L'islam et les valeurs de la République
Sixième note de la série « Valeurs d’islam »Liberté, égalité, fraternité
Liberté
Egalité
Fraternité
Valeurs, contre-valeurs ou valeurs communes ?
Il faut savoir espoir garder
Introduction
Avant de parler de la République et de ses valeurs, n’est-il pas préférable de remonter d’abord aux origines mêmes de la res publica1, et donc à l’espace commun partagé par les habitants d’un pays ? La République est un État régi par des lois auxquelles sont soumis de manière égale les individus au nom de l’intérêt public qui prime sur les intérêts particuliers. Cette soumission de chacun à la loi est vécue non pas comme une contrainte, comme on serait tenté de le penser à cause du terme « soumission », mais comme un choix délibéré exercé dans une démarche démocratique. La République devient dès lors indissociable de la démocratie, qui s’avère elle-même comme un choix de destin pour l’ensemble des vertus qu’elle porte. Elle peut exister hors du système républicain proprement dit, dans une monarchie parlementaire comme c’est le cas en Grande-Bretagne ou en Espagne, mais sans l’entière liberté dans l’exercice démocratique elle restera un projet inabouti ou entièrement utopique si l’on se réfère au nombre de régimes qui se réclament de la démocratie et de la République.
Ceci nous amène à poser comme préalable à tout débat utile au sujet de l’islam et de la République l’exigence de partage de valeurs communes considérées comme essentielles, pas seulement pour qualifier un régime de gouvernement mais aussi pour désigner une forme de société ayant pour valeurs la liberté et l’égalité, et dans laquelle seraient privilégiées les dimensions culturelles indispensables à l’existence et à la pérennité du système politique lui-même. La tentation est grande de raccourcir le débat avant même de l’avoir entamé, en argumentant sur la faiblesse des régimes politiques en pays d’islam en matière de démocratie, et donc de liberté d’expression et d’égalité devant la loi. Ce à quoi on pourrait rétorquer qu’il n’existe aujourd’hui aucun régime démocratique digne de ce nom, au sens où les valeurs humanistes transcenderaient véritablement toute autre considération, et dans lequel l’homme et les valeurs humaines seraient placés au-dessus des velléités de pouvoir et d’hégémonie de la part d’un individu ou d’un groupe d’individus. La question ne se pose pas de savoir si on doit choisir entre un régime pas assez démocratique et un autre qui ne l’est pas. En revanche, il importe de savoir, et c’est l’objet de notre réflexion, s’il est juste et légitime d’opposer l’islam en tant que religion révélée – et donc œuvre de Dieu – à une construction imaginée par l’homme – la République – pour décider de son destin.
Les traductions des versets du Coran proposées dans cette note sont extraites des éditions suivantes : Le Noble Coran, trad. de Mohammed Chiadmi, Tawhid Éditions, 2007 et Le Coran, trad. nouvelle et commentaires par le cheikh Si Hamza Boubakeur, Fayard/Denoël, 2 vol., 1972. |
Certes, l’intitulé de notre note, « L’islam et les valeurs de la République », pose la question de la cohabitation, mais il importe de se demander si le débat ne serait pas biaisé, compte tenu du fait qu’on se contente d’observer de loin une religion à travers le prisme de ceux qui nous imposent leur lecture, à savoir les musulmans dans leurs diversités d’origine, de langue et de culture, et qu’on accepte de se laisser enfermer dans l’enclos que nous réserve Olivier Roy, quand il décide que le Coran dit ce que les musulmans disent ce qu’il dit. Comme si les musulmans parlaient d’une seule voix, comme s’il leur prêtait un Vatican qu’ils n’ont pas et qu’ils n’auraient jamais. Ni qu’on se satisfasse par commodité du verdict que nous imposent des « spécialistes » de l’islam dont les intentions ne sont pas toujours louables, tant s’en faut. Du reste les nouveaux détracteurs de l’islam ou du moins les plus acharnés d’entre eux, qu’ils soient des politiques ou des intellectuels, ne peuvent être honnêtement qualifiés pour porter un regard critique et objectif sur le sujet, d’une part parce que, à quelques rares exceptions, peu d’entre eux lisent l’arabe dans le texte et, d’autre part, parce que les versions françaises du Coran, à quelques exceptions près, sont assez médiocres. Il s’agit bien entendu de traductions et non d’exégèses2.
Doit-on comparer deux textes : l’un sacré, le Coran, et l’autre qui est tout aussi important mais qui reste séculier, la Constitution ? Dans cet exercice de confrontation inhabituelle, s’agit-il de mettre côte à côte ou face à face, dans une présentation la plus loyale possible, les valeurs de la République et celles de l’islam lui-même, et non pas celles d’une République hypothétique et d’un avatar d’un État quelconque prétendument islamique, même si une fois encore on a accepté de comparer ce qui n’est pas forcément comparable ? Ou alors va-t-on essayer de savoir qui, des dirigeants d’une République et des pratiquants d’une religion, respecte le plus la lettre et l’esprit de ce qui lui sert de viatique ou de « Constitution » ? Autant de questions auxquelles on n’aura pas la prétention de répondre mais que l’on va essayer d’approfondir dans l’espoir de proposer des réponses possibles.
Le conseil scientifique de la série Valeurs d’islam a été assuré par Éric Geoffroy, islamologue à l’Université de Strasbourg. |
Saad Khiari,
Chercheur
Éducation et islam
Les femmes et l'islam : une vision réformiste
Islam et démocratie : les fondements
Islam et démocratie : face à la modernité
Chiites et sunnites : paix impossible ?
Le pluralisme religieux en islam, ou la conscience de l'altérité
Coran, clés de lecture
L'humanisme et l'humanité en islam
Le soufisme : spiritualité et citoyenneté
Islam et contrat social
Valeurs d'islam
Liberté, égalité, fraternité
Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, François Maspéro, 1961.
Nom donné aux francs-maçons.
Acronyme arabe de l’État islamique.
Baudoin Dupret, « La charia en dix points… et quelques raccourcis », intervention au cours du séminaire « La Charia : qu’est-ce à dire ? », organisée par la Fondation Res Publica, Rabat, 15 avril 2013.
Les frontispices des mairies en France ont dû faire beaucoup de jaloux parmi les nations. Pour le monde entier, la France, c’est 1789, c’est le pays des droits de l’homme. On ne peut rêver fierté plus légitime au pays de Voltaire et de Victor Hugo. Le peuple venait de se débarrasser de siècles de potentats, d’injustice et d’humiliation. Les « damnés de la terre3 » n’avaient même plus assez d’oripeaux pour égayer la fête et c’est peu dire que le triptyque « Liberté, Égalité, Fraternité » valait graal ou sésame pour des générations de colonisés qui n’étaient pas de la fête mais qui s’étaient juré de prendre un jour leur Bastille, eux aussi.
« Liberté, Égalité, Fraternité » ! Trois mots qui sonnent comme une évidence. On ne peut pas imaginer qu’ils ne fassent pas l’unanimité parmi les hommes, croyants et non-croyants. Les trois religions du Livre, comme les désigne le Coran, prônent la liberté, l’égalité et la fraternité dans des formulations plus ou moins explicites et plus ou moins sujettes à interprétation. Mais avant d’aller plus loin dans cette confrontation des valeurs, on se doit d’apporter deux précisions de taille.
La première est de rappeler qu’il faut prendre garde à ne pas occulter le caractère laïc de cette République, qui fait de la France un cas particulier parmi les démocraties occidentales. Il est important de le rappeler, car c’est ce principe de la République – la laïcité – qui a fait l’objet il y a quelques mois en France, d’une manipulation surprenante permettant à l’extrême droite de se présenter comme le chantre et le plus sérieux défenseur de la laïcité, reléguant aux oubliettes les enfants de Jules Ferry et ceux de la Veuve4, traditionnels défenseurs de la liberté de conscience (ou de la liberté tout court), de l’égalité et de la fraternité. Ce rappel n’est pas anodin, car il témoigne de l’exploitation inadmissible par certains milieux politiques ou culturels du moindre prétexte pour semer le doute sur la compatibilité de l’islam avec les valeurs de la République.
