Le KAPITAL. Pour rebâtir l'industrie.
I.

Quatre décennies de politique industrielle, la réussite dans l’absence.

 

 

 

 

 

 

 

1.

Les échecs originels de la politique industrielle (1974-1984)

2.

Une respiration salutaire, une politique générale favorable aux entreprises
(1985-1998)

3.

L’indifférence face à l’industrie abandonnée dans la trappe à productivité
(1998-2012)

4.

Une prise de conscience lente et insuffisante (2002-2012)

II.

Un seul levier : orienter le capital pour rebâtir l’industrie.

1.

Les leçons de quatre décennies de politique industrielle

2.

Une grande politique de mobilisation du capital

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Le KAPITAL. Pour rebâtir l'industrie.

L’industrie française a été abandonnée, écartée, dans le cadre d’une vision erronée de la mondialisation qui voulait faire produire plutôt que produire soi-même. Pourtant il n’est de richesse que d’usines et la maîtrise des outils de production est bien un enjeu stratégique dans les relations économiques d’aujourd’hui. Pour comprendre les causes du déclin industriel français, il faut remonter trois décennies de l’histoire industrielle de la France. Trois vagues se dessinent, mettant en évidence des politiques macro-économiques différentes. Si les années soixante et le début des années soixante-dix ont pu marquer un âge d’or de la politique industrielle, – au cours de la première année du septennat de George Pompidou 54% des Conseils des ministres, soit 25 sur 46, furent consacrés à la politique industrielle –, les années quatre-vingt sont marquées par une série d’échecs qui vont contribuer, inconsciemment, à affaiblir la vocation industrielle de la France. Deux outils ont ainsi vu le jour cherchant à favoriser l’offre de production : le plan Machines à commandes numériques et le Fonds Industriel de Modernisation (FIM) 1983. Ces deux faits majeurs, qui représentèrent du point de vue de leurs contemporains des échecs importants, constituent sans nul doute les deux blessures originelles de la chute de l’industrie française. La seconde période va de 1985 à 1998 et correspond, de manière provocante, à une industrie abandonnée à elle-même. Paradoxalement les résultats ne sont pas moins bons car la politique générale est plutôt favorable aux entreprises. Alors que la rentabilité de l’appareil industriel français est la plus basse des pays du G7 au milieu des années 80, les entreprises françaises se situent à la fin de la décennie au second rang des entreprises les plus profitables, juste derrière leurs consœurs américaines. L’amélioration des marges des entreprises va surtout permettre de consacrer des ressources nouvelles à l’investissement. La période de

1985 à 1990 s’avère être l’une des plus fortes périodes de croissance de l’investissement industriel sur les quarante dernières années. Cela permet aux industriels français, à une époque où l’Union monétaire rend les dévaluations moins évidentes, de mener un travail de montée en gamme et de réaliser des progrès en terme de productivité hors coût. Cette décennie de réforme structurelle confère un coussin qui permettra d’atténuer la détérioration de l’industrie manufacturière dans les années 90. À l’aube de l’an 2000, l’industrie française semble avoir traversé avec une certaine résistance les crises de 1986 et de 1993 alors même que les pouvoirs publics n’ont conduit aucune politique spécifique à l’industrie depuis les échecs des années 80 ni mené de réflexion profonde sur la structure du secteur exportateur français. C’est pourtant cette période 1998-2012 qui va se révéler le vrai révélateur de la déshérence de l’industrie française. La politique générale marquée par l’abandon de la politique de désinflation compétitive, l’instauration de la réduction du temps de travail alimentée par une vision délirante d’un monde sans usines et d’une croissance tirée par la consommation, devient hostile aux entreprises. Aucun autre pays que la France, à partir de 1998, n’a mis en œuvre de façon aussi systémique et centralisé une pensée à ce point erronée que l’entrée revendiquée dans un monde post travail post industriel. La première réponse, relativement inefficace, n’intervient qu’au début des années 2000 et est centrée sur l’innovation immatérielle et non spécifique au secteur manufacturier. Sur la période 2001-2007 la branche manufacturière poursuit sa diminution dans la valeur ajoutée de 15,2% à 11,9% en accélérant (–3,5% contre –1,4% par an). Plus grave encore, alors que la France suivait une trajectoire de désindustrialisation somme toute assez similaire à celle de ses voisins, les années 2000-2007 marquent un décrochage avec nos concurrents européens. Face à notre incapacité à sortir de la trappe à productivité, une seule solution : mobiliser le Kapital.

Robin Rivaton,

Consultant en stratégie.

Christian Saint-Étienne,

Professeur titulaire de la chaire d’économie industrielle au Conservatoire National des Arts et Métiers.

Notes

1.

Arnaud Montebourg, « Nous avons sauvé 59 961 emplois», Le Journal du dimanche, 16 mars 2013.

+ -

Le débat sur l’industrie continue et s’amplifie même, alimenté par un engouement médiatique inédit, tiraillé entre la triste accumulation des statistiques qui montrent jour après jour la disparition de pans entiers de l’industrie et les discours volontaristes évoquant un «retour des grands plans pompidoliens1 ». Parler de l’industrie, c’est déjà une première renaissance pour un secteur longtemps plongé dans l’oubli. Mais encore faut-il en parler de manière exhaustive, prendre l’industrie au sens large, ne pas oublier le bleu de travail mais y associer les robots, penser à la production sans omettre le travail de design, voir l’usine sans cacher le centre de recherche et développement. C’est dans cet esprit que se place ce travail qui vise à présenter une stratégie de sortie de crise pour l’industrie française. Un travail qui débute par une analyse historique de la politique économique et de ses effets sur l’industrie. On observe que la politique industrielle – qu’elle fût menée sous des gouvernements de droite comme de gauche – s’est révélée contreproductive et que la politique actuelle s’inscrit dans la droite ligne de celle-ci. Pourtant, la situation est urgente. Alors que le monde est transformé par la troisième révolution industrielle, la France a renoncé à son industrie. La part de la valeur ajoutée industrielle dans le PIB a baissé de plus de 30% de 1998 à 2012, tandis que nos exportations, en proportion des exportations mondiales, ont baissé de 43% sur la même période. Même si les services représentent 80% du PIB des économies des pays développés, les exportations mondiales hors énergie et matières sont à 80% des produits industriels. Sans industrie, pas d’exportations et de services à forte valeur ajoutée. Sans industrie, les budgets de l’armée et de la diplomatie ne seront plus financés, et les budgets sociaux amputés. L’industrie française a été abandonnée, écartée, dans le cadre d’une vision erronée de la mondialisation qui voulait faire produire plutôt que produire soi-même. Pourtant, il n’est de richesse que d’usines et la maîtrise des outils de production est bien un enjeu stratégique dans les relations économiques d’aujourd’hui. Les mauvaises performances de l’industrie française battent en brèche la vision d’activités manufacturières dématérialisées qui pousserait à faire produire plutôt qu’à produire soi-même, ne conservant en France que le reste des activités de siège, de conception et de vente. Une puissance industrielle n’a néanmoins d’importance qu’au regard de son contrôle sur son outil de production. Il semble qu’une évolution soit amorcée. Mais la fenêtre d’opportunité pour agir est étroite et les leviers se réduisent, dans un contexte de pression sur les comptes publics et dans la situation sociale propre à la France. Les idées ne vivent que parce qu’elles doivent trouver une utilité pratique, nous avons donc essayé d’identifier le levier: il porte le titre d’un livre historique, Le Kapital (nous reviendrons sur ce choix dans la dernière partie). Capital dont il faut tout faire pour qu’il irrigue l’industrie et lui apporte le nouveau souffle nécessaire à la modernisation de l’appareil productif et à la constitution d’un portefeuille de produits concurrentiels sur les marchés nationaux et internationaux.

I Partie

Quatre décennies de politique industrielle, la réussite dans l’absence.

 

 

 

 

 

 

 

Pour comprendre les causes du déclin industriel français, il faut remonter trois décennies de l’histoire industrielle de la France. Trois vagues se dessinent, qui mettent en évidence des politiques macroéconomiques différentes, spécifiques à l’industrie ou non, générales ou par filière, avec intervention directe ou indirecte de l’État pour soutenir l’appareil industriel français aux résultats contrastés.

