Résumé

Introduction

Principe de précaution et droit de la santé

Principe de précaution et protection de l’environnement

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Résumé

Le principe de précaution commande de la part des autorités publiques une méthodologie d’un nouvel ordre. A la différence de l’action curative, qui répare, ou de l’action préventive, qui limite les conséquences d’un événement sans empêcher qu’il advienne, le principe de précaution exige de prendre des mesures de protection malgré la nature incertaine des risques ou de retarder l’exécution de certains projets tant que les risques n’ont pas été identifiés. Ce principe s’est développé au cours des dernières décennies: la science et les savoirs techniques se complexifiant, les autorités sont confrontées à des menaces, dont on ne peut apporter la preuve qu’elles  se concrétiseront. Il occupe désormais une place importante dans le droit de l’Union européenne et le droit international. Au niveau européen, la jurisprudence permet de mesurer son importance et de définir ses implications juridiques. Il est ainsi possible de déterminer que le principe de précaution concerne à la fois les risques environnementaux et sanitaires, que ces risques s’ils ne sont pas prouvés, doivent être documentés sur la base de données scientifiques disponibles. Lorsque l’évaluation scientifique montre ses limites, la gestion des risques doit être conduite par les autorités politiques, selon des objectifs qui doivent être clairement énoncés.

Au niveau international, le principe de précaution est reconnu par certains textes, notamment la déclaration du 13 juin 1992, lors de la Conférence  de Rio de Janeiro. Hormis les quelques accords internationaux en matière d’environnement qui obligent les parties à appliquer ce principe, tout porte à croire qu’il ne revêt pas encore les contours d’un principe général de droit international de nature contraignante. A ce titre, on le retrouve dans des conventions multilatérales relatives à la protection de l’environnement, comme les écosystèmes fluviaux, la pollution des mers, le changement climatique ou la biodiversité. De manière plus inattendue, il est apparu en 2009, dans la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme, qui intègre le principe aux devoirs incombant à un Etat en ce qui concerne la protection de la vie privée à l’encontre des nuisances. En revanche, le droit du commerce international ne reconnaît pas le principe de précaution: les restrictions aux importations ne peuvent être justifiées que dans le cas de risques avérés. En définitive, le principe de précaution est plus présent dans le droit de l’Union européenne, notamment la jurisprudence, que dans le droit international.

Nicolas de Sadeleer,

Professeur à l’UC Louvain, Saint-Louis, professeur invité à l’université de Lund, Chaire Jean-Monnet.

Notes

1.

La bibliographie juridique consacrée au principe est désormais trop volumineuse pour faire l’objet d’une recension Voir notamment les ouvrages suivants : N. de Sadeleer, « Les principes du pollueur- payeur, de prévention etde précaution », Paris, Bruxelles, Bruylant, 1999 ; Environmental Principles, Oxford, Oxford University Press, 2002 ; Implementing Precaution. Approaches from  Nordic Countries,  the  EU and  USA, London, Earthscan, 2007 ; S. Marr, The Precautionary Principle in the Law of the Sea: Modern Decision Making in International Law, Kluwer Law International, 2003 ; W.Th. Douma, The Precautionary Principle: Its Application in International, European and Dutch Law, Groningen, 2003 ; E. Fisher et al. (eds.), Implementing  the Precautionary Principle: Perspectives and Prospects, Edward Elgar, 2006 ; A. Trouwborst, Evolution and Status of the Precautionary Principle in International Law, Kluwer Law International, 2002 ; et A. Trouwborst, Precautionary Rights and Duties of States, Martinus Nijhoff Publishers, 2006.

+ -

2.

Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

+ -

3.

CJCE, 5 mai 1998, National Farmers’ Union, C-157/96, Rec., p. I-2211, point 63 ; CJCE, Royaume Uni c. Commission, C-180/96, Rec., p. I-2265, point 99 ; CJCE, 9 septembre 2003, Monsanto Agricoltura Italia, aff. C-236/01, Rec., p. I-8105, point 111.

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4.