La seconde est celle de replacer ce questionnement relatif à l’islam et aux valeurs républicaines dans son contexte actuel pour essayer de comprendre les raisons de ce brusque intérêt en France pour l’islam, présenté tout d’un coup, quatorze siècles après son apparition, comme une religion quasi inconnue, habitée par la violence et l’obscurantisme, alors qu’au plus fort de l’âge d’or de l’empire colonial et des protectorats, la France, fille aînée de l’Église et grande puissance impériale, comptait plus de musulmans que de chrétiens. Les historiens la qualifiaient alors, non sans raison, de « puissance musulmane ».
De deux choses l’une, pourrait-on objecter : ou bien c’est l’islam qui a changé, ou bien ce sont les musulmans qui ont changé. Et quand on sait que, pour les musulmans, le Coran est un texte sacré immuable, on en conclut que ce sont les musulmans qui ont changé, et dans ce cas on se sent un peu grugé d’avoir assisté à une vaste comédie qui a duré des siècles, qui a hypnotisé l’Andalousie et endormi des générations entières de philosophes, de théologiens et qui aurait pu continuer d’embobiner la terre entière, n’étaient le cataclysme provoqué par Ben Laden et l’apocalypse déjà promise par l’autoproclamé calife de Daesh5. Le réveil de l’Occident fut tellement brutal après des siècles d’endormissement, qu’il eut pour conséquence de jeter le bébé avec l’eau du bain, découvrant que l’islam n’était qu’une espèce de vaste imposture derrière laquelle se tramait un formidable « choc des civilisations ».
Ceci pour souligner l’opportunité du débat, puisqu’il répond à une demande collective et diverse au sujet d’une religion qui occupe une partie de l’espace public actuellement en France et dont on ne sait pas grand-chose, excepté ce que les médias et autres communicateurs veulent bien nous en dire. Point n’est besoin de faire le procès des responsables de l’Éducation nationale au sujet du béotisme quasi général en matière de religion, dans un pays qui s’abrite derrière la laïcité pour choisir ses priorités, persuadé que la laïcité signifie la négation du religieux. Régis Debray a bien essayé, mais en vain, de conseiller l’introduction de l’enseignement de l’histoire des religions pour préparer les générations actuelles et futures aux débats essentiels à venir : puisse-t-il un jour être lu, entendu et compris !
Enfin, une dernière mise au point est nécessaire avant d’aller plus loin : elle concerne l’énumération des références auxquelles on aura nécessairement recours pour parler d’islam.
Il s’agit du Coran et de la Sunna, qui constituent les deux sources fondamentales de la loi islamique. Si le premier est un texte sacré et indiscuté pour les musulmans, le second désigne la tradition islamique tirée de l’exemple de la vie du Prophète et reposant sur les hadîth qui signifient l’ensemble des récits rapportés au sujet de la vie du Prophète en tant que guide des croyants. Ces récits, relayés et transmis au cours du temps, ont été plus ou moins altérés, et sont donc quelquefois sujets à caution, sauf ceux qui portent la mention sahîh (« authentique ») ou hasan (« bon »), après avoir reçu l’imprimatur par les spécialistes de la validité de la chaîne de transmission (Muslim et Bukhârî, notamment).
Dernière référence, enfin : le recours à la charia, souvent confondue avec la loi islamique, alors qu’elle est tout simplement la codification par l’homme du texte sacré, effectuée au gré des interprétations selon les jurisconsultes et les écoles dont ils se réclament. Or la connaissance de la loi islamique (le fiqh) est une des principales disciplines de l’exégèse islamique. C’est une science qui reconnaît quatre fondements : le Coran, la Sunna, le consensus des savants musulmans (ijmâ‘) et le raisonnement par analogie (qiyâs).
La charia est, en résumé, la forme normative de l’association du Coran et des paroles du Prophète (hadîth), qui regroupe des jurisprudences décrétées par les savants religieux, selon leurs interprétations spécifiques et pas toujours indépendantes du pouvoir temporel. D’où les controverses récurrentes en Occident, et même dans les pays musulmans, au sujet de telle ou telle question, en fonction des impératifs du moment : adultère, port du voile, jeûne du mois de Ramadan, peine capitale, avortement etc. Comme l’indique le chercheur Baudoin Dupret, « aujourd’hui, la charia est souvent devenue un slogan politique. Il ne s’agit pas tant de la voir convertie en droit musulman que de s’en revendiquer contre des régimes dont la légitimité, entre autres religieuse, est contestée. Le plus souvent, les formations politiques qui demandent l’application de la charia n’ont pas de programme détaillant le contenu de celle-ci et, partant, ce qu’il y aurait lieu d’abroger et de remplacer dans les systèmes juridiques en place. Appliquer la charia, c’est une revendication d’éthique politique, avant tout, la mise en avant d’un référentiel plutôt que l’exécution d’un programme précis6 ».
L’absence d’un corpus commun de lois islamiques à l’usage de tous les pays musulmans est la preuve que la charia est particulière à chaque pays musulman qui l’a adoptée, en fonction de l’école juridique et doctrinale (madhhab) à laquelle il se rattache.
Après ces précisions, on peut considérer que l’on peut aligner Coran et Constitution. Ce sera donc verset contre article, parole sacrée contre parole profane. Mais dans le cas où, à l’issue de la rencontre, l’entente est cordiale et les valeurs similaires, aurons-nous pour autant la paix jusqu’à la fin des temps ? La réponse est non, parce que c’est l’homme qui est au centre du débat, avec ses imperfections et ses oublis, ses a priori et ses faiblesses et, même si l’école du sacré et celle du profane mettent beaucoup d’espoir sur le travail sur soi et le perfectionnement intérieur, il restera toujours à la lisière de la « vérité » parce que les profanes ont conclu que la perfection était utopie et que les croyants ont admis que seul Dieu était parfait.
Liberté
Loi du 13 juillet 1990 contre l’antisémitisme.
Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), La Lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. Année 2013, La Documentation française, 2014, p.18.
Edwy Plenel, Pour les musulmans, La Découverte, 2014, p.19.
Coran 10 : 99.
Coran 2 : Le cheikh Si Hamza Boubakeur note à propos de ce verset que « nul ne peut être contraint de professer une religion malgré lui et ne peut être empêché d’embrasser la religion de son choix. C’est ce que, chez les chrétiens, le dernier concile (1964) a fini par proclamer sous le titre de “liberté religieuse” » (Le Coran, trad. Si Hamza Boubakeur, op. cit., p. 159).
Coran 109 : 6.
Le soufisme est la voie spirituelle, intérieure et ésotérique de l’islam.
« Salafisme » signifie la référence au salaf, c’est-à-dire aux premiers musulmans qui ont été témoins du Prophète. Les intégristes islamistes ont usurpé ce nom pour s’assurer plus de respectabilité. Ils représentent un véritable désastre pour les musulmans, car ils prônent ni plus ni moins qu’un retour en arrière, les femmes étant leurs premières victimes, contraintes de se couvrir intégralement et de rester à la maison.
La liberté est l’une trois valeurs cardinales constitutives de la République, reconnue par la déclaration du 26 août 1789 comme un droit qui a permis à l’homme de quitter le statut de sujet pour celui de citoyen. La libération de l’homme lui ouvre le droit à la liberté, comme on libère l’esclave de ses chaînes. L’homme devenu citoyen va prendre part à la construction de son destin. Il ne subit plus ; il agit et prend conscience de sa responsabilité dans ses choix et ses actes. Il se plie aux lois qu’il aura lui-même élaborées au parlement et accepte les règles du jeu de la démocratie puisqu’il bénéficie de la liberté d’opinion et d’expression, de la liberté de parole, de la liberté du culte et de celle d’entreprendre et de se syndiquer.