1

Les échecs originels de la politique industrielle (1974-1984)

Notes

2.

Bernard Esambert, Une vie d’influence. Dans les coulisses de la Ve République, Paris, Flammarion, 2013

+ -

3.

Devant la Commission de la production et des échanges de l’Assemblée nationale, 21 février 1984.

+ -

4.

Insee, ministère de l’Industrie (Sessi).

+ -

5.

Michel Pech, «La France est-elle un pays de machine-outil ?», Machines Production, no 931EP, février 2012, p. 10-14.

+ -

6.

Gérard Podevin, «Renaissance d’un secteur: les mutations structurelles et relationnelles dans la machine outil à métaux», Formation Emploi. Revue française de sciences sociales, Paris, La Documentation française, no 15, juillet-septembre 1986, p. 33-43.

+ -

7.

Achim Wolter, Thomas Pütz et Helwig Schmied, «Le développement inégal de la technologie des lasers industriels en France et en Allemagne. Quelques enseignements pour la politique technologique», Revue d’économie industrielle, no 76. 2e trimestre 1996, p. 91-113.

+ -

8.

Robert Salais, «Les stratégies de modernisation de 1983 à 1986: le marché, l’organisation, le financement», Économie et Statistique, no 213, dossier « Adaptation des structures d’emploi et modernisation des entreprises», septembre 1988, p. 51-73.

+ -

Si les années 1960 et le début des années 1970 ont pu constituer un âge d’or de la politique industrielle – au cours de la première année du septennat de Georges Pompidou, 54% des conseils des ministres, soit 25 sur 46, furent consacrés à la politique industrielle2 –, les années 1980 ont été marquées par une série d’échecs qui, inconsciemment, ont contribué à affaiblir la vocation industrielle de la France. La période 1974-1985 a été caractérisée par une politique globalement hostile à l’offre, non spécifique à l’industrie, qui a consisté à faire payer le prix des chocs pétroliers aux entreprises plutôt qu’aux ménages, à rebours de ce qui a été fait au Japon et en Allemagne. Pour compenser la dégradation de l’appareil productif, l’État a mené une politique interventionniste sectorielle. L’industrie française a subi un sous-investissement dès le milieu des années 1970, le ralentissement de l’investissement des entreprises a été supérieur à celui de la croissance, de telle sorte que le taux d’investissement, à savoir le rapport de la formation brute de capital fixe au produit intérieur brut marchand, a diminué. Ce taux s’établissait en valeur moyenne à 13,5% entre 1963 et 1973, à 12,3% entre 1974 et 1979, et à 11,3% entre 1980 et 1985. La baisse marquée de l’investissement au début des années 1980 attire l’attention des pouvoirs publics encore sensibles à l’importance de l’industrie et plusieurs stratégies sont envisagées pour y répondre. «C’est essentiellement une fois notre industrie modernisée et renforcée grâce à l’investissement qu’il sera profitable de recourir à une croissance plus forte […] qui favorisera la création d’emplois», peut ainsi déclarer Laurent Fabius3 , alors ministre de l’Industrie et de la Recherche. Deux outils voient ainsi le jour durant cette période, cherchant à favoriser l’offre de production: le plan Machines-Outils, en 1981, et le Fonds industriel de modernisation (FIM), en 1983. Dans les années 1970, l’industrie française de la machine-outil, forte de sa position hégémonique sur le marché national, trop fragmentée, trop confiante dans sa capacité d’innovation technologique, rate le virage de la commande numérique et s’expose donc à une concurrence nouvelle de la part de ses rivaux allemands ou japonais qui répondent à cette demande insatisfaite. Le secteur perd un tiers de ses effectifs en cinq ans (de 1976 à 1981), le taux de couverture de la demande intérieure baisse de 94% en 1975 à 70% en 19824 et suscite l’inquiétude des pouvoirs publics, conscients de l’enjeu stratégique que représente le secteur des biens industriels. C’est toute l’industrie manufacturière, sous-équipée en machines-outils à commande numérique –10 000 unités en France contre 30 000 en RFA, 50.000 au Japon, 70.000 aux États-Unis –, qui risque de perdre en compétitivité. En novembre 1981, le plan Machines-Outils voit le jour, avec pour objectif de doubler la production de machines à commande numérique pour atteindre 16 000 unités sur trois ans. Huit plans l’ont déjà précédé sans succès –témoignage effrayant de l’échec de la politique de filière –, mais il s’en différencie par son ambition et sa vocation globale. Il vise d’abord à réorganiser l’industrie de la machine-outil afin de constituer des «entités compétitives». Ces rapprochements capitalistiques d’entreprises –plus de 130 PMI occupaient alors le secteur –étaient censés aider à la constitution de champions nationaux, démarche déjà entamée cinq ans plus tôt dans le cadre du plan d’Ornano. En outre, l’État a forcé les groupes ainsi créés à se spécialiser sur certaines gammes de fabrication et à forger des pôles industriels: Liné, Forest et Berthiez pour les machines lourdes, Bret et Spiertz pour la presse5. Les moyens financiers mobilisés sont importants, puisqu’ils atteignent 2,3 milliards de francs sous des formes diverses: octroi de prêts du Fonds de développement économique et social, prises de participation directe de l’État ou via des entreprises publiques… Parallèlement, la demande est stimulée en incitant à l’achat d’équipements de conception avancée et de robotique par l’intermédiaire des prêts accordés dans le cadre de la «procédure Meca». Pour encourager la commande publique, l’Éducation nationale et l’Association pour la formation professionnelle des adultes (Afpa) se voient dotées de 1,2 milliard de francs sur trois ans, pouvant théoriquement acheter ainsi 10% de la production nationale. Le journal Les Échos se félicite alors de l’effort «sans précédent» réalisé pour le développement de cette industrie prioritaire. Mais ce plan, coûteux, géré par l’État, qui constitue lui-même la gamme et décide des spécialisations, est un échec à court terme. Entre 1981 et 1984, la production en volume baisse d’un tiers et 5.700 emplois disparaissent, soit 29% des effectifs6. Les prêts et autres injections de capitaux ont seulement permis d’éponger les dettes, et les faillites se sont poursuivies, comme celle, emblématique, de Cazeneuve, à La Plaine-Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). Les efforts sur la demande accompagnant la restructuration du secteur alors qu’ils auraient dû lui être postérieurs ne conduisent qu’à l’importation de machines-outils étrangères et au creusement de la balance commerciale. Le constat de faiblesse était bon mais le diagnostic se révéla erroné : ce n’est pas tant la structure fragmentée des entreprises qui posait un problème mais bien un mauvais positionnement de marché et de stratégie commerciale trop dépendant d’un marché domestique. Si le plan Machines-Outils est l’échec le plus fameux de la politique industrielle relative aux biens industriels, il n’est pas unique. Les lasers à grande puissance destinés à l’usinage fournissent un exemple intéressant de ce point de vue. Alors que, dans les années 1960, la France possède un avantage en termes de savoir-faire scientifique, elle n’occupe plus qu’une position marginale au début des années 1990, en dépit d’un plan gouvernemental ambitieux, le plan Laser civil, incapable d’aider à la création d’acteurs industriels d’importance. En 1989, l’industrie française du laser produisait dix fois moins d’exemplaires que son homologue allemand alors que la demande nationale en France n’était que moitié moins importante7. Autre outil ambitieux de la politique industrielle du gouvernement, le Fond industriel de modernisation (FIM), créé en 1983, visait une intervention cohérente pour assurer la modernisation des entreprises, précisément pour «contribuer au financement des entreprises industrielles qui engagent des investissements matériels et immatériels en vue de moderniser leurs procédés de fabrication ou de développer des produits ou procédés nouveaux». En l’occurrence, les axes fixés recouvraient «l’installation dans les entreprises de machines et d’équipements à haute technologie, le développement de la bureautique et des cartes à mémoire, les biotechnologies, l’équipement des établissements d’éducation et de formation en micro-ordinateurs, la mise au point de véhicules très économes en carburant». Ce fonds richement doté, dont les encours de prêts engagés atteignaient 19,4 milliards de francs, agissait à l’aide de deux instruments: des prêts aux sociétés de crédit-bail pour offrir à leurs clients des contrats de crédit-bail à taux réduit ; des prêts participatifs à moyen (3 à 5 ans) et long terme (5 à 7 ans) pouvant couvrir de 70 à 100% du programme d’investissement, avec un taux réduit, fixé sur la rémunération du Codevi. Il s’agissait de prêts participatifs considérés comme des créances de dernier rang, assimilables à des fonds propres, qui avaient l’avantage de ne pas rentrer dans le calcul du taux d’endettement et donc ne pas obérer le ratio des entreprises. Situé au sein de l’Agence nationale de valorisation de la recherche (Anvar), le FIM permettait de réallouer une partie des ressources longues, trop longtemps dirigées vers le logement et le secteur public8, en direction de l’investissement industriel. Parce qu’il ne mobilisait pas de financements publics mais orientait de l’épargne privée, le FIM pesait peu sur le déficit budgétaire. La mise à disposition de ressources peu onéreuses par rapport à celles disponibles sur les marchés financiers et auprès des acteurs bancaires a permis de réduire le coût du financement qui représentait une charge lourde obérant la compétitivité des entreprises françaises. Les résultats furent mitigés, 66% des crédits ayant été attribués à des grandes entreprises de plus de 2 000 salariés et de nature publique, la moitié des entreprises financées ayant des liens capitalistiques avec le secteur public. Certes, une reprise de l’investissement industriel a eu lieu en 1984 et 1985 (+8% en volume en moyenne) alors qu’il s’était réduit en moyenne de 1,9% par an de 1974 et 1978 et de 1,4% par an de 1979 et 1983, mais il est malaisé d’établir un lien de causalité directe avec le FIM, d’autant plus que la plus forte période de croissance des investissements industriels sur les quarante dernières années a démarré à partir de 1986, date de la suppression du FIM. Ces deux faits majeurs, qui représentent aujourd’hui des échecs importants constituent sans nul doute les deux blessures originelles de la chute de l’industrie française.

