 36 et LG Electronics 53% du marché des écrans OLED pour téléviseurs 37.

Les technologies utilisées pour fabriquer les écrans LCD et OLED sont spécifiques, évoluent rapidement et requièrent des investissements capitalistiques colossaux, par exemple 7 milliards de dollars pour la dernière usine LCD de BOE Technology à Wuhan, en Chine 38, ou encore 2,5 milliards de dollars pour une nouvelle génération de lignes de production OLED dans l’usine LG Display à Paju, en Corée du Sud 39. En outre, aucun groupe européen n’a de position significative sur ce marché depuis au moins une décennie. En conséquence, le saut technologique à franchir pour relocaliser rapidement ces activités serait selon toute vraisemblance hors de portée. La seule option plausible pourrait consister à attirer en Europe les investissements d’entreprises asiatiques qui possèdent aujourd’hui les compétences et technologies nécessaires. C’est d’ailleurs ce que tentent de faire les États-Unis avec un projet d’implantation d’une gigantesque usine Foxconn de LCD dans le Wisconsin, plan dont l’ambition a néanmoins été sensiblement revue à la baisse récemment 40.

Des contraintes économiques

En plus des limites géographiques et technologiques, il existe également des contraintes économiques à intégrer. Prenons à ce sujet l’exemple du paracétamol, dont le président de la République a annoncé le rapatriement d’une partie de la production d’ici trois ans. Cette molécule est bel et bien critique puisqu’il s’agit du principe actif présent dans la composition des trois médicaments les plus vendus dans l’Hexagone, le Doliprane (Sanofi), le Dafalgan (UPSA) et l’Efferalgan (UPSA) 41. Notons que durant la crise du Covid- 19, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) a limité leur vente sans ordonnance afin de garantir leur disponibilité et limiter les risques de surconsommation. Si le produit fini est encore fabriqué et conditionné en France (à Lisieux et à Compiègne pour Sanofi, à Agen pour UPSA), la molécule de paracétamol est toutefois intégralement importée car il n’existe plus d’usine capable de réaliser sa synthèse sur le sol européen 42. La dernière, possédée par Rhodia et située à Roussillon, en Isère, a stoppé sa ligne de production en 2008. En effet, synthétisé pour la première fois en 1878, le paracétamol est entre-temps devenu une quasi-commodité sur les marchés internationaux. Les sites de production indiens et chinois, qui bénéficient non seulement de rendements d’échelle liés à la taille de leurs exploitations mais aussi d’un accès à une main-d’œuvre bon marché et de normes environnementales moins contraignantes, ont exercé une très forte pression sur les prix. En 2008, les usines indiennes et chinoises représentaient déjà 70% de la production mondiale. Le directeur du site français de Roussillon faisait alors état d’un différentiel de compétitivité considérable, les prix asiatiques étant une fois et demie à deux fois moins élevés 43. Ni les entreprises pharmaceutiques consommatrices de la molécule, ni les clients finaux n’étaient prêts à supporter un tel écart de prix, et ce d’autant plus que les producteurs asiatiques étaient parvenus à se hisser au meilleur niveau de qualité 44.

Quelles conclusions pouvons-nous tirer de cet exemple ? Il existe indéniablement un enjeu de souveraineté dans notre capacité à pouvoir produire un principe actif essentiel à la santé des Français en cas de rupture brutale et durable d’approvisionnement. Toutefois, il paraît difficile, a fortiori dans un contexte économique défavorable, de transférer à la collectivité le surcoût substantiel que provoquerait un rapatriement complet de la production de cet antalgique. Déclinée à grande échelle et de façon systématique, c’est-à-dire au-delà du paracétamol, une telle stratégie ne serait pas viable économiquement. L’exemple de cette molécule soulève donc la question du subtil équilibre à trouver entre, d’un côté, efficacité économique et, de l’autre, robustesse et résilience en cas de crise.

2

La spécialisation et la dispersion géographique des chaînes de valeur créent des dépendances mutuelles, le plus souvent non problématiques

Notes

45.

Ministère de l’Agricuture et de l’Alimentation, « Commerce extérieur agricole et agroalimentaire », Graph’Agri 2019, p.124.

+ -

47.

Voir FranceAgriMer, Commerce extérieur des produits de la pêche et de l’aquaculture 2018, 2019.

+ -
+ -

49.

VoirYohanBlavignat,« PourquoilaFranceest-ellesidépendantedusojabrésilien ? »,lefigaro.fr, 20 septembre 2019.

+ -

50.

Voir Thierry Pouch, « La balance commerciale agroalimentaire française : excédentaire mais menacée », vie-publique.fr, 25 novembre 2019.

+ -

51.

Voir Agnieszka Kumor, « La balance commerciale agroalimentaire de la France est devenue déficitaire », fr, 5 juillet 2019, et Eurostat, « EU trade in food », europa.eu, 16 octobre 2017.

+ -

Dans la majorité des cas, la situation est rarement aussi tranchée que dans les exemples précédents. Le commerce international joue un rôle majeur dans l’économie de la plupart des pays. Les dynamiques de spécialisation et la répartition des chaînes de valeur à l’échelle mondiale génèrent de facto des relations de dépendance mutuelles entre pays, fruits du positionnement stratégique des entreprises. Ces interdépendances rendent l’analyse des rapports de force dans le commerce international très complexe. Se risquer à des conclusions normatives devient alors un exercice hasardeux. Pour illustrer cela, nous pouvons prendre l’exemple de l’industrie agroalimentaire et des équipements de protection sanitaire.

L’agroalimentaire

Le thème de la souveraineté alimentaire fait fréquemment polémique et des voix s’élèvent régulièrement pour pointer du doigt notre dépendance dans la consommation de certains produits alimentaires. Ainsi, pour les fruits, la France accuse un déficit commercial important et tendanciellement croissant : moins 3,6 milliards d’euros en 2018, contre moins 1,9 milliard d’euros en 2010 45. La France importe notamment des fraises, des abricots, des cerises et des nectarines en provenance d’Espagne, des raisins en provenance d’Italie ou des kiwis de Nouvelle-Zélande 46. Le même constat peut être fait pour les poissons et crustacés 47, nos importations excédant de 3,5 milliards d’euros nos exportations (contre 2,6 milliards d’euros en 2010). Le saumon, importé principalement de Norvège, du Royaume-Uni et de Pologne, représente à lui seul un quart de ce déficit. Les crevettes (16% du déficit) sont quant à elles majoritairement importées d’Équateur, d’Inde, du Vietnam et de Madagascar. Enfin, la dépendance agroalimentaire française en protéines utilisées pour l’alimentation animale mérite d’être soulignée. La France ne produit en effet que 53% de sa consommation dans le domaine 48. Elle importe ainsi de grandes quantités de soja, majoritairement du Brésil (61% en 2017 49).

En déduire que nous aurions perdu notre autonomie alimentaire serait toutefois caricatural. Depuis 1976, la France a été chaque année, et sans interruption, exportateur net de denrées alimentaires 50. Les exportations sont principalement composées de boissons (notamment vins et spiritueux), de céréales, de lait et de produits laitiers 51.

Le commerce agro-alimentaire de la France (en milliards d’euros)

Copyright :

© Fondation pour l’innovation politique, septembre 2020.

Source :

données Eurostat, 24 premiers chapitres du Système harmonisé.

Le commerce agro-alimentaire extra-communautaire de l’Union européenne (en milliards d’euros)

Copyright :

© Fondation pour l’innovation politique, septembre 2020.