Mais le pays des droits de l’homme, longtemps et toujours phare des valeurs humanistes, a aussi un défaut dans sa carapace. Il va continuer à se proclamer comme précurseur de la libération de l’homme tout en continuant à marginaliser ses indigènes dans son empire colonial. Les instituteurs y apprenaient aux petits écoliers à chanter la liberté sans se douter que les enfants se rêvaient en Gavroche et qu’on leur ferait la guerre un jour pour avoir eu l’audace de les prendre au mot. Ce qui fera dire à l’écrivain et poète algérien Malek Haddad (m. 1978), pendant la guerre d’Algérie : « C’est fou ce que la France a du talent quand elle ne fait pas la guerre. » C’est dire à quel point sont à plaindre ceux qui aujourd’hui font le procès de l’islam au lieu de s’en vouloir de l’avoir considéré tout juste comme une prise de guerre, sans avoir cherché à le connaître et ignorant que l’école et le Coran ont toujours été à l’unisson pour sacraliser la liberté.
Dans son article 1er, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen proclame que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » et précise plus loin, dans son article 4, que « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Naître libre, c’est disposer de son destin et exercer son droit dans le respect des règles établies en commun à l’issue d’un processus démocratique choisi. Cette liberté donne à l’homme, en tant qu’individu, le droit de choisir ses croyances, sa vie privée, sa vie familiale, de circuler librement, d’avoir accès à la propriété et au travail, d’exercer le droit de grève, de se syndiquer et de disposer, en tant que citoyen, du droit de vote et de réunion, et de la liberté d’expression.
La Déclaration va encore plus loin dans l’élargissement du champ d’exercice de la liberté, puisqu’elle proclame dans son article 11 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme ; tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi. » On ne peut trouver définition plus complète et plus neutre. Elle rappelle les restrictions à respecter et les limites à ne pas dépasser dans l’exercice de cette liberté, faute de quoi on enfreindrait la loi censée la protéger. On en vient alors à s’interroger sur l’interprétation de cette loi, comme on viendrait mutatis mutandis à le faire au sujet de l’interprétation des versets coraniques. Dans les deux cas, le moindre risque de dénaturation du sens, fut-elle volontaire, sera mis sur le compte de la faillibilité de l’homme. C’est en effet lui qui s’est octroyé le droit de « parler, écrire et imprimer librement » et c’est encore lui qui n’hésitera pas à disposer de cette liberté, parfois au gré des circonstances et souvent en s’accommodant d’une interprétation aux contours imprécis de la notion d’« abus de cette liberté ».
C’est malheureusement le triste constat qu’on est obligé de faire aujourd’hui après des années d’une montée graduelle d’une hostilité de plus en plus visible à l’égard de tout ce qui touche de près ou de loin à l’islam et aux musulmans. Certains, au prétexte de la liberté d’expression et sans connaissance réellement solide de l’islam, ni de précautions particulières, ont fini par déformer le message coranique, pas nécessairement par malveillance, jusqu’à faire du musulman un vecteur de désordre et un danger permanent pour la République. Dans la France d’aujourd’hui, la parole a été libérée au point de laisser apparaître au grand jour, à l’égard des musulmans, un véritable sentiment de haine qu’on a fini par désigner par le terme d’« islamophobie ». Les auteurs de cette dérive ne se sont jamais inquiétés de savoir s’ils avaient à « répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». Il s’est même trouvé un célèbre éditorialiste de l’hebdomadaire Le Point7 pour s’avouer publiquement islamophobe sans qu’il soit inquiété le moins du monde, conforté sans doute par le fait qu’il n’existait pas de loi pour punir l’islamophobie, contrairement au traitement réservé aux manifestations d’antisémitisme8.
La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) avait déjà noté, dans son rapport, en 2013, « se cachant derrière ce nouvel habillage, le terme d’“islamophobie” a été utilisé par les groupes politiques pour fédérer un électorat plus large et revendiquer le droit d’exprimer sa détestation de la religion musulmane et du musulman. […] L’islamophobie relèverait de la liberté d’opinion et d’expression, et à ce titre, les manifestations de haine qu’elle inspirerait, que ce soit à l’encontre du culte musulman ou de ses croyants, ne sauraient tomber sous le coup de la loi pénale9 ». Ce qu’Edwy Plenel commentait en ces termes : « Si on compare notre époque à celle de l’avant-guerre, on pourrait dire qu’aujourd’hui le musulman, suivi de près par le Maghrébin a remplacé le juif dans les représentations et la construction d’un bouc émissaire10 ».
Fort heureusement, et c’est l’une des vertus du système démocratique qui fait la grandeur de la République, des voix s’élèvent régulièrement pour appeler au respect de la liberté telle qu’elle est garantie par la Constitution. Dans leur immense majorité, les Français condamnent toute forme d’atteinte aux valeurs de la République.
Que dit précisément l’islam sur la liberté ?
‘Umar Ibn al-Khattâb (m. 644), compagnon et ami du Prophète, à qui il succéda comme deuxième calife, avait eu ce mot célèbre à l’adresse de quelques musulmans un peu trop zélés : « Depuis quand asservissez-vous des hommes que leurs mères ont mis au monde libres ? » Cela se passait quelques siècles avant l’adoption de l’article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, faisant de la liberté une valeur innée avant d’être acquise… La liberté est entendue à cette époque-là comme liberté de croire ou de ne pas croire, dans une période marquée par la révélation de l’islam et les premières conversions, mais aussi comme le début du rejet de l’esclavage et le refus de la domination de l’homme par l’homme.
Et comme la croyance en un Dieu unique est un terme récurrent dans le Coran, elle est toujours assortie de la notion de liberté pour être validée en tant que choix indépendant de toute contrainte : « Et si ton Seigneur l’avait voulu, tous les hommes peuplant la terre auraient sans exception embrassé Sa foi ! Est-ce à toi de contraindre les hommes à devenir croyants11 ? » On retrouve cette même mise en garde au sujet de la contrainte dans le verset : « Pas de contrainte en religion12. » L’importance accordée ici à la liberté de choix, et donc à la liberté de croire ou de ne pas croire, sera renforcée quelques années plus tard dans un autre verset : « À vous votre religion et à moi la mienne13. » Le rapprochement de ces deux versets, révélés dans des circonstances historiques différentes est tout à fait nécessaire, compte tenu de l’importance pour les exégètes de la notion de contexte et de circonstances de la révélation coranique (asbâb al-nuzûl) pour une meilleure compréhension du message coranique.
L’homme est donc tout à fait libre dans le choix de ses croyances pour autant qu’il n’essaie pas d’imposer les siennes aux autres. Il est libre dans l’expression de son opinion et dans la diffusion de ses idées à la condition qu’elles n’encouragent pas la subversion ni la désobéissance civique. On peut être très sceptique devant de telles affirmations quand on connaît l’état de délabrement de la liberté d’expression dans la plupart des pays musulmans, et les restrictions imposées aux citoyens, y compris dans l’exercice du culte. Cette situation peut paraître paradoxale quand on sait que ces libertés étaient garanties durant des siècles, dès le premier califat, et que des pays comme l’Irak, la Syrie ou l’Égypte étaient réputés pour leur ouverture d’esprit et pour le respect rigoureux mais raisonné des prescriptions coraniques. On pouvait venir débattre librement dès la fin du VIIIe siècle sous le règne du calife al-Ma’mûn à la « Maison de la Sagesse » (dâr al-hikma) de Bagdad, véritable ruche où travaillaient des savants sur différentes disciplines et où la parole circulait librement. Ce modèle de maison du savoir et des échanges essaima dans plusieurs pays du Moyen-Orient, notamment en Syrie et en Égypte, puis à Cordoue jusque vers la fin du XVe siècle.