2

Une respiration salutaire, une politique générale favorable aux entreprises
(1985-1998)

Notes

9.

Jean-François Eudeline, Gabriel Sklenard et Adrien Zakhartchouk, L’Industrie manufacturière en France depuis 2008: quelles ruptures ?, Paris, Insee, décembre 2012.

+ -

10.

Andrew Glyn, «Does Aggregate Profitability Really Matter?», Cambridge Journal of Economics, Oxford, Oxford University Press, vol. 21(5), 1997, p. 593-619.

+ -

11.

OCDE, Perspectives de la science, la technologie et de l’industrie 1998, Paris, Éditions de l’OCDE, 1998.

+ -

12.

OCDE statistiques.

+ -

La deuxième période va de 1985 à 1998 et, de manière provocante, correspond à une industrie abandonnée à elle-même. Paradoxalement, les résultats ne sont pas moins bons car la politique générale est plutôt favorable aux entreprises. Entre 1980 et 1989, la valeur ajoutée de l’industrie en valeur a diminué passant de 20,6 à 17,7%9 de la valeur ajoutée globale, avec une variation des prix identique à celle de l’ensemble de l’économie, ce qui signifie que la valeur ajoutée en volume a progressé moins vite que le reste de l’économie. Sur le plan de l’emploi, la baisse est encore plus marquée, de 22,1 à 17,8%, conséquence d’une augmentation de la valeur ajoutée par tête. Le mouvement d’externalisation de certaines activités de l’industrie vers les services, conséquence de changement organisationnels, expliquerait environ un quart de cette diminution. L’industrie parvient à conserver une compétitivité élevée grâce à la politique de rigueur salariale entreprise à partir de 1982. La suppression progressive des clauses d’indexation des salaires sur les prix et leur interdiction réaffirmée dans les lois Auroux permettent une modération salariale. La hausse annuelle du coût du travail par tête (+2,1%), inférieure à celle de la productivité (+2,9%), est bénéfique pour la rentabilité des entreprises manufacturières, leur taux de marge progressant sur la période de 27,6 à 34,0%. Alors que la rentabilité de l’appareil industriel français est la plus basse des pays du G7 au milieu des années 198010, les entreprises françaises se situent à la fin de la décennie au deuxième rang des entreprises les plus profitables, juste derrière leurs consœurs américaines. La politique de désinflation compétitive porte aussi ses fruits en termes de compétitivité et permet de conserver un solde extérieur, hors effet de cycle, équilibré. Le solde extérieur de l’industrie manufacturière est excédentaire en moyenne de 4,7 milliards d’euros par an sur la décennie, son affaiblissement à la fin des années 1980 résultant d’une croissance très forte du PIB. Les parts de marché à l’exportation en pourcentage des exportations manufacturières de l’ensemble de l’OCDE remontent de 8,2% en 1985 à 9,6% en 1992. L’amélioration des marges des entreprises va surtout permettre de consacrer des ressources nouvelles à l’investissement. La période de 1985 à 1990 s’avère être l’une des plus fortes périodes de croissance de l’investissement industriel sur les quarante dernières années. L’investissement en machines et équipements augmente de manière constante à partir de 1984, au-dessus de la moyenne des pays du G7, creusant l’écart avec le Royaume-Uni, l’Allemagne et les États-Unis, rattrapant l’Italie. Cela permet aux industriels français, à une époque où l’Union monétaire rend les dévaluations moins évidentes, de mener un travail de montée en gamme et de réaliser des progrès en termes de productivité hors coût. L’investissement s’observe aussi à travers l’intensité de recherche et développement, qui passe de 5,8 à 6,8% de la valeur ajoutée entre 1988 et 1994, dépassant la moyenne des pays de l’OCDE, notamment l’Allemagne (6,2%)11. Pour mémoire, le montant des investissements directs entrants double entre 1981-1990 et 1991-1996, témoignant ainsi du rôle essentiel des entreprises étrangères dans cet effort d’investissement. La France qui représentait 6,3% du total des investissements directs entrants de l’OCDE sur la période 1981-1990 atteint 11,2% sur la période 1991-1996. Cette décennie de réforme structurelle confère un coussin qui permettra d’atténuer la détérioration de l’industrie manufacturière dans les années 1990. Sur cette période, la part du secteur manufacturier poursuit sa rétractation, passant de 17,7% à 15,2% dans la valeur ajoutée nationale et de 17,8% à 14,3% en termes d’emploi. Les causes de cette baisse sont néanmoins différentes de la décennie passée. Les prix de la production manufacturière marquent en effet une stabilité totale sur la période alors que les prix de la production globale s’affichent en hausse de 1,5%. En partie grâce aux investissements réalisés dans la période précédente, les gains de productivité présentent un visage dynamique (+3,5% par an sur la période), permettant de compenser la hausse du coût du travail (+3,3%) 12. L’évolution des coûts unitaires de la main-d’œuvre dans l’industrie manufacturière est sensiblement en dessous de celle des pays du G7, même sur la période 1995-2000, preuve des efforts de modernisation et de restructuration suite à la crise de 1993. Entre 1997 et 2000 une forte hausse des investissements leur permet d’atteindre des niveaux comparables à ceux observés dans les années records de la fin de la décennie 1980 avec la généralisation des technologies de l’information et de la communication –représentant presque 18% des investissements corporels en 1998. Il en résulte une utilisation plus efficace du capital et une accélération de la productivité en fin de décennie. La durée d’utilisation des équipements atteint même 54,9 heures, un niveau exceptionnel jamais atteint depuis 1963. Ainsi la stabilité des prix permet de préserver les marges des entreprises et elle s’accompagne d’une amélioration de la compétitivité prix de la France. Le solde extérieur manufacturier s’améliore donc, générant un excédent d’environ 10,1 milliards d’euros par an en moyenne sur la décennie. Cet excédent résiste même à la forte croissance de la demande intérieure à la fin des années 1990, à l’inverse de ce qui s’est passé dix ans plus tôt, témoignant d’un caractère quasi structurel. La France paie toutefois un lourd tribut à la crise monétaire de 1992-1993 en termes de potentiel industriel du fait d’une erreur politique, ce qui mérite une explication particulière. L’Allemagne, dans le processus d’intégration de l’Est, accuse un choc de demande considérable à la fois par la baisse de l’offre et par la hausse de la demande suite à des transferts sociaux élevés et la perspective d’un rattrapage des salaires, demande comblée par une hausse des importations en provenance de France et d’Italie. Dans un régime de taux de change fixes comme le Système monétaire européen, l’inflation en Allemagne devient supérieure à celle des autres pays ce qu’entend combattre la Bundesbank qui s’engage dans une politique monétaire restrictive. Pour éviter de s’engager dans une telle politique désinflationniste, les autorités allemandes avaient demandé une réévaluation du Deutsche Mark face au franc français et à la lire italienne, ce qui aurait conduit à diminuer le coût des importations. L’inflexibilité de François Mitterrand conduit à la seule dévaluation de la lire, la France perdant alors un nombre considérable de PME-PMI et sacrifiant de nombreux emplois.