Source :

données Eurostat, 24 premiers chapitres du Système harmonisé.

Notes

53.

Voir Karen Braun, « Column: Does China still need U.S. soybeans after Brazil’s export bonanza? », reuters.com, 23 juillet 2020.

+ -

54.

La société possède environ un quart du marché mondial des respirateurs (voir « Global curbs on medical exports imperil poor nations », ch, 24 mars 2020.

+ -

55.

Voir Peter Siegenthaler, « Swiss ventilator company inundated by demand due to Covid-19 », ch, 17 mars 2020, et Sarah Kliff, Adam Satariano, Jessica Silver-Greenberg et Nicholas Kulish, « There Aren’t Enough Ventilators to Cope With the Coronavirus », nytimes.com, 18 mars 2020.

+ -

Parmi les dépendances alimentaires de la France, certaines semblent au premier abord plus problématiques que d’autres. Ainsi, on pourrait raisonnablement avancer que le pays puisse ponctuellement se passer de saumons et de crevettes, tandis qu’il serait en revanche plus ennuyeux de ne plus pouvoir importer de protéines, comme le soja, utilisées dans l’alimentation du bétail. Cela signifie-t-il pour autant que nous avons là une dangereuse dépendance ? Pas nécessairement. Pour preuve, la Chine, plus gros importateur de soja avec presque deux tiers des importations mondiales, est parvenue à quasiment suspendre pendant deux ans ses importations en provenance des États-Unis dans le contexte de la guerre commerciale opposant les deux pays 52.

Alors qu’en 2016 la Chine importait 44% de son soja des États-Unis et 44% du Brésil (pour un volume de 32 milliards de dollars), elle n’en importait plus que 10% des États-Unis et 81% du Brésil en 2018 (pour un volume de 34 milliards de dollars) 53. On perçoit bien ici la nécessité de ne pas assimiler importations et dépendance : la concurrence entre exportateurs peut donner aux importateurs un poids prépondérant dans le rapport de force. Le cas de l’agroalimentaire invite donc à ne pas tirer de conclusions hâtives sur les dépendances commerciales et, par extension, à ne pas confondre indépendance et autarcie.

Les effets contre-productifs du contrôle des exportations

Ces relations complexes d’interdépendances entre pays ont été particulièrement mises en lumière durant la crise du Covid-19. Alors que de nombreux dirigeants, parfois sous la pression de leur opinion publique, adoptaient des mesures de restriction des exportations de biens essentiels, plusieurs observateurs et économistes ont souligné le caractère pernicieux de ces dispositifs. En effet, de telles mesures s’avèrent d’emblée contre-productives lorsqu’elles mettent en péril le fonctionnement des chaînes de valeur internationales dont un pays exportateur A dépend lui-même pour sa propre production (si le pays importateur B exporte des biens ou services utilisés en amont de la production de A) ou sa consommation (si B exporte des produits finis ou consommables vers A). Le système de licences à l’exportation sur les équipements de protection sanitaire mis en place par l’Union européenne le 15 mars dernier a ainsi fait l’objet de critiques s’appuyant sur de tels cas de figure. Le Peterson Institute for International Economics a tout d’abord remarqué que des industriels suisses exportant des équipements essentiels vers l’Union européenne ont été impactés par les restrictions. Cela a été notamment le cas de Hamilton Medical, un important fabricant de respirateurs médicaux 54, dont la production a un temps été freinée par des restrictions à l’exportation sur des composants exportés depuis la Roumanie 55. Prenant conscience de la situation, l’Union européenne a rapidement exempté d’autorisation les exportations destinées aux pays de l’Association européenne de libre-échange (Suisse, Norvège, Liechtenstein, Islande).

En réaction à cela, plusieurs appels au maintien d’un commerce international sans entraves ont été formulés pendant la crise, y compris par des pays ayant eux-mêmes à un moment donné mis en place des restrictions à l’exportation, comme la France 56.

Les exemples de l’agro-alimentaire et des équipements de protection sanitaire illustrent les relations d’interdépendance qui résultent de la spécialisation et de la structuration de la production en chaînes de valeur. Tant qu’il n’existe pas de domination claire dans les échanges commerciaux, le rapport de force est équilibré et la crainte de subir durablement les conséquences de mesures de contrôle des exportations émanant de pays tiers paraît infondée. Comme nous l’avons vu, de telles mesures ont bien été mises en place au début de la crise mais leurs effets pervers sont rapidement apparus au grand jour et la plupart d’entre elles ont été depuis suspendues ou assouplies.

3

Un juste équilibre à trouver entre efficacité, robustesse et résilience

Notes

57.

Cette mise en circulation signifie que les membres de l’AIE peuvent décider, de concert, de puiser dans leurs stocks stratégiques de pétrole afin de répondre à un besoin temporaire.

+ -

58.

Voir International Energy Agency (IEA), « Oil The global oil market remains vulnerable to a wide range of risk factors », iea.org, 27 novembre 2019.

+ -

59.

Aymeri de Montesquiou, « L’énergie nucléaire en Europe : union ou confusion ? », rapport d’information n° 320, Sénat, 2000.

+ -

60.

Voir Hannah Ellis-Petersen, « India limits medicine exports after supplies hit by coronavirus », com, 4 mars 2020.

+ -

61.

Voir Nidhi Verma, « India allows export of paracetamol API: statement », com, 28 mai 2020.

+ -

Les précédents éléments invitent à relativiser la pertinence et la possibilité même d’une vaste politique de relocalisations industrielles comme il a pu en être question çà et là. Dans quels cas particuliers des relocalisations ciblées pourraient-elles tout de même être une bonne idée ?

L’analyse coûts-bénéfices

Même lorsqu’il n’existe pas d’obstacles rédhibitoires aux relocalisations, une prise en compte de leurs bénéfices sans l’étude des coûts associés conduirait rapidement à prendre de mauvaises décisions. Aussi doit-on d’emblée se poser la question de l’incidence des surcoûts que les relocalisations généreraient pour les entreprises et la collectivité.

Dans le cas d’entreprises évoluant dans des secteurs fortement concurrentiels où les marges sont par définition faibles, les relocalisations devraient logiquement se traduire par des hausses de prix pour les clients des entreprises concernées, sans quoi celles-ci produiraient à perte et ne tarderaient pas à sortir du marché. Ces derniers (entreprises ou particuliers) seraient-ils alors prêts à accepter les conséquences négatives sur leur compétitivité ou leur pouvoir d’achat au nom du made in France ? Si tant est que des hausses de prix soient acceptables, le marché français serait-il suffisamment vaste et profond pour absorber ces surcoûts et ne pas mettre en péril le positionnement concurrentiel de nos entreprises sur les marchés étrangers ?

À l’inverse, des entreprises actives dans des secteurs oligopolistiques et jouissant donc en principe de marges importantes pourraient potentiellement absorber une partie sinon la totalité du coût des relocalisations. Cependant, l’internalisation de ces surcoûts signifierait autant de marges de manœuvre financières en moins pour investir dans des projets d’avenir (R&D, équipements industriels, fusions-acquisitions, etc.). Or les structures de marché oligopolistiques se trouvent généralement dans des secteurs à fort contenu technologique où la capacité à investir massivement conditionne les perspectives de croissance. Si tant est que la France soit la seule à adopter une stratégie de relocalisation dans ces secteurs, il y a fort à parier que celle-ci nuirait à la compétitivité internationale de ses entreprises sauf à se traduire in fine elle aussi par des hausses de prix pour les clients français.