TPICE, Artegodan, T-74/00, Rec., p. II- 4945, point 184; TPICE, 21 octobre 2003, Solvay, aff. T-392/02, Rec., p. II-4555, points 121 et 122.

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5.

CJCE, C-473/98, Rec. p. I-5681.

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Historiquement, les mesures de police destinées à contrer les atteintes à l’environnement se sont déclinées selon trois modèles successifs. Le premier, à partir du XIXe siècle, s’est concrétisé sous la forme d’une action curative qui se traduit par une intervention tardive des pouvoirs publics. Le dommage ayant déjà été causé, il ne leur reste plus à ce stade qu’à remettre en état les milieux détériorés.

À cette première approche s’est opposée une dimension préventive, situant l’intervention des pouvoirs publics avant la survenance d’un dommage qui devrait vraisemblablement avoir lieu dans la mesure où rien ne serait entrepris pour l’empêcher. Dans cette seconde perspective, les menaces sont tangibles, la situation peut rapidement devenir critique et il convient donc de prévenir à temps les conséquences préjudiciables qui pourraient en découler.

Enfin, la fin du XXe siècle fut marquée par le passage d’une science imbue de certitude à une science cultivant le doute et l’incertitude et, partant, sujette à controverses. En ce qui concerne la politique environnementale, la complexité des phénomènes et la compartimentation des savoirs n’a fait que fragiliser la prise de décision, laquelle n’est plus en mesure de s’appuyer sur des vérités solidement étayées. Alors que dans les deux premiers cas de figure les autorités se prémunissent de menaces connues, elles sont désormais confrontées à des menaces à propos desquelles aucune preuve tangible ne permet d’affirmer qu’elles se concrétiseront.

Point d’orgue de cette évolution, le principe de précaution se trouve en bout de chaîne de la gamme de mesures publiques destinées à contrer les dommages écologiques. Non seulement le dommage n’a pas été causé, mais encore l’éventualité de son occurrence n’est pas démontrée de manière irréfutable. Tirant parti du fait que la science n’est plus porteuse de certitudes, le principe de précaution a non seulement fait couler beaucoup d’encre mais a aussi déchaîné des controverses passionnelles.

Pour faire bref, la précaution empêche que l’on retarde l’adoption de mesures de protection de l’environnement en prétextant de la nature encore incertaine des risques incriminés. Inversement, il condamne la précipitation en incitant à retarder l’exécution des projets dont les risques n’auraient pas été suffisamment identifiés1. De fait, on assiste au terme de cette gradation à un véritable changement de paradigme.

Ce principe est rapidement parvenu à occuper une place incontestée dans le droit international et dans le droit communautaire, à tel point qu’il éclipse par la gloire qu’il a acquise bon nombre d’autres principes.

Or, malgré le succès qu’il rencontre dans les sphères juridiques internationales, ses contours ne se laissent pas plus facilement appréhender que ceux des autres principes du droit de l’environnement. Tant la diversité des définitions qui lui ont été données en droit international que les applications qu’il a reçues dans la jurisprudence soulignent l’hétérogénéité de ses facettes.

Ni la doctrine ni la jurisprudence ne sont parvenues à dissiper le mystère qui imprègne son statut juridique. Comment le classer ? Revêt-il les traits propres aux principes généraux du droit ? S’agit-il d’une règle de droit à part entière ? Est-il suffisamment précis pour que l’on puisse en déduire des effets juridiques ou nécessite-t-il l’adoption de règles plus précises ? Quant aux modalités de sa mise en œuvre, elles soulèvent autant de questions. Faut-il conjurer un risque grave, significatif, irréversible, collectif ? L’adoption d’une mesure de précaution requiert-elle un minimum d’indices quant à la consistance du risque soupçonné ou se trouve-t-elle affranchie de tout élément de preuve ? L’incertitude commandant l’action résulte-t-elle d’un manque de données, de l’impossibilité de faire la lumière sur le lien de causalité, de l’ignorance ? Sous quelle forme convient-il d’agir : moratoire, contrôle, surveillance, autorisation ? Et ce pour combien de temps ?