3

L’indifférence face à l’industrie abandonnée dans la trappe à productivité
(1998-2012)

Notes

13.

CPCI, L’Industrie française en 2002/2003, Paris, Éditions de l’Industrie, 2003.

+ -

14.

OCDE, Science, technologie et industrie. Perspectives de l’OCDE 2002, Paris, Éditions de l’OCDE, 2002.

+ -

15.

Perspectives économiques de l’OCDE, 2012.

+ -

16.

Natixis, « Il faut accroître les marges bénéficiaires de l’industrie en France et en Italie», Flash économie. Recherche économique, no 109, 8 février 2012.

+ -

17.

Natixis, «L’écart de coût de production de l’industrie…», Flash économie. Recherche économique, no 666, 5 octobre 2012, qui calcule une dégradation encore plus forte de 40%.

+ -

18.

Jeremy Rifkin, La Fin du travail, préface de Michel Rocard, Paris, La Découverte, 1996.

+ -

19.

Le Monde, 28 juin 2001

+ -

20.

En 1988, la Compagnie générale d’électricité avait fusionné sa filiale Alsthom (énergie, constructions ferroviaires et chantiers navals) avec le britannique General Electric Company (GEC) pour former GEC-Alsthom. En 1990, la CGE renomme son activité d’équipements électriques Cégélec. Serge Tchuruk en prend la présidence en 1995 et le dépeçage commence avec la mise en bourse de GEC-Alsthom devenue Alsthom en 1998, puis ultérieurement Alstom.

+ -

À l’aube de l’an 2000, l’industrie française semble avoir traversé avec une certaine résistance les crises de 1986 et de 1993 alors même que les pouvoirs publics n’ont conduit aucune politique spécifique à l’industrie depuis les échecs des années 1980, ni mené de réflexion profonde sur la structure du secteur exportateur français. C’est pourtant cette période 1998-2012 qui va se révéler le vrai révélateur de la déshérence de l’industrie française. La politique générale, marquée par l’abandon de la politique de désinflation compétitive et l’instauration de la réduction du temps de travail alimentée par une vision délirante d’un monde sans usines et d’une croissance tirée par la consommation, devient hostile aux entreprises. La politique industrielle se révèle mal appréhendée, l’aide est trop concentrée sur le problème académique de la recherche et développement, montrant un État trop interventionniste qui ne comprend pas qu’il faut laisser les entreprises investir.

L’abandon de l’industrie et du travail, le monde sans usines (1998-2002)