Reste enfin à intégrer le risque de représailles commerciales. La problématique des relocalisations ne saurait en effet s’envisager autrement que dans le cadre d’un jeu répété, car nos partenaires commerciaux qui en pâtiraient ne resteraient certainement pas les bras croisés. Des représailles pénaliseraient en premier lieu nos activités dépendantes du commerce international comme le luxe (cosmétique et prêt-à-porter), l’agro-alimentaire (alimentation, vins et spiritueux) et l’aéronautique.

Un juste équilibre à trouver

L’enjeu devrait donc être d’optimiser le système de production selon trois variables clés :

  • l’efficacité, définie comme capacité d’une entreprise à produire en optimisant l’utilisation des ressources rares ou facteurs de production ;
  • la robustesse, définie comme capacité à encaisser un choc ;
  • la résilience, définie comme capacité à rebondir le plus rapidement possible après un choc.

La spécialisation selon les avantages comparatifs, la capacité à tirer profit des rendements d’échelle croissants et des effets de réseau, et la production en flux tendu sont typiquement des facteurs d’efficacité. En revanche, la redondance de certaines lignes de production, les stocks et la diversification des fournisseurs peuvent être des facteurs de robustesse et de résilience.

La difficulté d’optimiser les chaînes de valeur en fonction de ces trois critères réside dans le fait que les entreprises n’ont pas nécessairement intérêt à internaliser les contraintes de robustesse si elles anticipent que la puissance publique leur viendra en aide en période difficile. Chaque crise a par ailleurs ses spécificités. Un choc peut en effet être exogène ou endogène, sectoriel ou systémique, domestique, régional ou global, comme en témoigne la crise sanitaire que nous vivons actuellement. Les facteurs de robustesse et de résilience pour un choc donné peuvent avoir l’effet inverse face à un autre choc. Ainsi, dans le cas d’une crise domestique ou européenne, le commerce international avec la Chine ou l’Inde, tant décrié aujourd’hui, accroîtrait  au contraire la robustesse et la résilience de l’économie française. Pis, ces facteurs sont souvent dynamiques. Alors que la dépendance à la Chine a été problématique en début de crise, celle-ci s’est rapidement avérée bénéfique lorsque les sites de production européens puis américains ont été paralysés par la circulation rapide du virus. Il s’agit donc de veiller à ce que les ajustements auxquels nous procéderons au sortir de la crise actuelle ne créent pas les conditions de notre fragilité face à un autre type de choc.

Des alternatives aux relocalisations

Comme nous allons le voir à présent grâce à des exemples concrets, les relocalisations ne constituent pas nécessairement l’alpha et l’oméga d’une politique cherchant à accroître notre capacité de résistance aux chocs.

Le pétrole et l’uranium illustrent ainsi la possibilité d’une politique intelligente de stockage et d’approvisionnement commun pour des biens ne pouvant pas être produits sur le territoire national en quantité suffisante. La dépendance énergétique européenne n’étant pas nouvelle, on peut s’intéresser aux mécanismes qui ont été mis en place par le passé pour se prémunir contre le risque de ruptures d’approvisionnement en cas de crise. Le choc pétrolier de 1973 a été dans le domaine de l’énergie l’équivalent de la crise du Covid-19 dans le médical, à savoir le moment d’une prise de conscience collective de nos dépendances et de nos fragilités dans un secteur essentiel au fonctionnement du pays. Parmi les mesures prises en réponse au choc de 1973, figure notamment la création de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) sous l’égide de l’OCDE. Les pays membres, à savoir les principaux pays développés importateurs de pétrole, se sont alors engagés à mettre en place des stocks stratégiques représentant au moins 90 jours de leurs importations nettes de pétrole. Si la situation l’exige, l’AIE peut décider de « mettre en circulation » ces réserves 57. Ce scénario s’est déjà matérialisé à plusieurs reprises, notamment en 1991 lors de la première guerre du Golfe ; en 2005, après le passage de l’ouragan Katrina sur les installations pétrolières du golfe du Mexique ; et en 2011, au moment de la guerre de Libye 58.

Les approvisionnements en combustible nucléaire ont également fait l’objet de dispositifs ayant vocation à protéger les pays européens d’éventuelles difficultés d’approvisionnement. Le traité Euratom, signé en 1957, a instauré l’Agence pour l’approvisionnement d’Euratom, chargée de centraliser tous les achats de l’Union européenne en minerais et matières fissiles. En pratique, cette agence n’a semble-t-il jamais eu à remplir pleinement son rôle car les inquiétudes sur une pénurie de matières fissiles prévalant au moment de sa création ne se sont jusqu’à présent pas matérialisées 59.

Dans un autre registre, l’exemple des médicaments est lui aussi éclairant. La création d’une nouvelle ligne de fabrication d’un principe actif pharmaceutique est un processus long, qui nécessite la production de plusieurs lots d’essai et de validation. En effet, une autorisation de mise sur le marché dans le domaine pharmaceutique ne concerne pas uniquement le contenu du médicament mais également toute la chaîne de production de celui-ci. Dès lors, une entreprise pharmaceutique ne peut en aucun cas changer de fournisseur du jour au lendemain. La pandémie a mis en lumière cette réalité lorsque l’Inde a annoncé début mars suspendre provisoirement ses exportations de paracétamol 60 (restrictions qui ont été levées fin mai 61). Considérant la criticité d’une molécule comme le paracétamol, de la concentration de sa production mondiale – en l’occurrence, dans seulement deux pays asiatiques – et des délais de mise en place d’une nouvelle ligne de production, une relocalisation partielle de sa production pourrait faire sens. Afin de limiter le surcoût induit pour la collectivité, cette ligne ne pourrait produire en temps normal que de faibles volumes. Du fait même de son existence, les autorisations, les matériels et les compétences nécessaires seraient donc disponibles sur le territoire pour permettre une montée en cadence si nécessaire en cas de crise. Il est cependant vraisemblable que cette approche ne soit pas généralisable à tous les médicaments compte tenu des surcoûts qu’elle impliquerait. Toutefois, des alternatives existent, comme encourager l’ouverture de sites de production dans d’autres pays émergents afin de diversifier l’approvisionnement, mutualiser la production au niveau européen ou réaliser des stocks stratégiques lorsque les propriétés chimiques des principes actifs le permettent.

Les relocalisations doivent donc être envisagées au cas par cas et documentées par des analyses coûts-bénéfices. Les solutions alternatives comme le stockage et la diversification ne sont elles-mêmes pas non plus exemptes de défauts. Le stockage, par exemple, n’est évidemment pas une solution viable pour les matériels périssables. La diversification, quant à elle, n’est actuellement pas envisageable dans de nombreuses situations où il n’existe tout simplement pas d’alternatives compte tenu des dynamiques de spécialisation et des structures de marché. Elle n’offre pas non plus le même niveau de sécurité qu’une relocalisation en cas de crise globale.

En somme, des relocalisations industrielles ciblées pourraient avoir du sens si elles se limitaient à un périmètre restreint de biens essentiels pour lesquels le risque de rupture d’approvisionnement en cas de crise (sanitaire, environnementale, économique, géopolitique, etc.) est élevé et où il n’existe pas de solution alternative plus efficace type stockage ou diversification.

Périmètre des relocalisations

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© Fondation pour l’innovation politique, septembre 2020.