Une rétrospective de l’évolution récente du principe dans le droit de l’Union européenne tout comme dans la sphère internationale peut s’avérer utile.

Alors qu’il fut consacré en tant que principe général de politique internationale de l’environnement dès 1992 lors de la conférence onusienne de Rio de Janeiro sur l’environnement et le développement, il fallut attendre l’adoption du traité de Maastricht pour que le principe de précaution soit porté sur les fonds baptismaux de l’ordre juridique communautaire et rejoigne de la sorte les autres principes du droit de l’environnement énoncés au paragraphe 2 de  l’article 174  du  Traité  sur la Communauté européenne (devenu par la suite l’article 192, du TFUE2), disposition qui oblige les institutions à fonder leur politique environnementale sur des principes issus du droit international public.

Le TFUE ne définit pas le principe de précaution. Aussi la Cour de justice l’a-t-elle défini comme suit : « Lorsque des incertitudes subsistent quant à l’existence ou à la portée de risques pour la santé des personnes, des mesures de protection peuvent être prises sans avoir à attendre que la réalité et la gravité de ces risques soient pleinement démontrées.3»

Après l’avoir qualifié de « principe autonome », le Tribunal de première instance a estimé qu’il s’agissait d’un principe général de droit4. Le silence de la Cour de justice quant au statut du dit principe est éloquent ; manifestement, cette dernière ne semble pas prête à mettre le doigt dans l’engrenage. Cette consécration en tant que principe général de droit offre ainsi  la possibilité d’appliquer le principe dans des affaires où le droit communautaire dérivé ne le consacrerait pas de manière expresse. Qui plus est, ce travail d’induction de la part du Tribunal d’une nouvelle norme générale à partir d’une série d’applications particulières dans les domaines de la santé et de l’environnement devrait aussi lui permettre, par la suite, de déduire, au départ du principe général induit, de nouvelles applications dans d’autres domaines en proie  à l’incertitude. Cela dit, à la différence du Tribunal, la Cour s’est montrée plus prudente en ne qualifiant pas le principe de précaution de principe général de droit communautaire.

Les applications du principe sont nombreuses, puisque cette norme peut être invoquée tant pour les additifs alimentaires que pour les produits chimiques. Ainsi, la Cour a-t-elle déjà reconnu, dans un arrêt du 11 juillet 2000, Toolex5, que l’incertitude scientifique, qui est à la base du principe de précaution, peut justifier une approche prudente des États membres par rapport à l’existence de dangers potentiels, consistant notamment à interdire la mise sur le marché d’une substance chimique.

Principe de précaution et droit de la santé

Notes

6.

N. de Sadeleer, « Le statut juridique du principe de précaution en droit communautaire : du slogan à la règle », Cahiers de droit européen, 2001, n° 1, p. 79 à 120 ; ibid., “The Precautionary Principle in EC Health  and Environmental Law”, European Law Journal, Volume 12, March 2006, pp. 139-172; ibid., “The Precautionary Principle applied to Food Safety-Lessons from the EC Courts”, European Journal of Consumer Law, 2009/1, pp. 147-170.

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7.

CJCE, 13 novembre 1990, Fedesa, C-331/88, Rec., p. I-4023, point 9; CJCE, 12 juillet 1996, Royaume-Uni c. Commission,aff. C-180/96 R, Rec., p. I-3903, point 93; CJCE, 9 septembre 2003, Monsanto Agricoltura Italia, aff. C-236/01, Rec., p. I-8105 ;CJCE, 23 septembre 2003, Commission c. Danemark, aff. C-192/01, Rec., p. I-9693 ; – TPICE, 13 juillet 1996, aff. T-76/96 R, Rec., p. II-815, point 88; TPICE, 16 juillet 1998, Bergaderm, aff. T-199/96, Rec., p. II-2805 ; TPICE, 30 juin 1999, Alpharma Inc., aff. T-70/99R, Rec., p. II-3495; TPICE, 11 septembre 2002, Pfizer Animal Health, aff.T-13/99, Rec., p. II-3305 ; TPICE, 21 octobre 2003, Solvay Pharmaceuticals c. Conseil, Rec., p. II-4555; TPICE, 28 septembre2007, France c. Commission, aff. T-257/07R, Rec., p. II-4153.