Dans son édition 2002-200313, le rapport de la Commission permanente de concertation pour l’industrie (CPCI) souligne bien que «selon la nouvelle enquête du Centre d’observation économique (COE) sur l’image des biens de consommation importés sur le marché européen, les produits allemands et français demeurent les mieux placés du point de vue des critères hors prix (qualité, design, notoriété et contenu en innovation technologique). Toutefois, cette avance se réduit vis-à-vis des produits italiens, japonais et américains en termes de contenu en innovation et de rapport qualité/prix. Si les produits français continuent de s’affirmer par leur qualité et leur notoriété, leur contenu en innovation technologique n’évolue pas favorablement et reste en retrait (5e rang mondial et 3e rang européen)». Pourtant, les premiers signaux négatifs sont apparus dès le début des années 1990. La montée en gamme s’est essoufflée à ce moment-là, la France étant le seul pays du G7, avec l’Italie, où la part des industries de haute technologie dans la valeur ajoutée diminue entre 1985 et 1995. Dans le même temps, la part des industries de faible technologie diminue moins qu’en Allemagne (30,8% contre 20,3%14). Plus grave encore, l’intensité d’investissement – définie comme la formation brute de capital fixe sur la valeur ajoutée dans le secteur manufacturier – qui, en 1990, était encore supérieure en France par rapport à l’Allemagne, à l’Italie, au Royaume-Uni et aux États-Unis (17,1% contre respectivement 14,3%, 16,9%, 12,8% et 11,0%) passe derrière l’Allemagne et l’Italie en 1995 (12,4% contre 13,2% et 14,3%). Les années 1992-1994, dans un contexte de crise monétaire et de taux d’intérêt réels suicidaires, marquent donc le début d’un affaiblissement prolongé de l’investissement, qui passe inaperçu du fait du rebond constaté à la fin des années 1990. Ce sous-investissement se concentre sur les machines et équipements, et l’âge moyen du parc français s’élève progressivement pour atteindre 17 ans en moyenne en 1998, alors qu’il est de 10 ans en Italie et 9 ans en Allemagne selon l’une des dernières enquêtes disponibles sur le sujet. Du point de vue de la doctrine économique, la fin des années 1990, alimentée par la bulle des technologies Internet, provoque une inflexion de la vision dominante en France, laissant penser que l’avenir réside non dans l’industrie mais dans les services et la mise en œuvre des nouvelles technologies de l’information et des communications dont l’origine importe peu. Sur les vingt-cinq principaux produits de cette filière largement utilisés sur notre sol, aucun n’est fabriqué en France depuis le début du siècle. Preuve s’il en est de l’abandon de l’industrie par les pouvoirs publics le Service des études et des statistiques industrielles (Sessi) cesse la publication d’études sur l’âge du parc de machines et équipements à la fin des années 1990, dans un pays pourtant royaume de la statistique. Le déploiement de la troisième révolution industrielle au cours de la période 1980-2030 va transformer les rapports de force entre nations et continents avant que cette révolution se consolide, vraisemblablement au cours du demi-siècle suivant. C’est dans le contexte de cette extraordinaire mutation que la France s’est convaincue dans la seconde moitié des années 1990 que nous étions entrés dans un monde postindustriel et post-travail. Sur ce substrat économique et industriel est intervenu un choix stratégique de politique économique qui gouverne plus que jamais la France aujourd’hui: c’est la consommation, y compris à crédit, qui est supposée être le moteur de la croissance. La production doit s’ajuster et sa compétitivité est censée être un non-problème. Les entrepreneurs doivent, par patriotisme, innover et monter en gamme avec des marges bénéficiaires plus faibles que dans les pays concurrents et accepter de payer des impôts plus lourds qu’ailleurs. La France a continuellement privilégié le consommateur face au producteur, car le modèle intellectuel dominant des élites était marqué par une conception keynésienne simpliste. La consommation est supposée être le véritable moteur économique car contrôlable par la distribution des revenus. Pour la favoriser, elle doit être servie par la production la moins chère, qu’elle soit nationale ou non. De fait, la part des importations de biens et services dans la demande intérieure a progressé de 16% en 1996 à 20,2% en 2002, puis 22,6% en 201115. Une nouvelle envolée de la pénétration des importations est anticipée par l’OCDE pour 2013. La pénétration grandissante des importations est liée à la politique proconsommation alors que la production nationale est négligée. Elle ne constitue un problème grave que lorsque les entreprises nationales ne peuvent pas exporter d’un montant supérieur à la montée des importations, ce qui est malheureusement le cas en France. Il en résulte des déficits croissants de la balance courante des paiements. La pénétration de nos marchés augmente massivement sous les gouvernements de Jospin et Chirac 2, lorsque domine totalement cette vision post-travail et postindustrie. En faisant, à tort, de la seule consommation le moteur de la croissance, les dangers de la consommation à crédit ont été sous-estimés, notamment de la consommation financée par la dette publique. Et l’on a surtout négligé la capacité et la profitabilité productives, ce qui n’a pas permis l’essor des milliers d’entreprises de taille intermédiaire (ETI), de 250 à 5.000 salariés, qui nous manquent si cruellement aujourd’hui. La faiblesse de la profitabilité n’a pas permis les investissements de montée en gamme qui donne un rapport qualité/prix attrayant pour le consommateur et des marges élevées et durables aux producteurs grâce à la constitution de niches par la segmentation de l’offre. Il s’avère que la «crise allemande» de 1998-2003 masque les problèmes de compétitivité de la France, alors même que des grandes réformes étaient mises en œuvre à Berlin. Les pouvoirs publics allemands conduisent une politique très volontariste de promotion du «site de production Allemagne» à partir de 1997, et spécifiquement de l’industrie à partir de 2002. Pendant ces années d’errements en France, l’Allemagne a fait le choix inverse de tout miser sur la compétitivité industrielle afin d’accroître massivement ses exportations, notamment en direction des marchés en forte croissance d’Asie mais aussi vers les pays consommateurs du sud de l’Europe. La montée en gamme des industriels allemands – en 2003, le CPCI considère comme un «handicap majeur» le fait que «l’industrie allemande soit trop orientée vers la moyenne technologie» – s’opère autant par le biais de la formation de la main-d’œuvre, l’organisation d’un système de production transnationale tirant partie de la main-d’œuvre qualifiée des pays d’Europe centrale et orientale, l’investissement en biens matériels – en 2004, malgré un contexte de crise, l’Allemagne achète 27% de robots industriels de plus qu’en 1999, la France en achète 3% de moins – que par un effort continu de recherche et développement. Les entreprises manufacturières se réforment. Entre 2002 et 2004, plus de la moitié d’entre elles réalisent des innovations à caractère non technologique (nouvelle méthode de commercialisation, changements de la conception ou du conditionnement, nouvelle méthode organisationnelle) contre moins d’un quart en France. Selon Natixis16, l’élasticité-prix des exportations en volume de l’Allemagne diminue constamment sur la période, passant de 0,74 de 1990 à 1999 à 0,46 de 2000 à 2012, révélant une hausse du niveau de gamme et permettant de répercuter dans les prix les coûts de production. Le volume des importations augmente aussi en Allemagne de 1996 à 2011, sous l’effet d’achats de composants fabriqués dans des usines allemandes installées en Europe centrale, mais ces biens sont incorporés aux productions allemandes et réexportés avec de gros profits. En prenant en compte le faible coût des services intégrés à la production industrielle en Allemagne et la prise en compte de la sous-traitance massive en Europe de l’Est par les industriels allemands qui abaisse encore le coût de production en Allemagne des produits intégrant ces composants, on arrive à la conclusion que la dégradation de la compétitivité industrielle relative de la France vis-à-vis de l’Allemagne de 1998 à 2012 n’est pas de 18% mais de l’ordre de 35%17. La balance courante allemande est équilibrée en 2001, puis fortement excédentaire ensuite, l’excédent atteignant en moyenne 5,7% du PIB en 2010-2012 alors que le déficit annuel français est de 2% du PIB au cours de la même période. La France a choisi au milieu des années 1990 un modèle postindustriel et post-travail, la consommation devant servir de moteur de la croissance dans une vision tronquée du keynésianisme. Ce choix s’est opéré dans un contexte sociopolitique particulier. De ce point de vue, il faut s’intéresser à l’ensemble des livres, discours et articles qui accréditent cette option dès le milieu des années 1990, dont le livre de Jeremy Rifkin, La Fin du travail, publié aux États-Unis en 1995 et en France en 199618. Ce livre a eu un énorme retentissement et a popularisé en France le thème de la fin du travail et de la fin de l’ère industrielle fondée sur le travail de masse. La loi Robien sur l’aménagement du temps de travail, qui permettait aux entreprises qui le souhaitaient de réduire le temps de travail des salariés, était votée en juin 1996. Cette loi ponctuelle ouvrant une simple possibilité d’aménagement partiel du temps de travail a involontairement préparé le terrain d’une loi générale appliquée de façon uniforme. Le thème de la fin du travail, qui vient en partie des États-Unis, a été aveuglément mis en œuvre en France mais pas aux États-Unis. En France, ce message décliniste s’essentialise dans les années 1997-2002 autour de la fin du travail et de l’industrie. La loi sur les 35 heures est votée le 15 décembre 1999 après deux ans de débats idéologiques houleux: la durée du travail est fixée à 35 heures à compter du 1er février 2000 pour les entreprises de plus de 20 salariés et à compter du 1er janvier 2002 pour les autres. En dépit des assouplissements ultérieurs, de 2003 à 2007, comme l’annualisation du temps de travail et le recours aux heures supplémentaires, la durée du travail ne retrouve plus ses niveaux antérieurs. La durée effective du travail à temps plein a baissé de 14% de 1999 à 2010 en France contre 6% en Allemagne et 4% aux Pays-Bas. Surtout, l’idée de partage du travail s’installe quasi définitivement. L’idée clé, propagée par Alfred Sauvy, que c’est «le travail des uns qui fait le travail des autres» devient inaudible. Pour rester simple, quand les travailleurs rentrent tôt chez eux, ils repeignent seuls leurs cuisines ou font eux-mêmes leurs jardins, supprimant des centaines de milliers d’emplois. Alors que des salariés bien formés, donnant leur pleine mesure, s’adjoignent beaucoup de monde pour effectuer les tâches secondaires qu’ils ne peuvent plus faire eux-mêmes. Le renchérissement du coût du travail amené par les 35 heures est particulièrement vrai dans les services où les coûts salariaux unitaires augmentent sur la période 2001-2005 en comparaison à la période 1996-2000, alors qu’ils baissent en Allemagne, aux États-Unis, au Royaume-Uni et au Japon. Dans l’industrie les salaires nominaux augmentent plus vite que chez nos concurrents mais restent compensés par des gains de productivité plus élevés. Enfin, le financement du passage aux 35 heures via des allègements de charges sur les bas salaires a obéré les capacités de l’État, alors que l’Allemagne choisit de déplacer une partie du financement de la protection sociale vers la consommation, en baissant les charges patronales et en augmentant la TVA. Le basculement vers un monde post-travail et postindustriel est accéléré par l’idée «foudroyante» de l’entreprise sans usines. C’est le 26 juin 2001, lors d’un colloque organisé par le Wall Street Journal, que Serge Tchuruk a «théorisé» son ambition de faire d’Alcatel une entreprise sans usines. L’objectif affiché était de passer de 120 à 12 usines en dix-huit mois, le journaliste du Monde rendant compte de cette annonce précisant: «C’est le tour de force que souhaite réaliser Alcatel19.» Même si le contenu industriel des activités de télécommunications se réduisait tandis que l’entreprise se réorientait déjà vers la recherche et développement et le marketing, l’annonce de Tchuruk signifiait une accélération brutale du processus. À cette époque, le groupe venait tout juste de mettre en bourse son activité de câbles, Nexans, le 13 juin 2001. Le groupe se séparait aussi de sa filiale Saft, spécialisé dans les batteries. «L’entreprise sans usines» est un slogan qui eut beaucoup d’impact. Il s’agissait de se débarrasser d’employés, d’usines ou de surfaces encombrantes afin de «maximiser la valeur pour l’actionnaire». De fait, en décidant de transformer le puissant conglomérat constitué par Alcatel-Alstom pour en faire un pure player sans usines, contrairement à Samsung, Tchuruk a assassiné le géant global dont il avait reçu les commandes20. Après de multiples changements de périmètre et notamment la fusion avec Lucent en 2006, le groupe Alcatel reste dans une situation difficile. Le concept d’entreprise sans usines se révélera dangereux dans la mesure où la sous-traitance complète des activités de production conduit à inverser le rapport de force entre des sous-traitants possédant rapidement les principaux savoir-faire techniques et prélevant une marge rendant trop chers les produits vendus par un donneur d’ordres sans capacités industrielles. La déclaration de Tchuruk de juin 2001 et la stratégie mise en œuvre par son groupe ont conforté l’idée que les usines ne relevaient plus d’une activité noble et que l’avenir de notre économie résidait dans les services, ce qu’était prêt à croire un gouvernement qui venait de mettre en place les 35 heures. Certes, d’autres chefs d’entreprise avaient aussi parlé d’entreprises sans usines, comme Jacques Nasser, le patron de Ford, un peu avant Tchuruk. D’autres gouvernements avaient évoqué une réduction partielle de la durée du travail pour réduire le chômage. Et de plus, la fabrication des produits électroniques est aujourd’hui de plus en plus sous-traitée au niveau mondial. Mais aucun autre pays que la France à partir de 1998 n’a jamais mis en œuvre de façon aussi systémique et centralisé une pensée aussi erronée que l’entrée revendiquée dans un monde post-travail et postindustriel.