III Partie

Une politique de « localisation » de la valeur présente et future plutôt que de « relocalisation » de celle du passé

 

1

Allouer en priorité les moyens aux secteurs d’avenir

Notes

62.

Comparaison sur la base des rendements totaux annuels avec dividendes réinvestis. Voir « When Performance Matters: Nasdaq-100 S&P 500 First Quarter ‘20 », nasdaq.com, 24 avril 2020.

+ -

63.

Voir Ulf Sommer, « Die 500 grössten Konzerne im Vergleich: USA immer stärker – Europa fällt zurück », handelsblatt.com, 25 juin 2020.

+ -

Localiser la valeur

Sauf motif impérieux et en l’absence de solution alternative plus efficace, le véritable enjeu n’est donc pas de relocaliser la production de nos consommations courantes mais de nous positionner sur les segments créateurs de valeur dans l’économie contemporaine. Cette approche est non seulement pertinente d’un point de vue économique, étant donné que ce sont ces activités d’avenir qui généreront les emplois et profits de demain, mais aussi dans une perspective stratégique, dans la mesure où ces activités détermineront les rapports de force sur la scène internationale.

Aussi les technologies, à l’instar de la 5G, que certains pourraient percevoir aujourd’hui comme non essentielles voire superflues, seront en  réalité nos fragilités demain si nous n’investissons pas massivement dans leur développement et leur industrialisation. L’économie internationale est un ensemble de dépendances mutuelles au sein duquel il importe surtout de se positionner sur les segments à plus forte valeur ajoutée. En effet, y a-t-il à craindre une guerre commerciale avec des exportateurs de matières premières ou de produits intermédiaires lorsque ceux-ci dépendent de nos technologies pour leur production ou de nos exportations de produits finaux pour leur consommation ?

Décrochage technologique européen

Or, depuis plusieurs décennies, l’Europe accumule un retard technologique vis- à-vis des États-Unis et de plusieurs pays asiatiques, comme le Japon, la Chine, Taïwan et la Corée du Sud. Ce retard s’étend maintenant de l’électronique de pointe au logiciel. La divergence entre les profits réalisés ou anticipés (reflétés par les capitalisations boursières) des grandes entreprises européennes et américaines illustre ce phénomène. Certains y voient le résultat d’une application de la politique de concurrence plus stricte au sein de l’Union européenne qu’aux États-Unis, mais une comparaison des indices boursiers américains de référence Nasdaq-100 (riche en valeurs technologiques) et S&P 500 (davantage orienté vers l’économie traditionnelle) invite à relativiser le pouvoir explicatif de cette théorie. Sur la période allant de fin 2007 à fin 2019, la performance du Nasdaq-100 a dépassé celle du S&P 500 au cours de dix années sur douze 62.

Le rendement total cumulé d’un dollar investi dans le Nasdaq-100 fin 2007 est aujourd’hui de 327%, contre 128% pour le S&P 500. La performance des grandes entreprises américaines est donc avant tout tirée par celle des sociétés technologiques, lesquelles ont, la plupart du temps, bien peu de concurrents européens sérieux.

De plus, la crise du Covid-19 qui accélère la transition vers l’économie numérique risque de précipiter encore davantage ce décrochage relatif des entreprises européennes. D’après une récente étude qui a comparé les performances financières des plus grandes entreprises cotées en Bourse de part et d’autre de l’Atlantique, les bénéfices des 300 sociétés du top 500 européen ayant publié leurs résultats financiers trimestriels au moment de l’enquête ont chuté de 87% pendant les trois premiers mois de l’année 2020, atteignant tout juste 11 milliards d’euros au total 63. Par comparaison, les seuls bénéfices réalisés par Apple durant cette période ont été de 11,25 milliards de dollars. D’après les estimations des analystes financiers, les bénéfices du top 500 américain devraient chuter de 18,5% en 2020 par rapport à 2019, soit presque deux fois moins que ceux du top 500 européen. Difficile de ne pas y voir le fruit du positionnement américain sur les technologies numériques, l’un des segments les plus créateurs de valeur dans l’économie contemporaine.

L’exemple d’Apple

Pour illustrer le retard européen dans les nouvelles technologies, le cas d’Apple, dont la capitalisation boursière atteint aujourd’hui 2 000 milliards de dollars, est révélateur. L’entreprise est positionnée en aval de l’industrie électronique pour le grand public sur plusieurs segments porteurs : les smartphones, les tablettes et les ordinateurs d’une part, mais aussi et surtout les systèmes d’exploitation, les magasins d’applications et les services numériques, d’autre part. À cet égard, la firme a plusieurs concurrents américains et asiatiques, tels Samsung, Google ou Huawei, mais aucun concurrent européen de cette envergure. Par ailleurs, les données publiées chaque année par l’entreprise sur ses fournisseurs permettent de reconstituer sa chaîne de valeur dont la répartition géographique est visible sur la carte page suivante. Il apparaît clairement que, à la différence du Japon, de la Chine et de Taïwan notamment, l’Europe n’a pas réellement su tirer parti sur le plan industriel du développement des géants technologiques en se positionnant sur la partie amont de leur chaîne de valeur.

Cette carte de chaleur montre la localisation des fournisseurs d’Apple référencés dans la supplier list de l’entreprise mise à jour chaque année, liste qui comprend les 200 premiers fournisseurs d’Apple qui représentent collectivement 98% de ses dépenses d’approvisionnement. Le poids de ces fournisseurs dans la chaîne de valeur n’étant pas connu, les données de géolocalisation ne sont pas pondérées.

Répartition de la chaîne d’approvisionnement d’Apple dans le monde

© Fondation pour l’innovation politique, septembre 2020.

Apple Supplier List 2019.

La prise de conscience de la nécessité de créer davantage de valeur sur le territoire européen en investissant dans les technologies numériques et en attirant les talents en science et ingénierie informatiques est donc aujourd’hui fondamentale. Il est vital pour l’avenir de l’Europe de ne pas s’enfermer dans une vision archaïque de l’économie qui ferait passer les « relocalisations » des industries d’hier avant la « localisation » de celles d’aujourd’hui et de demain. Pour illustrer cela, analysons à présent deux segments à forte valeur ajoutée de l’industrie des nouvelles technologies dans lesquels les entreprises européennes se font malheureusement trop rares : les semi-conducteurs et le cloud.

2

L’industrie des semi-conducteurs

Notes

64.

DRAM : mémoire vive dynamique ; PMU : unités de gestion de la puissance ; CPU : unités centrales de traitement ; GPU : unités de calcul graphique ; FPGA : circuits logiques programmables.

+ -

66.

À titre d’exemple, un smartphone standard a aujourd’hui une puissance de calcul nettement supérieure à celle des ordinateurs utilisés par la Nasa pour l’alunissage d’Apollo 11 en 1969.

+ -

67.

À un niveau plus granulaire, les coréens SK Hynix et Samsung se partagent ainsi, avec l’américain Micron, l’essentiel de la production de Les américains Intel et Xilinx se répartissent une bonne partie de celle des FPGA. Le japonais Toshiba, les coréens SK Hynix et Samsung, et les américains Intel et Micron sont particulièrement présents sur le segment des mémoires flash.

+ -

68.

Les fab-lite, comme Texas Instruments, NXP ou STMicroelectronics, possèdent toujours leurs propres sites de production pour les anciennes générations de semi-conducteurs mais s’appuient sur des contractants indépendants comme TSMC ou GlobalFoundries pour les puces les plus sophistiquées.