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8.

TPICE, Artegodan, T-74/00, Rec., p. II-4945, point 183.

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9.

TPICE, 11 septembre 2002, Pfizer Animal Health, T-13/99, précité, point 143.

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10.

N. de Sadeleer, « Les principes du pollueur-payeur, de prévention et de précaution », précité, p. 176.

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11.

TPICE, 11 septembre 2002, Pfizer Animal Health, T-13/99, précité, point 144.

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12.

TPICE, 11 septembre 2002, Pfizer Animal Health, T-13/99, précité, point 146.

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13.

TPICE, T-74/00, précité, point 192.

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14.

Conclusions de l’avocat général Jean MISCHO, présentées le 12 décembre 2002, dans l’affaire C-192/01, Commission c. Danemark, Rec. I-9693, point 92.

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15.

TPICE, T-74/00, précité, point 148.

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16.

CICE, Monsanto Agricoltura Italia, point 113.

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17.

CICE, Monsanto Agricoltura Italia, point 114.

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18.

CICE, Monsanto Agricoltura Italia, point 114.

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19.

CJCE, Commission Danemark, C-192/01, Rec. I-9693, point 47.

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20.

TPI, 11 septembre 2002, Pfizer, T-13/99, précité, point 160 ; CJ, 23 septembre 20003, Commission c. Danemark,aff. C-192/01, précité, point 52.

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21.

TPI, T-13/99, précité, point Voir également l’arrêt de la Cour du 11 juillet 2000, Toolex, C-473/98, Rec. p. I-5681, point45.

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Extension d’un principe environnemental à la santé publique

À la différence du droit international public (cf. infra), le principe de précaution n’est pas cantonné en droit de l’Union au seul domaine de la protection de l’environnement6. C’est incontestablement dans les arrêts relatifs à la protection de la santé publique que ce principe de précaution s’est imposé avec le plus de vigueur7. Son extension à un autre domaine que celui de l’environnement aurait à première vue de quoi surprendre. Alors qu’il est expressément consacré à l’article 191, § 2 TFUE qui relève du titre consacré à la politique de l’environnement, il ne l’est pas dans le domaine de la protection de la santé des personnes. Ceci ne l’empêche pas d’avoir des prolongements dans cette politique communautaire dans la mesure où l’article 168 TFUE requiert « un niveau élevé de protection de la santé humaine », ce qui a pour effet d’accroître le poids de la protection de la santé à la fois « dans les définitions et la mise en œuvre de toutes les politiques et actions de la Communauté »8.

Nature du risque appréhendé par le principe de précaution

Si le principe de précaution dicte au décideur une attitude encourageant à contrer les risques, doit-il pour autant le forcer à adopter une mesure préventive dès qu’un risque est suspecté ? Il est incontestable, au regard du libellé des définitions de droit international, que le principe couvre tantôt des risques graves, tantôt des risques significatifs, tantôt des risques de dommages irréversibles. Mais s’applique-t-il aux risques spéculatifs ? Conformément à la jurisprudence  de la  Cour, le Tribunal a répondu à cette interrogation qu’« une mesure préventive ne saurait valablement être motivée par une approche purement hypothétique du risque, fondée sur de simples suppositions scientifiquement non encore vérifiées »9. Une connaissance scientifique minimale est dès lors nécessaire. De la sorte, le Tribunal a exclu du champ d’application du  principe les risques qualifiés de résiduels, c’est-à-dire des risques spéculatifs fondés sur des considérations purement spéculatives, sans fondement scientifique10. Il en résulte, selon le Tribunal, qu’« une mesure préventive ne saurait être prise que si le risque, sans que son existence et sa portée aient été démontrées “pleinement” par des données scientifiques concluantes, apparaît néanmoins suffisamment documenté sur la base des données scientifiques disponibles au moment de la prise de cette mesure »11. Le Tribunal conclut donc que « le principe de précaution ne peut donc être appliqué que dans des situations de risque, notamment pour la santé humaine, qui, sans être fondé sur des simples hypothèses scientifiquement non vérifiées, n’a pas encore pu être pleinement démontré»12 . Aussi, un médicament ne peut-il être interdit au titre du principe de précaution que si l’autorité décisionnelle est en présence « de données nouvelles suscitant des doutes sérieux quant à la sécurité du médicament considéré ou à son efficacité »13.