Or nous voici ramenés à ce paradoxe particulier aux pays musulmans où l’on s’étonne sans cesse du vide abyssal qui existe entre les valeurs de l’islam et l’usage qui en est fait, que ce soit au niveau de l’exégèse coranique proprement dite ou de la dénaturation volontaire du message coranique à des fins politiques ou autres. Ce retour périodique à l’âge d’or andalou pour rappeler les valeurs réelles de l’islam finit par devenir obsessionnel chez les dirigeants des pays musulmans qu’on est bien obligé de considérer comme des passéistes, accrochés au rêve du paradis prévu, là-bas en Andalousie. Ce qui a fait dire à juste titre à Régis Debray que l’islam a eu sa Renaissance avant d’avoir son Moyen Âge.
Oui, il s’agit bien de « Moyen Âge », et ce n’est pas faire insulte aux islamologues et aux hommes de foi que de constater qu’à bien des égards l’attitude des dirigeants des pays musulmans et de leurs dignitaires religieux, devant la dénaturation de la parole sacrée du Coran et l’émergence d’une vision inquiétante de l’islam, nous renvoie vers des horizons qui n’inspirent guère l’optimisme et vers un monde qui fait froid dans le dos, à l’image de l’avant-goût du désastre que nous promet l’autoproclamé calife de Daesh. L’espoir ne peut venir que d’une lecture raisonnée du Livre Saint, et de l’initiative qui pourrait venir des soufis, par exemple, pour leur respect de la parole sacrée et leur fidélité à la voie muhammadienne14. Faute de clergé dans l’islam sunnite, il revient aux plus sages d’entre les musulmans et aux plus compétents d’entre eux de dire l’islam. Cet écart parfois très important dans l’interprétation des versets coraniques entre les tenants d’un islam littéraliste, obscur et rétrograde, représenté aujourd’hui par les fondamentalistes et les salafistes15, et un islam du juste milieu, conforme à celui que recommande le Coran, donne lieu à des réponses contradictoires aux questions que se posent les Français, relatives à une situation nouvelle pour eux avec l’intrusion brutale dans leur quotidien d’un islam dont on leur avait en quelque sorte caché la brutalité.
Le voile islamique, le niqab, la burqa, le hijab, la prière dans la rue et autres nouveautés dans le paysage français interpellent, à juste raison, un auditoire qui ne sait comment faire pour démêler le vrai du faux. L’exemple du voile islamique est typique de ce questionnement : s’agit-il oui ou non d’une obligation canonique qui doit être scrupuleusement respectée par la femme musulmane, faute de quoi elle commettrait un péché grave ? La réponse est non et il n’est pas nécessaire d’être un éminent spécialiste pour fournir la bonne réponse. Il suffit de revenir au Coran tout simplement.
Mais le débat devient impossible aussi bien avec les tenants d’un islam obscurantiste qu’avec les ennemis notoires de l’islam. Du reste, les deux parties profitent de l’aubaine pour avancer leurs pions et défendre des positions radicalement opposées, mais elles partagent curieusement la même complicité pour la remise en question du modèle français d’intégration, dont on s’accorde à dire qu’il est nettement préférable au modèle communautariste anglo-saxon pour ce qui concerne le « vivre ensemble ».
La liberté est une valeur fondamentale en islam, car elle détermine l’ensemble des actions du musulman pour lesquelles il aura à rendre compte le jour du Jugement dernier, hormis celles accomplies sous la contrainte. Liberté de croire ou de ne pas croire, liberté d’entreprendre, liberté d’expression, liberté d’opinion… mais toutes ces libertés ont des limites énoncées dans le Coran et la Sunna, et sont codifiées par la loi islamique.
S’il existe aujourd’hui encore parmi les jurisconsultes, c’est-à-dire les savants doctrinaires de l’islam, des controverses importantes au sujet de l’interprétation d’un certain nombre de prescriptions ou de recommandations, c’est parce que la plupart d’entre eux s’étaient un peu éloignés des cadres du Coran et de la Sunna pour essayer de constituer une normativité qui fasse du fiqh (droit musulman) un traité de droit positif. Ce fut le cas par exemple lors des incidents qui ont eu lieu en Algérie, lorsque des policiers ont interpellé des jeunes qui ne faisaient pas le jeûne du Ramadan. L’emprise du religieux est tellement institutionnalisée dans les pays musulmans qu’on en est arrivé à oublier que l’observation du jeûne est une obligation rituelle et non pas juridique. Il a fallu une grande campagne de presse en Algérie et le courage d’un certain nombre d’intellectuels pour mettre en garde les autorités algériennes contre une tentative de condamnation qui n’aurait été légitime que pour faits d’outrage à l’ordre public et jamais pour infraction à la charia. Ainsi sont-ils parvenus à installer le doute dans les esprits entre l’obligation rituelle et l’obligation juridique, et à provoquer de la sorte une entorse grave à la liberté.
On pourrait aussi parler de l’apostasie, de la pilule, de l’avortement, de l’usage du tabac, de l’homosexualité, de la procréation médicalement assistée, etc. Autant d’exemples pour lesquels il est difficile de légiférer tant qu’il n’y aura pas de consensus général entre les savants de l’islam pour un dépoussiérage attendu depuis des siècles. En attendant et quels que soient le lieu, les croyances et les circonstances, il faut défendre la liberté quel qu’en soit le prix.
Egalité
« Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, article 1er). L’égalité ne peut être dissociée de la liberté. Les deux valeurs font partie du patrimoine de l’individu dès sa naissance. On dirait dans le langage d’aujourd’hui qu’elles sont des « marqueurs » et qu’elles font partie de l’ADN de chaque citoyen français. Deux valeurs fortes et d’égale puissance, garanties par les lois de la République qui assurent l’accès aux mêmes droits pour tous. L’égalité des chances, à travers l’accès à l’école, à la formation, au travail, au logement, aux loisirs, aux soins, etc. En bref, la justice, dans son acception la plus large, est accessible à tous. Autrement dit, la loi permet à chaque citoyen, sans aucune distinction, de saisir les mêmes opportunités et de bénéficier des mêmes protections.
De 1789 à nos jours, tous les régimes ont essayé sans succès de respecter les termes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et de veiller à l’application de la loi. Il ne pouvait en être autrement puisqu’il n’existait pas un seul exemple de cette société idéale, y compris dans des régions soumises aux pouvoirs des Églises censées pourtant faire partager aux hommes les idéaux de justice et d’égalité. Les cinq Républiques qui se sont succédé, n’ont jamais réussi à mettre fin à l’arbitraire, à l’abus de pouvoir et à l’injustice, y compris durant les périodes où l’Église, représentant la foi et la parole sacrée, possédait encore un certain pouvoir pour rappeler les valeurs fondamentales du christianisme. Bien au contraire, les représentants du clergé ont tout fait pour sauvegarder ce qu’il leur restait de privilèges après la Révolution de 1789.
Au fil du temps, les hommes et les femmes ont mené de véritables luttes pour conquérir d’autres droits politiques, tels que le suffrage universel masculin en 1848, et féminin beaucoup plus tard, en 1944. Des droits qui nous paraissent aujourd’hui élémentaires, comme les droits économiques et sociaux, n’ont été acquis qu’en 1882 pour le droit à l’éducation, en 1945 pour la protection sociale, et ce n’est qu’en 1946 que tous ces droits seront élargis aux femmes. Sans oublier de rappeler que ces victoires obtenues au nom de l’égalité ne l’ont été qu’après des années de luttes et de sacrifices.