+ -

En physique, le terme « semi-conducteur » désigne un matériau, tel le silicium, dont la conductivité électrique est intermédiaire entre celle d’un conducteur et d’un isolant. Dans le domaine industriel, il s’agit d’une petite surface jouissant de ces propriétés physiques sur laquelle peuvent être assemblés de nombreux circuits électroniques qui permettent d’effectuer des calculs logiques grâce à un contrôle électrique.

L’industrie des semi-conducteurs couvre un large éventail de puces électroniques aux applications diverses. Derrière des noms ou acronymes techniques comme DRAM, NAND flash, capteurs photographiques, PMU, CPU, GPU ou encore FPGA 64 se cachent de petits composants à très forte valeur ajoutée qui équipent les produits électroniques professionnels ou grand public, des lanceurs spatiaux aux smartphones en passant par les voitures et les consoles de jeux vidéo. Le marché est de fait considérable et les ventes de semi-conducteurs ont dépassé les 400 milliards de dollars dans le monde en 2019. Certains segments sont particulièrement porteurs : les prévisions de IHS Markit pour les semi-conducteurs utilisés dans les applications d’intelligence artificielle tablent sur un triplement des ventes de l’année 2019 d’ici à 2025 (de 43 à 129 milliards de dollars) 65.

Toujours plus petits, moins chers et plus performants 66, les semi-conducteurs sont conçus, produits et commercialisés par une industrie très compétitive, structurée autour d’oligopoles. Le taïwanais TSMC, le coréen Samsung et l’américain Intel disposent à l’heure actuelle des capacités de production les plus importantes et les plus sophistiquées 67. Le rythme du progrès technique et la concurrence sont tels qu’une entreprise de semi-conducteurs doit aujourd’hui travailler simultanément sur plusieurs gammes de produits à différentes étapes de leur cycle de vie.

De l’intégration verticale à la spécialisation

Jusqu’à la fin des années 1980, l’industrie était intégrée verticalement. Sa sophistication croissante a ensuite encouragé la spécialisation et permis l’émergence d’un modèle industriel où coexistent des sociétés fabless (sans usine) ou fab-lite 68 qui se concentrent sur l’activité amont de conception des puces et des contractants indépendants ou « fonderies » (foundries) qui se chargent ensuite de leur production. Ce modèle a de nombreux avantages : il diminue les barrières à l’entrée, en amont de la chaîne de valeur, permet aux fabless, tel Nvidia, d’allouer un maximum de ressources à la R&D plutôt qu’aux dépenses d’investissement, et aux fonderies, tel TSMC, de bénéficier des rendements d’échelle propres aux industries fortement capitalistiques.

Les dépenses d’investissement du secteur sont en effet colossales : les données publiées par les principales entreprises cotées montrent qu’elles ont dépensé respectivement 53 et 61 milliards d’euros en R&D et Capex en 2019, soit 16 et 18% de leur chiffre d’affaires annuel en moyenne.

Afin d’identifier les principales entreprises de la chaîne de valeur, nous avons divisé le marché des semi-conducteurs en cinq segments :

  • les fabricants intégrés (integrated device manufacturers), qui conçoivent, fabriquent et commercialisent les semi-conducteurs ;
  • les sociétés fabless, qui conçoivent et commercialisent des semi-conducteurs et sous-traitent leur fabrication à des fabricants indépendants ;
  • les fonderies (foundries), qui sont des contractants indépendants spécialisés dans la fabrication de puces pour leurs clients fabless ;
  • les équipementiers, qui vendent des équipements (hardware) utilisés dans le processus de fabrication des semi-conducteurs ;
  • les concepteurs de logiciels dits « EDA » (electronic design automation), qui fournissent aux concepteurs de puces des logiciels de conception assistée.

Les principales sociétés cotées de ces cinq segments sont identifiées sur la carte ci-contre grâce à la localisation de leur siège social et à leur capitalisation boursière. Celle-ci reflète les profits futurs anticipés par les investisseurs et constitue donc un bon indicateur de leur poids à venir dans le marché. Il est important d’avoir à l’esprit que cette carte ne représente qu’une partie, certes significative mais non exhaustive, du secteur car n’y sont pas représentées les sociétés non cotées (à l’instar de GlobalFoundries aux États-Unis ou HiSilicon en Chine) et les conglomérats ayant une activité dans les semi-conducteurs, comme le coréen Samsung ou encore les japonais Hitachi, Matsushita, Mitsubishi, Fujitsu, Toshiba et Sony. On peut donc considérer que notre échantillon sous-estime significativement le poids de l’Asie dans l’industrie. En dépit de ce biais, on constate que l’Europe n’en est pas moins largement dépassée par l’Asie et les États-Unis, avec des entreprises dont la somme des capitalisations boursières est respectivement deux et cinq fois inférieure.

Chaque disque est centré sur la localisation du siège social des principales entreprises cotées de la chaîne de valeur des semi-conducteurs. La surface d’un disque est proportionnelle à la capitalisation boursière de l’entreprise concernée (au 12 juillet 2020), tandis que sa couleur indique le segment de marché auquel appartient l’entreprise. Les cercles noirs correspondent à la somme des capitalisations boursières régionales. La liste des entreprises représentées figure en annexe A (p. 45).

La chaîne de valeur mondiale des semi-conducteurs

© Fondation pour l’innovation politique, septembre 2020.

calculs de l’auteur ; données Reuters.

L’analyse sectorielle montre que la valeur ne réside pas dans un segment particulier du marché mais dans la spécialisation sur ces divers segments, que ce soit au niveau des équipements industriels (comme l’entreprise ASML), des logiciels de conception (Cadence, Synopsys), de la production (TSMC) ou encore de la conception de puces (AMD, Broadcom, Nvidia). La faible valorisation d’Intel – seule entreprise verticalement intégrée parmi les cinq premières capitalisations boursières du secteur –, mesurée par le ratio cours/bénéfice (P/E), souligne que les investisseurs perçoivent également la pertinence d’une forte spécialisation.

Chiffres clés des cinq premières capitalisations boursières mondiales de l’industrie des semi-conducteurs

Copyright :

© Fondation pour l’innovation politique, septembre 2020.

Source :

calculs de l’auteur.

Notes

69.

Historiquement, l’augmentation de la taille des wafers impulsée notamment par Intel a été un des facteurs clés de réduction des coûts et d’accroissement de la productivité des fabs. Actuellement, 23 producteurs de semi- conducteurs ont des fabs capables de traiter des wafers de 300 mm, tandis que 58 fonctionnent encore avec des wafers de 200 La concentration industrielle est toutefois telle que la technologie 300 mm représente plus des deux tiers des capacités installées. Voir Joel Hruska, « 450mm silicon wafers aren’t happening any time soon as major consortium collapses », extremetech.com, 13 janvier 2017.

+ -

Concentration des sites de production en Asie

Qu’en est-il des usines de fabrication de semi-conducteurs (fabs) ? Notons tout d’abord qu’elles occupent typiquement de très grands espaces et comptent parmi les usines les plus automatisées au monde. Plusieurs puces y sont simultanément assemblées par des machines sur de fines tranches de silicium appelées « plaquettes » (wafers). L’activité de production est de fait extrêmement capitalistique : la construction d’une fab aux standards actuels de l’industrie nécessite un investissement initial d’environ 10 milliards de dollars.