4

Une prise de conscience lente et insuffisante (2002-2012)

Notes

21.

OCDE, Science, technologie et industrie. Perspectives de l’OCDE 2008, Paris, Éditions de l’OCDE, 2008.

+ -

22.

Natixis, «L’écart de coût de production de l’industrie…», op. cit.

+ -

23.

Christian Saint-Étienne, L’Incohérence française, Paris, Grasset, janvier 2012.

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24.

Chiffres Insee.

+ -

Une réponse partielle centrée sur la recherche et développement

L’inquiétude des acteurs politiques et des commentateurs économiques français débute avec le débat sur le manque d’innovation de l’économie française à partir de 2002-2003. Obnubilé par l’indicateur de dépense intérieure brute de recherche et développement (DIRD), le gouvernement répond aux premières inquiétudes sur le commerce extérieur en se concentrant uniquement sur l’investissement immatériel. En effet, le ratio DIRD/PIB s’élève à 2,2% et s’écarte de la progression nettement plus rapide constatée aux États-Unis, au Japon et en Allemagne. Un plan gouvernemental est lancé en avril 2003 avec pour objectif d’atteindre un ratio de 3% du PIB d’ici à 2010, conformément à l’objectif défini au niveau européen. Ce plan comporte sept axes principaux, dont trois mesures entièrement nouvelles, la création de la société unipersonnelle d’investissement à risque pour les business angels, l’appui aux jeunes entreprises innovantes et la rénovation en profondeur du crédit d’impôt recherche (CIR). L’ensemble de ces mesures, censées apporter une aide importante à l’innovation, représente un coût annuel de 500 millions d’euros, soit 0,03% du PIB. L’effort est donc très faible et, surtout, ne constitue pas l’effet d’entraînement attendu, la part de la recherche et développement de l’enseignement supérieur financée par l’industrie, la fameuse collaboration entre recherche fondamentale et recherche théorique, passe même de 3,1% en 2001 à 1,6% en 200621. À titre de comparaison, elle progresse de 12,2 à 14,1% en Allemagne sur la même période. Cette politique centrée sur l’innovation immatérielle et non spécifique au secteur manufacturier se poursuit avec des mesures comme la création du Haut Conseil de la science et de la technologie en 2006, la modification du CIR à compter de 2008 et la rationalisation des aides publiques consenties aux petites et moyennes entreprises avec la fusion de l’Agence de l’innovation industrielle (AII) dans Oséo. Sur la période 2001-2007, la branche manufacturière poursuit sa diminution dans la valeur ajoutée de 15,2 à 11,9% (–3,5% contre –1,4% par an). Plus grave encore, alors que la France suivait une trajectoire de désindustrialisation somme toute assez similaire à celle de ses voisins, les années 2000-2007 marquent un décrochage avec nos concurrents européens. La hausse des prix de la valeur ajoutée manufacturière de +24% en Espagne, de +12% en Italie, de +/–0% en Allemagne contraste avec une baisse de 6% en France. Cette baisse signifie que les entreprises ne peuvent répercuter la hausse des coûts intermédiaires dans les prix de vente et doivent jouer sur les prix pour conserver des parts de marché quand l’euro s’apprécie. La faiblesse de la gamme française est démontrée par une élasticité-prix extrêmement forte en France (1,0) par rapport à ses concurrents industriels que sont l’Italie (0,6), l’Allemagne (0,4), les États-Unis et le Japon (0,3)22. La profitabilité des entreprises manufacturières s’affiche donc en baisse (de 33 à 28%), s’écartant de la profitabilité des entreprises allemandes et italiennes. Incidemment, le solde extérieur de la branche manufacturière se dégrade progressivement passant de +10,5 milliards d’euros en 2000 à –10,7 en 2007. Le déficit semble prendre un caractère structurel à partir de 2008. Le solde de nos échanges industriels est passé d’un excédent de 11 milliards d’euros en 2003 à un déficit de 44 milliards en 2011, quand l’Allemagne a un excédent industriel de 266 milliards et l’Italie, encore elle, un excédent de 56 milliards. L’écart de performance est de 100 milliards d’euros avec l’Italie et de 310 milliards avec l’Allemagne. La France a alors mentalement acté sa sortie de l’industrie. Il nous reste des ingénieurs brillants, des entrepreneurs courageux et quelques activités industrielles, mais nous ne sommes plus une grande puissance industrielle. Ce diagnostic, au cœur du livre de Christian Saint-Étienne L’Incohérence française23, fut exactement confirmé par le rapport Gallois.

L’incapacité à sortir de la trappe à productivité

La réaction des acteurs politiques a été tardive et insuffisante. En 2010 débutent les États généraux de l’industrie qui font un constat réaliste du décrochage de l’industrie française – le chiffre de 100 milliards d’euros de déficit d’investissement dans l’industrie est même avancé –, mais dont les propositions s’avèrent décevantes. L’aide à la réindustrialisation (200 millions d’euros réabondés de 120 millions en 2013), le médiateur des relations interentreprises industrielles et de la sous-traitance, la réflexion sur les filières ont certainement eu un effet positif, mais il s’agit de dispositifs marginaux au regard du choc d’offres massif dont l’industrie manufacturière avait et a toujours besoin. C’est finalement le rapport Gallois qui marque l’avènement d’une réflexion structurée sur les besoins de l’industrie française, avec deux solutions proposées: une baisse du coût du travail via le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), qui représente une créance fiscale de 13 milliards d’euros dès 2013 et de 20 milliards dès 2014 pour 1,5 million d’entreprises, et des possibilités de financement étendues par l’intermédiaire de la Banque publique d’investissement (BPI). Il est frappant de constater que ces mesures portent toujours en elles les erreurs originelles des années 1990. Aucun effort particulier n’est envisagé en direction de l’investissement matériel, à l’époque où les robots industriels, source de compétitivité prix et hors prix, ont remplacé les machines à commande numérique des années 1980. Alors que l’entrée dans l’«iconomie» entrepreneuriale dépend de notre capacité à robotiser nos usines, pour substituer du cerveau d’œuvre à la maind’œuvre, le stock de robots installés au 31 décembre 2011 était plus de quatre fois supérieur en Allemagne et presque deux fois supérieur en Italie. La France ne comptait que 34.500 robots, contre 62.300 en Italie et 157.200 en Allemagne et même 29 900 en Espagne, selon l’International Federation of Robotics (IFR). L’écart avec nos concurrents européens s’accroît: seulement 3.050 robots ont été installés en France en 2011, quand l’Allemagne en ajoutait six fois plus (19.500, au parc existant), l’Italie 5.100 et l’Espagne 3.091. Pour illustrer ce phénomène, le nombre d’entreprises ne déclassant aucun équipement dans l’année était de 18% sur la période 1991-1996, 19% sur la période 1996-2001 ; il est passé à 25% entre 2001 et 2006 et même à 30% entre 2006 et 201124. L’informatique est également en voie de sous-développement par la faiblesse et le vieillissement des capacités installées, alors qu’elle est au cœur de l’iconomie, ce qui donne un taux de pannes informatiques qui est double en France par rapport au niveau observé en Allemagne, mais aussi au Royaume-Uni et en Italie. Les aides aux entreprises sont un maquis inextricable de 60 milliards d’euros dont l’orientation et le fléchage appartiennent à l’administration, pourtant incapable de faire elle-même les choix d’avenir. La fragmentation se traduit par des aides ponctuelles, ici 20 millions d’euros pour la construction navale, ici 25 millions pour la filière électronique, qui suscitent des effets d’aubaine et dont l’impact est extrêmement faible, en l’espèce 0,8% du chiffre d’affaires du secteur naval. La baisse des charges, si elle ouvre une perspective d’amélioration rapide et de faible ampleur pour les entreprises, ne peut soutenir le nécessaire redressement des marges. Aussi, pour sortir du cercle vicieux de la faiblesse des marges qui empêche l’investissement par autofinancement, il faut d’urgence ouvrir un circuit court de financement entre les entreprises et l’épargne des ménages qui ne mobilise pas les ressources de l’État. Ces mesures ne seront pas capables de sortir à moyen terme l’industrie française de la trappe à productivité où elle se trouve. En effet, la chute de l’investissement va continuer d’impacter négativement la productivité dans les prochaines années et entamer ce qui était considéré comme une fierté française, à savoir notre productivité horaire. D’ailleurs, le différentiel s’est installé avec nos concurrents: en 2011, la croissance de la productivité horaire française était de 1,3% contre 1,6% en Allemagne et 1,5% dans les pays de l’OCDE. Quant aux récentes accusations de l’euro fort pour expliquer nos problèmes de compétitivité, elles ne sont qu’une façon de masquer des problèmes dont l’étude historique de la politique industrielle montre la longue histoire.