D’autres victoires restent à conquérir telles que l’égalité homme-femme, l’accès au logement, à la santé et aux loisirs pour les plus démunis, la fin des discriminations à l’embauche, de la stigmatisation des minorités, ou encore la réforme de la fiscalité et la protection sociale dont le fonctionnement est fondé, au nom de l’égalité républicaine, sur la redistribution équitable de la richesse nationale et sur un financement équitable proportionnel aux revenus réels des citoyens. À ceux des plus pessimistes qui diront qu’il y a loin de la coupe aux lèvres, on répondra que l’histoire nous a appris que rien n’est jamais acquis sans lutte et que d’autres combats restent encore à mener dans un monde de plus en plus dominé par la puissance de l’argent et la perte de spiritualité.
Il ne s’agit pas, bien évidemment de faire le procès de la nature humaine, mais de se rendre à l’évidence qu’une société égalitaire et juste relève du rêve et de l’utopie, et de considérer chaque fois comme une formidable victoire toute avancée qui va dans le sens de moins d’injustice et de moins d’arbitraire, et qui applique de la manière la plus équitable possible des lois qui garantissent l’égalité pour tous.
Que dit précisément l’islam au sujet de l’égalité ?
L’égalité (al-musâwât) est une des valeurs fondamentales du Coran. Le Coran parle d’« égalité entre les gens » ou « entre les humains » (al-musâwât bayna l-nâs). Si, dans le monde séculier de la République, on ne doit pas confondre égalité et égalitarisme, c’est encore plus vrai dans le domaine religieux, et en islam en l’occurrence, puisque Dieu proclame que tous les hommes ne sont pas égaux et qu’il y aura toujours des riches et des pauvres : « Si Dieu avait prodigué sans mesure Ses richesses aux hommes, ces derniers auraient commis les pires excès sur la terre. Aussi leur accorde-t-il ce qu’Il veut, avec mesure car Il connaît bien la nature des hommes et lit si bien dans les cœurs16. »
L’homme étant responsable de ses actes devant Dieu, il doit être juste et équitable dans ses rapports avec autrui, notamment s’il est appelé à rendre la justice. En islam, l’égalité se nomme « équité », et ce terme revient souvent dans les versets coraniques pour rappeler l’éthique qui est contenue dans cette valeur importante dans le sens où elle va bien au-delà des seules règles de droit en vigueur établies par l’homme, même si elles sont conformes aux prescriptions coraniques. L’équité en islam garantit la justice la plus juste dans la mesure où celle des hommes ne sera jamais complète parce qu’elle présentera des lacunes ou qu’elle s’avérera inadaptée. Elle veille à ce que soit attribué à chacun ce qui lui est dû avec la plus stricte impartialité :
- « Dis-leur, mon Seigneur ordonne l’équité17 » ;
- « En vérité Dieu ordonne l’équité, la charité et la libéralité envers les proches18 » ;
- « Observez la juste mesure et le bon poids en toute équité. Nous n’imposons à aucune âme une charge qu’elle ne puisse supporter19 ».
L’égalité entre les hommes, signifie donc égalité entre les êtres humains devant Dieu, au sens où Dieu est justice et que les hommes et les femmes seront jugés en fonction de leurs actes, chacun étant responsable de ses bonnes et de ses mauvaises actions. Aucun musulman n’est comptable des actions d’autrui et les siennes seront jugées en fonction de ses intentions. Dieu exige de l’homme qu’il soit juste et équitable envers les autres et qu’il s’élève contre les injustices comme y incitait le Prophète : « Celui d’entre vous qui constate un mal qu’il s’y oppose par la force ; s’il ne le peut, qu’il s’y oppose par la parole ; et s’il ne le peut, qu’il s’y oppose par son cœur, et c’est là le moindre de ce qu’exige la foi. »
Dieu ne fait pas de préférence entre Ses créatures, sauf concernant la piété et le respect de Ses commandements : « Ô hommes ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle et nous vous avons répartis en peuples et en tribus, pour que vous fassiez connaissance entre vous. En vérité, le plus méritant d’entre vous auprès de Dieu est le plus pieux20. »
Cependant, la notion d’égalité en matière de religion n’est pas à comparer avec celle qui est établie par l’homme, parce que si l’homme chargé d’appliquer la loi doit rendre compte à la société qui lui a confié cette mission ou ce privilège, Dieu n’a pas à rendre compte des bienfaits qu’Il distribue à Ses créatures, ni à justifier Ses commandements ni Ses exigences auprès de ses fidèles. L’homme doit être juste dans son comportement et, s’il est appelé à rendre la justice, il doit le faire en toute équité, faute de quoi il s’expose à la punition divine le jour du jugement dernier.
En fin de compte, l’intérêt espéré dans cette approche de la notion d’égalité dans un monde sécularisé (la République) et dans l’islam, ce n’est pas tant l’égalité en elle-même entre les individus d’une même société, dont on sait qu’elle n’existera jamais dans l’absolu, mais bien la problématique de l’égalité entre l’homme et la femme. Et c’est principalement ce sujet qui intéresse les opposants à l’islam, mais pas seulement il faut le dire, même si les premiers l’attendent avec une certaine gourmandise, flairant là l’occasion d’en découdre avec des hommes qui sont supposés considérer leurs femmes comme quantités négligeables, qui plus est dans une société occidentale et démocratique dont ils revendiquent la pleine citoyenneté.
Point n’est besoin de se lancer dans une longue plaidoirie pour rappeler que l’islam a libéré la femme et qu’il lui a accordé des droits qu’aucune femme n’avait obtenus auparavant. Certes, il y a encore des domaines où il reste beaucoup de progrès à faire et, le pouvoir étant comme partout dans le monde entre les mains des hommes, il n’y aurait rien d’étonnant à constater que les gouvernants des pays musulmans n’ont pas particulièrement envie de se presser pour céder de leur pouvoir au profit de la femme. Pour mémoire, il faut rappeler que le seul pays qui n’a pas signé la Déclaration universelle des droits de l’homme à l’ONU en 1948, c’est l’Arabie saoudite parce qu’elle refusait d’entériner l’égalité homme-femme. Impensable mais vrai !
Cela étant dit, et pour mieux comprendre les enjeux de cette confrontation entre les valeurs républicaines et l’islam, il nous paraît nécessaire de rappeler quelques données historiques. Le monde musulman, dans sa configuration actuelle, date de 1962, année de l’indépendance du dernier pays colonisé, l’Algérie. La plupart des pays musulmans ont été indépendants à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Le seul pays musulman maître de son destin avant cette époque était la Turquie, qui après avoir abandonné le califat et s’être fait déposséder de son empire, a définitivement opté pour la laïcité sous Mustapha Kemal Atatürk. Ce rappel n’est pas tout à fait anodin, car il permet de moduler les critiques trop souvent ressassées quant à l’immobilisme des sociétés islamiques auxquelles il est reproché de ne pas avoir accompli au cours d’une période relativement courte, pour ce qui concerne le statut de la femme, les progrès comparables à ceux accomplis en France durant plus de deux siècles.
La France a commencé sa Révolution en 1789, dans un environnement occidental marqué par les progrès scientifiques, techniques et industriels, et il faudra attendre plus d’un siècle (1907) pour que les femmes puissent disposer librement de leur salaire. L’islam, dès sa révélation, treize siècles auparavant, avait interdit au mari de toucher au patrimoine de son épouse comme à son salaire, dont elle peut disposer à sa guise et qu’elle n’est pas obligée d’utiliser pour les dépenses du ménage. Cette charge est réservée au mari, puisqu’il est le chef de famille. En France, c’est tout récemment, en 1942, que les femmes ont pu ouvrir un compte bancaire et ce n’est qu’encore plus récemment, en 1965, qu’elles ont eu le droit d’exercer une activité professionnelle, de gérer leurs bien propres et d’ouvrir un compte bancaire sans l’autorisation de leur mari.