Différents paramètres technologiques permettent de distinguer les fabs entre elles :

  • la taille maximale des plaquettes (wafers) que l’usine est capable de traiter (typiquement de 100 à 300 mm) 69;
  • les capacités de production (en nombre de wafers par mois) ;
  • les procédés de gravure, qui varient sensiblement d’une fab à l’autre suivant leur maturité technologique et le type de semi-conducteurs produit (de 4.000 à 7 nm pour la finesse de gravure).

Nous avons pu localiser les fabs actuellement en fonctionnement dans le monde grâce à une base de données accessible sur Wikipédia. Leur cartographie montre une forte concentration des lieux de production en Asie, notamment à Taïwan et au Japon. Faute de données suffisamment exhaustives, il n’a pas été possible de pondérer les données de géolocalisation par des variables comme la capacité de production ou le degré de sophistication technologique des fabs. Il y a néanmoins fort à parier compte tenu de la position de TSMC (Taïwan) et de Samsung (Corée du Sud) dans l’industrie que le poids de l’Asie aurait été encore plus important le cas échéant.

La carte de chaleur indique la localisation des fabs référencées dans la base de données de Wikipédia. Aucune pondération n’est appliquée aux données de géolocalisation des sites de production faute de pouvoir classer toutes les unités de production selon des critères objectifs comme les capacités ou la technologie de production.

Localisation des unités de fabrication de semi-conducteurs (fabs) dans le monde

© Fondation pour l’innovation politique, septembre 2020.

Wikipédia.

Notes

71.

« When I was at TI and General Instrument, I saw a lot of IC designers wanting to leave and set up their own business, but the only thing, or the biggest thing that stopped them from leaving those companies was that they couldn’t raise enough money to form their own Because at that time, it was thought that every company needed manufacturing, needed wafer manufacturing, and that was the most capital intensive part of a semiconductor company, of an IC company. And I saw all those people wanting to leave, but being stopped by the lack of ability to raise a lot of money to build a wafer fab. So I thought that maybe TSMC, a pure-play foundry, could remedy that » (Morris Chang, ibid.).

+ -

Le continent européen apparaît donc largement dépassé par les États-Unis, le Japon, la Corée du Sud et Taïwan dans le domaine des semi-conducteurs, aussi bien au niveau des capacités d’innovation que de production.

ASML fait figure d’exception dans le paysage européen. Co-entreprise fondée en 1984 par les sociétés néerlandaises ASM International et Philips, ASML est aujourd’hui le leader mondial dans la fabrication  d’équipements de photolithographie reposant sur le procédé « EUV » (extrême ultraviolet). Ses machines, utilisées par tous les grands fabricants de semi-conducteurs, permettent d’optimiser la finesse de gravure, autrement dit de faire en sorte que les semi-conducteurs puissent intégrer davantage de transistors. Bien avant son émergence comme technologie de référence pour la production des dernières générations de semi-conducteurs, ASML a cru au potentiel du procédé « EUV » et a pu l’amener à maturité industrielle grâce à un soutien capitalistique important. Forte d’une avance technologique incontestée et d’un potentiel de croissance considérable, ASML a aujourd’hui une capitalisation boursière de près de 150 milliards d’euros qui rivalise avec celle des géants mondiaux du secteur malgré un chiffre d’affaires annuel de seulement 12 milliards d’euros.

Enfin, l’histoire du géant Taiwan Semiconductor Manufacturing Corporation (TSMC) mérite qu’on s’y attarde tant elle peut s’avérer riche d’enseignements pour l’Europe. La genèse de l’entreprise remonte au milieu des années 1980, au moment où les autorités taïwanaises souhaitaient développer une compétence dans les semi-conducteurs. Morris Chang, un vétéran de l’industrie ayant gravi les échelons chez Texas Instruments (TI) puis General Instrument aux États- Unis, fut alors sollicité pour élaborer une stratégie. Reconnaissant le retard industriel de Taïwan dans le secteur et les limites des ressources nationales, sa conviction était qu’il serait vain d’essayer de concurrencer les géants américains sur la conception des puces. En homme d’affaires pragmatique, il a alors cherché une niche qui permettrait potentiellement de développer une entreprise viable 70. L’intuition lui serait venue d’observations faites au cours de ses trois décennies passées dans l’industrie : « Quand j’étais chez TI puis General Instrument, j’ai vu beaucoup de concepteurs de circuits intégrés qui voulaient quitter l’entreprise pour créer la leur, mais le principal obstacle était la quantité d’argent à mobiliser. On pensait en effet à l’époque que chaque entreprise devait fabriquer ses propres semi-conducteurs. Or il s’agissait d’une activité extrêmement capitalistique. J’ai vu toutes ces personnes qui désiraient partir, mais qui étaient bloquées dans leur élan par l’impossibilité de lever suffisamment d’argent pour construire une usine de semi-conducteurs.

J’ai donc pensé que TSMC pourrait y remédier avec (un modèle de fonderie pure-play 71. » Les géants de l’époque comme Intel, TI ou Motorola proposaient certes déjà des services de sous-traitance, mais ces derniers étaient peu développés, chers, et n’inspiraient pas confiance en raison des risques de conflit d’intérêts (leurs clients étant des concurrents potentiels). En 1987, la création de TSMC par Morris Chang (qui en restera le PDG jusqu’en juin 2005) marque ainsi les débuts du modèle du contractant indépendant dans les semi-conducteurs. Celui-ci jouera un rôle primordial dans l’émergence du modèle fabless qui permettra l’arrivée de nouveaux acteurs sur le marché. L’entreprise Nvidia sera par exemple créée en 1993 avec seulement 20 millions de dollars. Le génie de Morris Chang a été de croire en la possibilité de faire émerger un modèle de production alternatif capable de répondre à un besoin latent.

L’histoire de TSMC rappelle ainsi quelques clefs de réussite d’une politique industrielle :

  • analyser avec lucidité ses forces et faiblesses ;
  • se positionner sur des niches prometteuses intégrées dans les chaînes de valeur internationales pour y développer des compétences, produits et services spécifiques à forte valeur ajoutée ;
  • solliciter les compétences de professionnels de l’industrie et leur confier les rênes des projets.

En somme, les exemples de l’industrie des semi-conducteurs montrent qu’il n’existe pas un modèle de réussite unique mais un impératif d’hyperspécialisation dans la chaîne de valeur. Chercher à construire une réplique européenne de TSMC n’aurait probablement pas grand sens aujourd’hui, de la même manière qu’il aurait été peu avisé de copier le modèle de Texas Instruments au moment de la création de TSMC dans les années 1980.

3

L’industrie du cloud

Notes

73.

Nous avons sciemment exclu le segment des télécommunications, pourtant crucial au fonctionnement des centres de données et de l’économie d’Internet mais qui mériterait un traitement à part.

+ -

74.

Les géants du cloud sont particulièrement friands de cette seconde approche, leur permettant d’adapter très finement les serveurs à leurs besoins et d’en commander des quantités très importantes.

+ -

L’industrie du cloud couvre un large éventail de produits, d’équipements et de services permettant d’héberger des services Web, de stocker des données et de faire des calculs dans des centres de données distants (data centers). Il s’agit aujourd’hui du segment des nouvelles technologies qui connaît la plus forte dynamique, avec respectivement + 20% et + 40% de croissance annuelle des revenus dans les services et infrastructures cloud 72.