II Partie

Un seul levier : orienter le capital pour rebâtir l’industrie.

1

Les leçons de quatre décennies de politique industrielle

Écrasée et avec un potentiel économique largement détruit en 1944, la France se reconstruit sur la période 1945-1980 pour redevenir la quatrième puissance industrielle et exportatrice du monde en 1980. Elle s’est néanmoins déjà affaiblie pour avoir fait payer le premier choc pétrolier de 1973 aux entreprises plutôt qu’aux ménages, contrairement au Japon et à l’Allemagne. L’erreur est renouvelée lors du deuxième choc pétrolier de 1979 et aggravée en 1981 avec la volonté de laisser filer la dépense publique qui augmente fortement en 1981-1983. Les trois dévaluations du franc de 1981-1983 atténuent toutefois les conséquences de cette politique sur la compétitivité économique du pays. La mise en place d’une politique de désinflation compétitive sur la période 1984-1996, fondée sur une consolidation monétaire et budgétaire et une restructuration de l’appareil de production doublée d’une mesure de TVA sociale en 1995-1996, permet de stabiliser la situation relative de notre appareil de production en Europe, en dépit de l’erreur de politique de change en 1992-1993 qui a laissé le franc se surévaluer et les taux d’intérêt réels atteindre un niveau de 8% pendant près d’un an. La France est encore la quatrième puissance industrielle et exportatrice du monde en 1998-1999 en dépit de nombreuses faiblesses: grave insuffisance du nombre d’entreprises de taille intermédiaire (ETI), disparition de pans entiers de production dans la machine-outil et les industries de biens de consommation lors de la crise de 1992-1993, faiblesse de la recherche appliquée et de l’innovation, faiblesse de la formation professionnelle, etc. C’est alors que les élites françaises vont commettre une erreur stratégique majeure: elles se convainquent en 1997-1998 que nous sommes entrés depuis le milieu des années 1990 dans une économie postindustrielle et post-travail. En voulant mener une politique de partage d’un travail supposé être une quantité donnée et divisible et une politique de redistribution alimentant une consommation supposée être le seul moteur de la croissance, les gouvernements de gauche et de droite qui se succèdent de 1998 à 2013 ont provoqué une violente désindustrialisation qui a réduit, sur la période 1999-2012, la part de la valeur ajoutée de l’industrie dans le PIB de 30% tandis que notre part dans les exportations mondiales a chuté de 43%. Constatant les effets désastreux des orientations stratégiques mises en œuvre depuis 1998, les responsables nationaux ont essayé, au-delà des différences de couleur politique, de contrer les effets de leurs politiques sur l’appareil de production par des politiques sectorielles en faveur de certains secteurs industriels, soit par des prêts et subventions spécifiques, soit par un ciblage des crédits de recherche, soit par des apports en capital. Ces politiques ont globalement échoué. Une politique de filières industrielles a été menée dans les années 1980 et 1990. Depuis le milieu des années 2000, une politique favorable à la recherche a été mise en place. À chaque fois, on peut résumer ces actions de la façon suivante : même si elles n’étaient pas toutes mauvaises, elles relevaient toutes du «trop peu, trop tard, au mauvais endroit». Lorsque l’État a été en position de faire des choix, qu’ils soient de nature technologique, organisationnelle, de produits, ceux-ci ont été trop souvent des échecs. La meilleure politique industrielle doit consister à donner les moyens les plus importants possibles aux entreprises afin que celles-ci fondent les choix stratégiques futurs sur les lois du marché, protégés des influences politiques ou administratives. Or la réalité de l’«entreprise France» est désormais claire : sa rentabilité est inférieure d’un tiers à celle de ses compétitrices en Allemagne, au Royaume-Uni et aux États-Unis, et même en Italie et en Espagne ; elle est sous-capitalisée et endettée, et ne peut donc conduire seule le nécessaire effort de reconstruction du capital productif du pays. C’est en se fondant sur cette double réalité – échec global des politiques sectorielles depuis trois décennies et «entreprise France» sous-capitalisée et à faible marge –qu’il faut mettre en place une politique enfin en phase avec la nature et la gravité de la situation: il faut simultanément réduire la dépense publique, provoquer un choc de compétitivité par une politique générale favorable à l’«entreprise France» et accélérer la recapitalisation de nos entreprises.