La logique et le bon sens voudraient que soit laissé au moins autant de temps à des pays nouvellement émancipés, dirigés par des gouvernants autocratiques ou corrompus mais dont la jeunesse éprise de progrès et de démocratie est prête à faire sa révolution à la première occasion, pour essayer de faire bouger les lignes. Cette révolution passerait obligatoirement par des mesures nécessaires à l’émancipation de la femme, par la relecture raisonnée du Coran et la lutte sans merci contre ces organisations terroristes qui prétendent agir au nom de l’islam, et par la dénonciation des régimes qui les soutiennent. Et ce n’est pas faire un procès aux pays occidentaux que de pointer leur part de responsabilité dans le marasme actuel du monde musulman dont ils avaient la tutelle durant de longues décennies et dont ils continuent à soutenir des dirigeants véreux dans les pays où leurs intérêts financiers et stratégiques ne laissent guère de place aux états d’âme et aux paroles lénifiantes.
Dans beaucoup de pays musulmans, un véritable travail de réflexion relatif au statut de la femme et à l’égalité homme-femme est accompli à tous les niveaux de la société. On n’hésite pas à revenir aux textes originels et à ne plus se contenter des exégèses imposées il y a des siècles et qui sont à l’origine de cet immobilisme qu’on reproche à juste titre à l’islam. Ainsi, à propos de l’égalité en islam, Asma Lamrabet écrit : « L’injonction coranique est on ne peut plus claire : instaurer une nouvelle conception dans les relations hommes femmes dont leur participation à la prise de décision politique. Ce concept est bien révolutionnaire et avant-gardiste et ce même à l’aune de notre modernité où l’égalité des droits en matière de participation politique féminine à l’échelle mondiale n’est pas chose acquise !21 »
En réalité, le débat qui préoccupe aujourd’hui l’Occident, et plus particulièrement la France, c’est de connaître la vraie nature de l’islam afin de se faire pour ainsi dire sa religion sur ce qui est perçu aujourd’hui comme une idéologie dangereuse et qui suscite une inquiétude réelle au sein d’une société qui se pose en toute bonne foi des questions sur une cohabitation jugée à risques.
Fraternité
Coran 49 : 10.
Coran 3 : 103.
Coran 3 : 104.
Au contraire de « Liberté » et « Égalité », le terme « Fraternité » n’existait pas dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Ce symbole révolutionnaire était tombé en désuétude avant de réapparaître lors de la révolution de 1848, mais avec une connotation chrétienne qui ne faisait pas l’unanimité. Il faudra attendre le 14 juillet 1880 pour qu’il soit inscrit sur le fronton des édifices publics.
La fraternité est définie comme « le lien fraternel et naturel ainsi que le sentiment de solidarité et d’amitié qui unissent ou devraient unir les membres de la même famille que représente l’espèce humaine. Elle implique la tolérance et le respect mutuel des différences, contribuant ainsi à la paix22 ». La référence à la relation humaine lui donne un caractère plus universel que celui de la solidarité, lequel, associé aux termes de tolérance et de respect mutuel des différences, aboutit à une composante qui en fait une valeur fondamentale universelle. Une occasion supplémentaire de rendre hommage à la Révolution française et à la République.
Mais, à la différence de la liberté et de l’égalité, la fraternité ne peut être garantie par la loi, contrairement à ce qu’on pourrait penser en relisant l’article 1er de la Déclaration universelle des droits de l’homme (adoptée par les Nations unies en 1948), qui stipule que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ». Pour ce qui concerne la notion de fraternité, il faut prendre cet article comme une vive recommandation, plutôt que comme une obligation, compte tenu de sa portée morale et de l’impossibilité de légiférer en la matière.
En France, aujourd’hui, le mot paraît désuet, sauf dans les milieux religieux et dans certaines organisations ou associations, ou alors dans l’armée où on parle de « frères d’armes ».
Que dit l’islam au sujet de la fraternité ?
La fraternité, en islam, c’est l’appartenance à la famille humaine, à la communauté des croyants musulmans (Umma), ayant en partage l’entraide, la compassion et la solidarité. La fraternité pour les musulmans représente le plus grand dénominateur commun que lui garantit l’appartenance à la Umma et lui sert en même temps de recours devant les accidents ou les malheurs de la vie et devant l’injustice humaine. Elle sert de signe de ralliement pour le musulman où qu’il se trouve dans le monde et lui ouvre la porte de la solidarité au nom de l’islam. Le Coran et les hadîth lui accordent autant d’importance qu’à d’autres obligations telles que la piété, la solidarité ou la charité :
- « Les croyants sont des frères. Établissez la concorde entre vos frères et craignez Dieu afin de mériter Sa miséricorde23 » ;
- « Attachez-vous fermement au pacte de Dieu et ne vous divisez pas. Rappelez-vous les bienfaits que Dieu vous a accordés lorsque, d’ennemis que vous étiez, il a rétabli l’union entre vos cœurs et a fait de vous des frères par un effet de Sa grâce24 » ;
- « Puissiez-vous former une communauté qui prêche le bien, ordonne ce qui est convenable et interdise ce qui est répréhensible25 » ;
- « Les musulmans, dans l’amour, la compassion et la miséricorde qu’ils se portent sont comparables à un seul corps. Lorsqu’une partie est affectée aussitôt l’ensemble de l’organisme réagit par la perte de sommeil et la fièvre » (hadîth) ;
- « Aucun d’entre vous n’est un véritable croyant tant qu’il n’aimera pas pour son frère ce qu’il aime pour lui-même » (hadîth) ;
- dans un autre hadîth, le Prophète aurait dit, en croisant les doigts : « Le croyant est pour son frère tel un édifice dont les pierres se soutiennent les unes les autres. »
Valeurs, contre-valeurs ou valeurs communes ?
À la devise républicaine « Liberté, Égalité, Fraternité » il faudrait nécessairement associer la laïcité qui fait partie du socle républicain. Certes, le terme n’apparaît officiellement que dans l’article 1er de la Constitution de 1958 : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. » Ce qui importe ici, dans ce débat, c’est de rappeler que la laïcité garantit la neutralité de l’État en matière religieuse et qu’elle est aussi une éthique basée sur la liberté de conscience, de croyance et de pratique du culte. Aucune religion n’est donc ni privilégiée, ni stigmatisée par rapport à une autre, et la pratique religieuse est totalement garantie tant qu’elle respecte les lois de la République.
Que s’est-il donc passé, qui remette soudainement en question un équilibre et une harmonie dont la France n’avait pas à rougir ? C’est précisément cette question qui apparaît en filigrane derrière l’intitulé « L’islam et les valeurs de la République ». Or, comme il fallait s’y attendre, la confrontation des valeurs républicaines avec celles de l’islam n’a pas mis à jour quelque particularité qu’on ne sache déjà, ni un quelconque obstacle infranchissable à une cohabitation sereine et apaisée.
Oui, la liberté existe sous le ciel de France. Oui l’égalité existe, et la fraternité aussi. Mais qui pourrait prétendre qu’on a fait suffisamment de chemin pour arriver à cette société idéale que l’on essaie d’inventer depuis 1789 ? Certes, le parcours est encore long et tout le monde convient que la France, à l’instar des autres nations, ne peut échapper aux vents contraires et au pouvoir incontrôlable de l’argent dans sa face la moins vertueuse.
Oui, le monde musulman doit sortir de sa torpeur. Oui, l’islam est à relire d’abord avant de prétendre le réinventer. Oui, son rituel a besoin d’être adapté aux impératifs de la vie moderne. Oui, le statut de la femme est en décalage avec le besoin d’émancipation et de progrès. Sont-ce là des raisons acceptables pour rejeter l’Autre, quand ce n’est pas pour le renier ? Non, évidemment, parce que l’islam n’a pas de tare rédhibitoire, parce qu’il fait appel à la raison et qu’il laisse toute latitude à l’homme pour aller le plus loin possible dans sa quête de la vérité.