Pour les besoins de cette analyse, nous avons divisé la chaîne de valeur de cette industrie en six segments, du plus amont au plus aval 73 :

  • fourniture de composants : en amont de la chaîne de valeur se situent les fabricants de composants comme les disques durs et la mémoire vive (Hitachi, Toshiba, Western Digital, Seagate, Samsung Electronics, etc.), les processeurs et cartes graphiques (Intel, Nvidia, AMD) ou encore les routeurs et commutateurs réseau (Cisco Systems, Juniper Networks, Arista Networks, etc.) ;
  • serveurs et logiciels pour centres de données : les composants sont assemblés par des sociétés spécialisées qui commercialisent les serveurs en série sous leur marque, comme HP Entreprise, Dell, Lenovo, IBM ou Inspur (les « OEM » pour original equipment manufacturer), ou font de l’assemblage sur mesure pour leurs clients et vendent sous marque blanche, comme Foxconn (les « ODM » pour original design manufacturer) 74. Les OEM développent et vendent aussi en règle générale les logiciels d’administration, de supervision, d’hypervision et de virtualisation qui sont utilisés dans les centres de données (IBM avec RedHat, Dell avec VMWare, etc.). D’autres acteurs sont exclusivement spécialisés dans l’un de ces segments logiciel (comme Nutanix ou Datadog, par exemple) ;
  • équipements et logiciels de cybersécurité : les centres de données sont protégés par des équipements de cybersécurité, tels des pare-feu physiques ou virtuels, des VPN permettant de se connecter à distance à un réseau, des systèmes de protection des points d’accès ou encore des Les grands noms de ce segment sont Cisco Systems, Palo Alto Networks, Fortinet, Fireye, NortonLifeLock, Avast, etc. ;
  • bailleurs et gestionnaires de locaux : les serveurs sont physiquement installés dans de grands entrepôts appelés centres de données (data centers), qui nécessitent des systèmes de refroidissement et d’alimentation électrique particulièrement robustes et résilients, ainsi qu’une excellente connexion réseau. Certaines entreprises immobilières se sont spécialisées dans la construction, la mise en location et l’opération de ces centres de données pour le compte de C’est le cas par exemple d’Equinix, de Digital Realty ou encore de CoreSite. De nombreuses entreprises de télécommunications proposent également ce type de services, comme NTT Communications au Japon. Les géants du Web sont d’importants clients de ces sociétés : l’analyse du rapport annuel d’Amazon montre en effet que l’entreprise ne possède qu’un tiers de sa surface totale de data centers, les deux tiers restants étant loués en contrat de bail ;
  • fournisseurs de cloud : le segment phare de ce marché est celui des fournisseurs de services cloud. Il s’agit d’un marché oligopolistique avec quelques acteurs, appelés hyperscalers, qui détiennent l’essentiel des parts de marché mondiales : Amazon via AWS (32% de parts de marché 75), Microsoft via Azure (18%), Google via Google Cloud (6%) ou encore Alibaba via Alibaba Cloud (5%). Ces sociétés mettent en location des infrastructures cloud (disques durs, serveurs, ) qu’elles gèrent ou bien ajoutent un niveau d’abstraction en vendant directement des services (une capacité de calcul, un hébergement Web, etc.) ;
  • sociétés de services et logiciels par Internet (SaaS) : il s’agit des entreprises qui exploitent les services des fournisseurs de On y trouve des sociétés proposant leurs services aux particuliers (B2C), comme Facebook, Spotify, Booking ou Zalando, ou aux entreprises (B2B), comme SAP, Salesforce ou Workday. Certaines de ces sociétés font appel aux services des hyperscalers, à l’instar de Spotify qui est hébergé chez Google Cloud ou Atlassian chez AWS, tandis que d’autres se passent de leurs services et possèdent ou louent directement des capacités dans des centres de données, à l’instar de Booking ou ServiceNow qui ont des baux avec Equinix. Notons enfin que les grands fournisseurs de cloud sont également présents sur le segment des services en ligne : Amazon, Microsoft, Google ou Alibaba n’étaient pas des hébergeurs cloud à leurs débuts et continuent à générer l’essentiel de leur chiffre d’affaires via leurs activités de services en ligne.

La représentation, par capitalisation boursière, des principales entreprises cotées appartenant à ces six segments apparaît dans la carte ci-après. Pour le segment des sociétés de services et logiciels par Internet, nous n’avons conservé que les capitalisations boursières excédant 10 milliards d’euros. Sont exclues de la représentation les entreprises non cotées comme Huawei ou Airbnb.

Chaque disque est centré sur la localisation du siège social des principales entreprises cotées de la chaîne de valeur du cloud. La surface d’un disque est proportionnelle à la capitalisation boursière de l’entreprise concernée (au 12 juillet 2020), tandis que sa couleur indique le segment de marché auquel l’entreprise appartient. Les cercles noirs correspondent à la somme des capitalisations boursières régionales. La liste des entreprises représentées figure enannexe B (p. 46).

La chaîne de valeur mondiale du cloud

© Fondation pour l’innovation politique, septembre 2020.

calculs de l’auteur.

Notes

76.

Ces services à forte valeur ajoutée sont par exemple des capacités de calculs optimisées pour l’intelligence artificielle, des services de reconnaissance d’image ou de son, ou encore des services de gestion de bases de données.

+ -

77.

Moins de 1% de parts de marché mondial pour Voir Antoine Crochet-Damais, « Après deux ans à marche forcée, OVH lève le pied », journaldunet.com, 7 juin 2019.

+ -

78.

Voir Sophy Caulier, « Numérique : le cloud, enjeu de souveraineté », Le Monde, 16 février 2020.

+ -

79.

Capex des vingt principales firmes du cloud et de l’Internet (Amazon, Google, Microsoft, Facebook, Apple, Alibaba, Baidu, IBM, etc). Voir Synergy, « Hyperscale Operator Spending on Data Centers up 11% in 2019 Despite only Modest Capex Growth », com, 24 mars 2020.

+ -

Perspectives préoccupantes pour l’Europe

Cette carte amène à dresser un constat sans appel : l’Europe accuse aujourd’hui un retard considérable dans l’industrie du cloud. La capitalisation boursière des principales entreprises américaines actives dans le cloud est quinze fois supérieure à celle de leurs concurrents européens. Ces derniers se concentrent par ailleurs quasi exclusivement sur l’aval de la chaîne de valeur, dans les services et logiciels en ligne (SaaS) où seuls quelques noms, comme SAP (dont l’émergence précède par ailleurs la naissance du cloud), Spotify ou Adyen, sortent du lot.

Ce constat est d’autant plus préoccupant que le secteur connaît une croissance exceptionnelle et se caractérise par de multiples barrières à l’entrée tout au long de la chaîne de valeur du fait de sa forte intensité capitalistique (R&D et Capex) et d’effets de réseau.

Dès lors, quelles stratégies peut-on envisager pour « localiser » la création de valeur en Europe ? Les capitalisations boursières du secteur illustrées sur la carte par la taille des disques montrent que l’essentiel du potentiel de création de valeur se situe dans les segments « aval », autrement dit dans la fourniture de cloud (disques violets) et dans les services et logiciels par Internet (disques rouges). Intéressons-nous donc à ces deux verticaux.