2

Une grande politique de mobilisation du capital

Si cette note a été titrée Le Kapital en référence à la « critique de l’économie politique» par Karl Marx publiée en 1867, c’est parce que les analyses de Marx et Engels ont eu un tel retentissement en France au XXe siècle que le mot «capital» y est devenu un gros mot. Prétendument source de toutes les inégalités, son accumulation doit être freinée et ses détenteurs punis. Or la troisième révolution industrielle, en cours depuis es années 1980 et qui s’accélère depuis les années 2000, est une mutation globale qui est fondée sur une iconomie entrepreneuriale. Cette dernière est hyperindustrielle et très capitalistique au sens où la conception et la production des assemblages de produits et services qui caractérisent cette iconomie supposent des investissements initiaux considérables avec une probabilité de succès très incertaine. C’est donc une économie de fonds propres, et l’accumulation de capital productif est le préalable de son développement. Ce renforcement des fonds propres est d’autant plus décisif dans un contexte où le rôle des banques est en train d’évoluer sous la contrainte des réglementations bancaires. Les réglementations bancaires prises dans le cadre de Bâle III, dont la mise en œuvre est – on peut le regretter – circonscrite à l’Europe pour l’instant, vont profondément remettre en question le modèle économique des banques, les contraignant à réduire le volume de crédits, en augmenter le coût et réduire l’horizon de financement. Il faut donc reconstruire le capital productif français alors que le corps sociopolitique français se méfie du capital. Qui plus est, pour développer nos PME et ETI, il faut particulièrement favoriser l’accumulation de capital par les entreprises familiales et individuelles qui constituent 99% de notre système productif en nombre et concentrent l’essentiel de nos perspectives de rebond économique. C’est donc les yeux ouverts sur la double réalité française – économique de notre effondrement capitalistique et sociopolitique de notre méfiance envers le capital – que nous faisons une proposition clé et novatrice en droit français: il faut instaurer en urgence des «fondations de production» permettant d’isoler le patrimoine productif des agents économiques de leur patrimoine personnel. Nous faisons le pari que les Français sont assez lucides pour accepter de favoriser l’accumulation de capital productif même s’ils continuent de se méfier des «grandes fortunes privées». Alors que les fondations ont été interdites en France par la loi Le Chapelier en 1791, elles sont progressivement réapparues depuis la fin du XIXème siècle avec un rythme de création très lent au regard de nos voisins européens (en 2011, l’Allemagne comptait ainsi 18 000 fondations d’utilité publique contre 570 en France). Celles qui existent aujourd’hui ont essentiellement un rôle de gestion des patrimoines existants, il s’agit de créer un type nouveau de fondation: la «fondation productive» aurait pour objet de détenir des actions de sociétés industrielles et commerciales apportées par des personnes physiques qui n’en auraient plus la libre disponibilité pour des périodes très longues. L’unité de temps serait de quinze ans, l’engagement pouvant être renouvelé indéfiniment. Ces sociétés commerciales devraient avoir leur siège social en France. Les apporteurs d’actions renonceraient donc pour de longues périodes de temps à la libre disposition de leur capital et s’engageraient à capitaliser dans la fondation les deux tiers des dividendes perçus. Aussi longtemps que ces conditions seraient respectées, les actions et revenus capitalisés seraient isolés du patrimoine personnel des personnes physiques ayant fait l’apport de leurs actions aux fondations productives. Les fondations seraient alimentées par des dividendes perçus après paiement de l’impôt sur les sociétés et d’un prélèvement libératoire de 20%. Les personnes physiques paieraient les impôts dus sur la part des dividendes qu’ils percevraient directement (les actions transférées aux fondations n’entreraient pas dans le patrimoine privé soumis à l’ISF). Les parts de fondation pourraient être transmises par héritage aux ayants droit sans fiscalité. Les actions ne pourraient être retirées des fondations à l’issue des périodes de détention que si les deux tiers des membres de la fondation l’acceptent. En cas de sortie, les dividendes accumulés seraient imposables et les actions libérées rentreraient immédiatement dans le patrimoine imposable des personnes physiques. Pour prémunir les acteurs concernés des divagations fiscales du pouvoir, ces fondations seraient créées par un nouvel article de la Constitution. Cette novation juridique vise à créer les conditions d’une accumulation sereine de capital productif permettant à la France de rattraper son retard dans la troisième révolution industrielle et de se doter des PME et ETI permettant de mailler son territoire d’unités de production donnant les emplois nécessaires aux populations de nos territoires. Dans le même élan, il faut mobiliser l’épargne des ménages trop peu orientée vers les entreprises. Les Français épargnent beaucoup. L’année 2012, avec un taux d’épargne de 16,8%, a d’ailleurs marqué une année record depuis près de trente ans. Or la tendance forte des quinze dernières années a été la diminution du financement à destination des entreprises françaises, qui captaient 43% de l’épargne des ménages en 2000 contre moins de 38% dix ans plus tard, au profit d’une hausse des investissements en dette d’États, de la zone euro essentiellement. En outre, sur ces 38%, seulement les deux tiers environ ont la forme d’actions cotées (138 milliards d’euros, dont 126 pour les entreprises françaises) et non cotées (497 milliards), montrant ainsi la faiblesse de l’investissement en capitaux propres dans les entreprises. Au final, les entreprises françaises n’attirent qu’une partie restreinte de l’abondante épargne des ménages. Il faut libérer les canaux de financement des entreprises en favorisant l’émergence d’acteurs assurant une allocation directe de l’épargne. Or c’est la stratégie inverse qu’a choisie l’État en décidant d’intermédier l’épargne nationale via la création de la BPI. Il se retrouve donc en position d’arbitrer les choix stratégiques et de favoriser les filières au détriment des acteurs de marché. La BPI correspond à la création d’un canal monolithique de financement parasité par les acteurs politiques et administratifs, alors qu’il faut favoriser la multiplication de véhicules d’investissement avec une dimension locale, fiscalement intéressés, qui peuvent être mixtes à condition que l’investissement privé y soit majoritaire. Bien que le rapport Gallois ait préconisé que «l’épargne soit orientée vers des placements de longue durée en actions», présentant ce changement comme «le complément indispensable du choc de compétitivité», les récentes augmentations du plafond du livret A, dont la collecte est aux deux tiers destinée au logement social et à la politique de la ville, soulèvent de profondes interrogations, sachant qu’en janvier 2012 les ressources excédaient déjà de 75 milliards les prêts accordés. L’épargne des Français n’allant pas soudainement s’envoler, tout mouvement vers le livret A se réalise par transfert depuis d’autres produits d’épargne, notamment l’assurance-vie. Le renforcement de l’attractivité se fait donc au détriment du financement des entreprises, alors que celles-ci en ont cruellement besoin pour assurer la mise à niveau de leur appareil de production. Il semble prioritaire de favoriser l’allocation des ressources à destination d’investissements productifs, source de richesse future. Si ces mesures constituent le premier élément permettant d’amener des ressources financières aux entreprises à court terme pour s’engager dans la montée de gamme, il faut provoquer un choc de compétitivité par une politique qui redonnera des marges de manœuvre générales favorables à l’«entreprise France» et accélérer la recapitalisation de nos entreprises. L’«entreprise France» a aujourd’hui des coûts de production, en incluant le coût des services à l’industrie, qui sont de 30 et 40% supérieurs à ceux de l’Allemagne. Par ailleurs, notre marché du travail, même après la récente évolution des règles de licenciement et des accords d’entreprise, est un des moins flexibles des pays développés. La profitabilité moyenne des entreprises non financières, notamment si on exclut les entreprises industrielles et commerciales du CAC 40, est inférieure de plus d’un tiers à celle notée en Allemagne et dans les pays anglo-saxons. À titre illustratif, le taux de rentabilité moyen des PME industrielles en Europe, selon la base de données Bach-ESD-Banque de France, était en 2012 de 3,83% en France, 4,62% en Belgique, 5,04% en Allemagne, 5,59% en Autriche, 6,30% aux Pays-Bas et 6,40% en Pologne. Le taux d’autofinancement de l’investissement productif est tombé à 60% et la dette des entreprises augmente fortement. Si l’on applique le taux de marge des entreprises allemandes à la valeur ajoutée des entreprises françaises, il manque 100 milliards d’euros dans l’excédent brut des entreprises françaises. Nous avons également noté que les politiques sectorielles menées par l’État depuis trois décennies ont globalement échoué. Nous devons donc mener des politiques globales et non sectorielles de compétitivité. Il faut simultanément réduire le coût du travail et augmenter les marges des entreprises, ce qui suppose de réduire l’augmentation des prestations sociales – retraites et allocations de toutes natures. Ces dernières, qui représentent le quart du PIB, sont financées par les cotisations sociales payées par les employeurs et les employés. Pour un salaire brut de 100, les employeurs acquittent en moyenne 45 de cotisations sociales et les employés 22 en sorte que le revenu net du salarié est de 78 et le coût du travail de 145. L’écart de 67, somme de 45 et 22, sert à financer des prestations sociales qui augmentent à vive allure compte tenu du vieillissement de la population et de la montée du chômage. La seule «politique générale» capable de restaurer la compétitivité de nos entreprises ne peut venir que d’une désindexation des prestations sociales, selon l’orientation donnée par l’accord employeurs-syndicats de mars 2013 sur les retraites complémentaires Agirc-Arrco, et d’une modification du financement de ces prestations. Seule l’utilisation d’un puissant mécanisme de TVA sociale est de nature à provoquer un choc de compétitivité instantané capable d’arrêter la descente aux enfers de notre appareil de production. Une désindexation de toutes les prestations s’impose aussi longtemps que l’ensemble des régimes de sécurité sociale n’aura pas retrouvé un équilibre pérenne qui serait rendu constitutionnellement obligatoire. L’Allemagne a instauré le 1er janvier 2007 une hausse de TVA sociale de 3% qui a eu un impact sur les prix de l’ordre de 0,5%. La France pourrait mettre en place un mécanisme de même ampleur afin d’éliminer la cotisation employeur de 5,4% sur les salaires au bénéfice de la politique familiale, ce qui réduirait les charges sociales des entreprises de 34 milliards d’euros, soit le tiers de l’écart de marge entre la France et l’Allemagne. Pour pérenniser les marges de manœuvre ainsi libérées, il faut réduire le taux d’impôt sur les bénéfices mis en réserve à 18-20% afin de consolider les fonds propres des entreprises en les incitant à laisser le capital à l’intérieur de l’entreprise. Une fois que l’amélioration des marges se traduira dans les comptes des entreprises, ces dernières devront s’engager sans tarder dans le travail de montée en gamme par l’automatisation des moyens de production et la recherche et développement avec une réflexion autour du portefeuille de produits. Ce travail de réforme s’accompagne donc d’un exercice de communication particulier. La décision d’investissement possède une très large composante psychologique et il faut faire sentir aux acteurs responsables de l’investissement qu’ils sont encouragés et soutenus.

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