Encore une fois, aucune des particularités énumérées ne représente un obstacle infranchissable, et les valeurs réciproques de l’islam et de la République sont tout à fait compatibles pour peu que, de part et d’autre, on évite toute crispation et tout a priori et que la volonté de dépasser cette barrière virtuelle soit évidente.
La responsabilité du blocage actuel est partagée et elle incombe en premier lieu aux différents acteurs qui ont manqué de courage pour affronter cette situation nouvelle et pour faire un travail de pédagogie qui aurait eu le mérite de gagner du temps et d’éviter bien des drames.
Il est évident que les musulmans ont leur part de responsabilité, parce que les autorités religieuses du monde islamique n’ont pas été à la hauteur au moment des graves crises qui ont secoué le monde à la fin du siècle passé et qui continuent de faire des dégâts considérables. Aucune condamnation solennelle et unanime n’est venue du monde musulman pour dénoncer la barbarie des Groupes islamiques armés (GIA26) en Algérie durant la fameuse décennie noire (1991-2001). Depuis, une autorité islamique telle que le cheikh al-Azhar, au Caire, a condamné vigoureusement les djihadistes de Daesh.
Certes, l’islam sunnite n’a pas de hiérarchie cléricale qui aurait pu dire l’islam et séparer le bon grain de l’ivraie, mais il dispose en Égypte et en Arabie saoudite, notamment, de sommités religieuses ayant suffisamment d’autorité morale pour nous aider à y voir plus clair et nous édifier sur des questions telles que le voile islamique, les prières dans la rue, l’aménagement des horaires de travail durant le jeûne du mois de Ramadan et d’autres questions encore qui concernent directement la vie des Français.
Bien au contraire, l’absence de parole conforme au message coranique a laissé la place au fondamentalisme, véritable dissolvant spirituel, et aux intégristes de tout poil pour diffuser leurs idées rétrogrades et subversives. L’exercice était d’autant plus facile pour eux que la France, pays laïc, n’a pas jugé utile ni opportun de faire, quand cela était nécessaire, le minimum de travail pédagogique pour expliquer au monde musulman sa conception de la laïcité. Cela aurait évité bien des malentendus, lorsqu’on s’est rendu compte, dans les pays musulmans comme en France du reste, que la majorité des personnes interrogées étaient persuadées que laïcité signifiait interdiction de prier et que la réglementation sur le port de signes extérieurs d’appartenance religieuse était une façon détournée de rendre encore plus difficile la pratique du culte pour les musulmans.
Les gouvernements français successifs s’étaient toujours abrités derrière la neutralité que leur imposaient la loi et le respect de la liberté d’expression pour ne pas intervenir dans le débat. Et c’est probablement cette neutralité qui n’a pas été suffisamment visible, du moins aux yeux de la majorité des musulmans, lors des différentes crises consécutives à la promulgation de la loi sur les signes religieux apparents dans l’espace public, considérée comme stigmatisation de leur religion. L’absence de lieux de culte, de carrés musulmans dans les cimetières, d’écoles sous contrat… en somme la différence de traitement constatée entre l’islam (deuxième religion de France) et le christianisme et le judaïsme ajoute encore plus à la confusion dans l’esprit de la majorité des musulmans qui ne comprennent pas l’argument de l’immuabilité du Concordat. La loi qui a été faite par les hommes peut être améliorée ou défaite par les hommes. Ce qui ne peut se faire sans la volonté de réparer une injustice aussi flagrante que celle de refuser aux musulmans des établissements scolaires sous contrat quand la République laïque continue à subventionner sur les deniers publics, des centaines d’écoles privées gérées par les autres cultes. Pour le coup, le constat du « deux poids deux mesures » devient recevable, et en l’occurrence aucune explication ne résistera au sentiment d’injustice et de discrimination.
Il faut ajouter à ces observations l’hostilité de certains médias, et surtout de certains partis ou associations politiques, qui s’acharnent à tout faire pour marginaliser les musulmans, sans être inquiétés le moins du monde. L’« affaire du foulard islamique » n’aura été en réalité qu’un déclencheur qui aura permis de mettre à jour l’accumulation de ressentiments de part et d’autre, consécutifs à l’intrusion brutale de la problématique islamique vers la fin du XXe siècle et qui a commencé en fait dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale : expulsion des Palestiniens de leur terre et création de l’État d’Israël en réparation des crimes commis par des pays européens, problèmes de la décolonisation, crise du pétrole, impéritie des dirigeants musulmans etc.
Brusquement, les musulmans de France se sont retrouvés dans une situation paradoxale : l’adhésion totale aux principes de laïcité et en même temps l’obligation de se cacher pour prier ou tout au moins d’abdiquer leurs traditions et leurs racines. Ceux d’entre eux qui ont opté pour la nationalité française et qui ont donc été intégrés définitivement dans la société sont aujourd’hui contraints, par la force des choses, de choisir en définitive entre l’assimilation ou la marginalisation. Ils n’ont eu d’autre choix que de comprendre qu’on attend d’eux qu’ils ne soient plus tout à fait eux-mêmes, qu’ils se coupent de leurs racines, qu’ils renoncent tout simplement à leur histoire. Dans le même constat, Edwy Plenel ajoute que : « nos compatriotes musulmans qui, dans le même mouvement, sont assignés à leur origine et empêchés de la revendiquer. À la fois ethnicisés et stigmatisés. Réduits à une identité univoque, où devraient s’effacer leur propre diversité et la pluralité de leurs appartenances, et rejetés dès qu’ils veulent l’assumer en se revendiquant comme tels27 ».
Le fossé qui n’a cessé de se creuser entre les musulmans et le reste de la population française n’était évidemment pas inéluctable, même si on doit tenir compte des facteurs externes qui viennent d’être énumérés. Son existence est née de l’imprévoyance des gouvernements successifs, de la sous- estimation du regain de spiritualité, du jeu dangereux des partis politiques et, enfin, de l’absence de véritables représentants des musulmans de France dans la diversité de leurs origines et de leurs traditions.
Certes, des initiatives ont été prises pour mettre sur pied un ou des organes représentatifs pour faciliter le dialogue entre les musulmans et les pouvoirs publics. Mais l’absence de conviction et la mauvaise appréhension des enjeux, ajoutées aux manœuvres politiques à des fins électoralistes, ont montré rapidement leurs limites et ouvert la brèche aux conflits internes entre les musulmans, à l’intrusion des mouvements intégristes et obscurantistes, et à l’apparition au grand jour d’une véritable vague de fond anti-islamique provoquée et amplifiée par l’extrême droite, mais pas seulement.