Fourniture de cloud

La fourniture de cloud, est une activité extrêmement capitalistique en raison du coût d’achat des équipements électroniques, tels les serveurs, les routeurs, les disques durs, etc. En outre, l’industrie s’éloignant de plus en plus de la simple location de serveurs (segment dit « cloud sur matériel nu » ou bare-metal) au profit de la fourniture de services à forte valeur ajoutée, les coûts de R&D de ces services 76 viennent s’ajouter aux Capex liés à l’acquisition des équipements électroniques. Pour cette raison, le rattrapage des hyperscalers comme Amazon (AWS), Microsoft (Azure) et Google (Google Cloud) par des entreprises de taille plus modeste comme le français OVHcloud semble extrêmement difficile 77.

Les 250 millions d’euros investis par l’État français dans le projet de cloud souverain depuis 2011 78 font bien pâle figure à côté des 32 milliards de dollars alloués par les leaders du marché en seules dépenses d’investissement sur le dernier trimestre 201979. Le projet français a d’ailleurs fini par être abandonné faute d’avoir suscité une demande suffisante. Pour exister à côté des géants dans la concurrence mondiale, les entreprises de taille modeste comme OVHcloud ont donc tout intérêt à se spécialiser dans une proposition de valeur de niche comme l’hébergement des données d’entreprises ou d’administrations françaises ne souhaitant pas recourir aux services d’entreprises étrangères. Le projet européen GAIA-X, récemment présenté, va d’ailleurs dans le sens de cette spécialisation : il ambitionne de concurrencer les hyperscalers non pas en créant un champion européen mais en développant des standards d’interopérabilité et de portabilité pour mieux « interfacer » les offres des entreprises du secteur positionnées sur des segments spécifiques.

Services et logiciels en ligne (SaaS)

Sur le segment des services et logiciels en ligne, le constat n’est pas plus favorable. À de rares exceptions près, l’Europe n’a pas de sociétés de premier plan dans le domaine. Ce segment se caractérise toutefois par des besoins en capital plus faibles, étant donné la possibilité de louer un accès à des infrastructures informatiques de qualité auprès des géants du cloud. Il est donc davantage plausible de voir émerger des concurrents européens aux leaders américains à cet endroit de la chaîne de valeur, même si cela n’a rien d’évident compte tenu des effets de réseau et d’usage caractéristiques du secteur numérique.

Il semble toutefois qu’un positionnement sur ce segment aval des services en ligne est la seule option crédible pour freiner notre dépendance croissante vis-à-vis des États-Unis dans l’industrie du cloud. En créant plus de valeur en aval de la chaîne, l’Europe pourrait rééquilibrer des relations commerciales qui sont aujourd’hui quasiment à sens unique. La dépendance mutuelle est probablement une des meilleures stratégies de défense commerciale, aucune des parties n’ayant intérêt à rompre unilatéralement la relation.

Les exemples des semi-conducteurs et du cloud illustrent ainsi l’incapacité chronique de l’Europe à faire émerger des entreprises de premier plan dans les nouvelles technologies, à quelques exceptions près. Des stratégies de rattrapage seraient envisageables mais elles nécessiteraient des investissements en R&D et Capex considérables pour ne serait-ce qu’essayer de répliquer l’existant, avec le risque de décrocher encore davantage si cela devait se faire aux dépens des ressources dédiées à l’innovation. Aussi la meilleure approche consiste vraisemblablement à chercher à s’intégrer dans les chaînes de valeur existantes en ciblant des marchés de niche et des technologies susceptibles de devenir centrales à l’avenir. Telle a été la clef du succès d’ASML dans les semi-conducteurs, une des rares réussites européennes dans les nouvelles technologies, qui pourrait en inspirer d’autres.

Les relocalisations industrielles entendues comme rapatriement de productions autrefois réalisées sur notre territoire devraient rester cantonnées à des cas très particuliers, pour motif impérieux et en l’absence d’alternatives plus efficaces. La collectivité pourrait par exemple accepter de subventionner des lignes de production redondantes pour des biens essentiels pouvant faire l’objet d’une demande accrue en période de crise, tels les masques ou certains médicaments. Nous avons par ailleurs illustré avec les exemples des semi-conducteurs et du cloud que s’il existe un secteur dans lequel l’Europe accuse un retard manifeste et se trouve de fait prise dans des relations de dépendance qui pourraient s’avérer problématiques, il s’agit sans nul doute de celui des nouvelles technologies.

Nos moyens humains et financiers devraient donc être presque entièrement tournés vers l’objectif de combler ce retard par la création de nouveaux segments d’avenir dans ce domaine. L’objectif politique ne serait alors plus la « relocalisation » d’activités passées mais la « localisation » des activités d’avenir. Ce sont en effet au sein des secteurs créateurs de valeur que se trouvent les réservoirs d’emplois de demain et les technologies qui structureront les rapports de force entre industriels et grandes puissances.

Entreprises cotées de la chaîne de valeur mondiale des semi-conducteurs.

Asie

Advantest, ASM Pacific Technology, Dainippon Screen, Lasertech, MediaTek, Nuvoton, Renesas, Shanghai Belling, SK Hynix, SMIC, Tokyo Electron, TSMC, Unigroup Guoxin, United Microelectronics, VIS, Winbond, Zuken.

États-Unis

AMD, Analog Devices, Applied Materials, Broadcom, Cadence, Intel, KLA- Tencor, Lam Research, Lattice Semiconductor, Marvell, Maxim Integrated, Microchip, Micron, Nvidia, ON Semiconductor, Qorvo, Qualcomm, Synopsys, Teradyne, Texas Instruments, Xilinx.

Europe

AMS AG, ASM International, ASML, Infineon, NXP, STMicroelectronics, X-Fab.

Autres régions du monde

Tower Semiconductor (Israël).

Entreprises cotées retenues dans la chaîne de valeur mondiale du cloud.

Asie

Alibaba, Baidu, Foxconn, Hitachi, Inspur, Inventec, JD.com, Lenovo, Meituan- Dianping, Naver, Netease, NTT Communications, Pinduoduo, Rakuten, Recruit Holdings, Samsung Electronics, Sea Limited, SK Hynics, Sony, Suning, Tencent, Toshiba, Trend Micro, Trip.com, WiWynn.

États-Unis

Adobe, Amazon, AMD, Arista Networks, Booking, Cisco Systems, Citrix, Copart, Copt (Corporate Office Properties Trust) Data center, Coresite, CrowdStrike, Cyberark, CyrusOne, Datadog, Dell Technologies, Digital Realty, DocuSign, Dropbox, eBay, Equinix, Expedia, F5 Networks, Facebook, Fireye, Fortinet, GoDaddy, Google, HP Entreprise, IBM, Intel, Intuit, Juniper Networks, Lyft, Match Group, Micron, Microsoft, NetApp, Netflix, NortonLifeLock, Nutanix, Okta, Oracle, Palo Alto Networks, Paycom Software, PayPal, Pinterest, Proofpoint, QTS Realty Trust, Qualys, Rapid7, RingCentral, Salesforce, Seagate, ServiceNow, Slack, Snap, Splunk, Square, Switch, Texas Instruments, Twilio, Twitter, Uber, Veeva Systems, VeriSign, Vertiv, Western Digital, Workday, Zoom, Zscaler.

Europe

ABB, Adyen, Avast, Dassault Systèmes, F-Secure, SAP, Schneider Electric, Spotify, Zalando.

Autres régions du monde

Atlassian (Australie), Check Point Software Technologies (Israël), Naspers (Afrique du Sud), Shopify (Canada), Xero (Nouvelle-Zélande), Yandex (Russie).

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