Par ailleurs, la complicité de certains États islamiques, soit par leur silence ou leur mansuétude, soit par leur aide financière déguisée, permet aux groupes extrémistes de pousser l’audace jusqu’à vouloir imposer leur façon de vivre dans un pays dont ils sont souvent pour partie d’entre eux les hôtes, et au mépris des lois du pays d’accueil. Du reste, le comportement d’un certain nombre de ces intégristes, refusant de se plier aux lois de la République, est en complète contradiction avec l’esprit et la lettre de l’islam qui recommande de se plier aux lois et aux règles du pays où l’on est minoritaire. Exiger un médecin femme pour ausculter la femme d’un « salafiste » est inadmissible. Ce type de comportement, comme celui de vouloir à tout prix imposer le port du voile intégral (lequel n’a jamais existé en islam), ne peut que provoquer la crispation de la population française vis-à-vis de cet islam-là et justifier sa réticence à s’accommoder de comportements obscurantistes et rétrogrades. Ainsi, selon un sondage Ipsos publié par le quotidien Le Monde au début de l’année 2013, la religion musulmane fait l’objet d’un profond rejet. On y apprend que « 74 % des sondés estiment que l’islam n’est pas compatible avec les valeurs républicaines », que 8 Français sur 10 jugent que la religion musulmane cherche à « imposer son mode de fonctionnement aux autres » et que, pour 54 % des sondés, les musulmans sont intégristes. Le jugement est inquiétant. Il traduit un sentiment général qui interpelle les musulmans, certes, mais qui devrait interpeller aussi l’ensemble des Français qui ne se reconnaissent ni dans le discours de l’extrême droite, ni dans celui moins brutal mais tout aussi dangereux d’une partie de la droite républicaine, ni dans le délire de ceux qu’on appelle les « néolaïcs ». Je veux parler de ceux qui, à l’exemple de Marine Le Pen, se sont découvert une vocation tardive mais bien utile pour isoler un peu plus les musulmans, au prétexte de défense de la laïcité. Peu de voix, du reste, s’étaient émues de voir les ouailles de Jean- Marie Le Pen, pourfendeurs des musulmans, battre le pavé pour prendre à eux seuls la défense de la laïcité, alors qu’en réalité le Front national venait de changer de braquet et de décider de porter le combat contre l’islam et l’immigration sur un terrain nouveau, en attendant de l’étendre plus tard à la viande halal, etc.
Il n’existe pas en France de représentant officiel de l’islam, et si des associations ou des organisations existent, elles n’ont ni la vocation, ni le savoir-faire pour parler au nom d’une communauté aussi nombreuse que diverse et peu rompue aux débats ouverts. Cependant, il existe fort heureusement des chercheurs et des islamologues compétents qui s’exprimeraient volontiers pour peu qu’on leur tende le micro ou qu’ils soient invités dans les rédactions. Bien au contraire, on a constaté que les principales chaînes de télévision trouvaient un malin plaisir à inviter, qui plus est aux heures de grande écoute, des imams autoproclamés, incompétents et peu familiarisés avec la langue française, quand ils ne sont pas tout simplement les faux nez des ennemis de l’islam.
De même, faut-il rappeler qu’en France les musulmans s’opposent dans leur très grande majorité à la dénaturation de leur religion, à son instrumentalisation et à son détournement à des fins politiques. Leur reprocher de ne pas le dire avec banderoles, porte-voix et calicots, c’est vouloir leur faire adopter un comportement qui n’est pas encore dans leur culture.
Il faut savoir espoir garder
« Effort de compréhension et d’interprétation de la Révélation. »
Baudoin Dupret, art.cit.
Edwy Plenel, op.cit., p.28-29.
« 120 savants musulmans s’insurgent contre “l’État islamique”, le Coran à l’appui », 26 septembre 2014.
Le survol de cette rencontre entre les valeurs de la République et l’islam montre bien à quel point il est difficile d’observer une stricte neutralité tant les arguments d’un côté et de l’autre semblent rigides ou tout au moins peu nuancés. Certes, il est plus facile de sonder les cœurs des législateurs français que de pénétrer les voies du Seigneur, mais il est permis de reprocher aujourd’hui aux responsables politiques et religieux de ne pas prendre d’initiative pour réexaminer ensemble une question dont la priorité n’est plus à démontrer et qui concerne la situation de l’islam en France, à la lumière des bouleversements qui secouent le monde depuis quelque temps. Cette démarche servira, bien entendu à ramener plus de sérénité et d’apaisement et une compréhension réciproque, seules garanties d’un meilleur vivre ensemble.
Cela nécessite avant tout de l’empathie, c’est-à-dire la capacité à prendre et à comprendre le point de vue de l’autre sans pour autant renoncer à soi pour se confondre avec lui, et à faire montre de modestie pour reconnaître ses torts, ses erreurs d’interprétation ou son manque de clairvoyance.
Les musulmans ont-ils compris qu’il ne suffit pas que leur religion soit la dernière révélée, pour prétendre détenir à elle seule toute la vérité ? Ont-ils compris qu’ils devraient plus souvent recourir à l’ijtihâd28 au lieu de se laisser ligoter par des interprétations figées depuis des siècles ? Ont-ils compris qu’il leur revient à eux en premier lieu de dénoncer et de combattre tous ces dangereux assassins qui se réclament de leur religion ? Ont-ils compris qu’ils doivent ouvrir tous les espaces possibles pour permettre à la femme de prendre sa place dans le combat pour le progrès ?
D’un autre côté, quand comprendra-t-on en France qu’on ne peut avoir un jugement objectif sur une religion qu’on ignore et que le dialogue est toujours préférable à la stigmatisation ? A-t-on compris que « la présence musulmane dans des pays qui ne le sont pas majoritairement a fait émerger de nombreuses questions. Certaines sont d’ordre juridique et portent sur la reconnaissance de droits inspirés par la Loi islamique dans des États largement séculiers. D’autres touchent à l’exercice de la religion et à la possibilité de vivre sa foi dans des sociétés où prédominent la référence aux droits humains et le principe de neutralité religieuse de l’État. Pour l’essentiel, la question de la normativité islamique n’est pas d’ordre juridique, mais de nature éthique et déontologique, c’est-à-dire morale. Il s’agit de savoir comment vivre en conformité avec ses convictions dans des situations où l’on ne partage pas nécessairement ces dernières avec la majorité de la population29 » ?
A-t-on oublié qu’en 1793, en France, on avait décidé que le christianisme était incompatible avec la République et que la religion ne pouvait faire bon ménage avec la démocratie ? Ne serait-on pas mieux inspiré de tirer les leçons de l’histoire de France en évitant le piège des certitudes hâtives et de la généralisation instinctive en attribuant à l’islam en tant que religion toutes les forfaitures commises en son nom ? Quand décidera-t-on de ne pas évoquer l’insécurité ou le terrorisme toutes les fois qu’on parle d’islam ? Car, nous dit Edwy Plenel, « Loin de nous protéger, cette réduction des musulmans de France à un islam lui-même réduit au terrorisme et à l’intégrisme est un cadeau offert aux radicalisations religieuses, dans un jeu de miroirs où l’essentialisation xénophobe justifie l’essentialisation identitaire30 ».
Peut-être est-il encore temps pour les autorités gouvernementales d’envoyer des signes aux musulmans qui vivent en France pour les rassurer quant à la neutralité de la République, tant ceux-ci sont persuadés que seule la loi dont on reconnaît l’efficacité dans la lutte contre l’antisémitisme peut mettre fin à cette islamophobie ouverte et déclarée. Certes, cela dépend en dernier recours de l’initiative parlementaire lorsque le gouvernement n’en saisit pas l’urgence, mais les encouragements de l’exécutif sont toujours pris en compte quand il y a péril en la demeure.
Les représentants du monde musulman ont pris l’initiative d’envoyer au monde un premier signe très encourageant le 27 septembre 2014, avec une déclaration commune signée par 120 savants musulmans des cinq continents dénonçant l’existence même du pseudo-État islamique. Ils y rappellent qu’« il est interdit dans l’islam de nuire ou de maltraiter des chrétiens ou des gens du Livre […], il est interdit dans l’islam de forcer les gens à se convertir31 ». À l’heure où des jeunes Français partent rejoindre les hordes de Daesh, il est urgent pour les uns et les autres de prendre toutes les initiatives pour combattre sans cesse toutes les manifestations violentes se réclamant d’une quelconque religion. Il est tout aussi urgent de cesser de désigner le musulman comme un terroriste potentiel et d’avoir la courtoisie de faire la différence entre la religion et ceux qui s’en réclament abusivement, entre les textes et leur interprétation, entre le porte-drapeau et le drapeau lui-même. Et il est tout aussi utile d’envoyer un signe amical aux non-croyants parmi les socialistes au pouvoir aujourd’hui, afin de célébrer Jean Jaurès qui a dit : « La justice, étincelle divine qui suffira à rallumer tous les soleils. »
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