Principe de précaution et analyse des risques

Il ressort des arrêts rendus en matière de santé par les juridictions communautaires que le principe de précaution s’inscrit dans une démarche plus globale connue sous le nom d’analyse des risques, laquelle se décline en trois étapes :

  • l’évaluation du risque,
  • sa gestion,
  • et sa communication.

Les deux premières étapes sont essentielles parce qu’elles visent, d’une part, à assurer un fondement scientifique aussi rigoureux que possible à la gestion des risques (évaluation des risques) et, d’autre part, à reconnaître une marge d’autonomie à l’autorité chargée in fine d’adopter une décision sur le risque (gestion des risques). La distinction entre la phase d’évaluation et de gestion répond de la sorte à une double exigence : d’une part, celle de fonder la décision politique sur des données scientifiques et, d’autre part, celle de conserver l’autonomie du politique par rapport aux résultats de l’évaluation scientifique14.

Principe de précaution et évaluation des risques

Prendre un risque au sérieux requiert en tout cas de la méthode. Dans ses arrêts Pfizer et Alpharma, le Tribunal a estimé que la vérification du caractère sérieux de l’hypothèse doit être réalisée au moyen d’une technique spécifique, connue sous le nom d’évaluation des risques, laquelle « a pour objet l’évaluation du degré de la probabilité des effets adverses d’un certain produit ou procédé pour la santé humaine et de la gravité  de ces effets potentiels »15.

Dans son arrêt Monsanto Agricoltura Italia, la Cour a, quant à elle, tenu un raisonnement similaire. À son estime, les mesures de précaution prises par les autorités italiennes (application d’une clause de sauvegarde) « supposent en particulier que l’évaluation des risques dont disposent les autorités nationales révèle des indices spécifiques qui, sans écarter l’incertitude scientifique, permettent raisonnablement de conclure, sur la base des données scientifiques disponibles les plus fiables et des résultats les plus récents de la recherche internationale, que la mise en œuvre de ces mesures s’impose afin d’éviter que de nouveaux aliments présentant des risques potentiels pour la santé humaine ne soient offerts sur le marché »16. Il en résulte que « ces mesures ne sauraient être prises que si l’État membre a procédé au préalable à une évaluation des risques aussi complète que possible compte tenu des circonstances particulières du cas d’espèce »17. L’évaluation en question doit montrer que l’adoption  de mesures de précaution s’impose « afin d’assurer (…) que les nouveaux aliments ne présentent pas de danger pour le consommateur »18. En l’espèce, la Cour dépasse une interprétation littérale de la clause de sauvegarde du règlement sur les aliments nouveaux qui était en cause. Cette clause de sauvegarde n’obligeait en aucun cas l’État membre à mener à bien « une évaluation des risques aussi complète que possible compte tenu des circonstances particulières du cas d’espèce ». Le juge communautaire se transforme de la sorte en administrateur en exigeant de la part des autorités nationales la production d’éléments scientifiques nettement plus substantiels que ce que l’on pouvait envisager à la lecture du règlement.

Enfin, dans son arrêt Commission c. Danemark, la Cour a de nouveau insisté sur la nécessité de mener à bien une « évaluation approfondie des risques »19. Ainsi, selon la Cour, « une application correcte du principe de précaution présuppose, en premier lieu, l’identification des conséquences potentiellement négatives pour la santé de l’adjonction proposée de substances nutritives, et, en second lieu, une évaluation compréhensive du risque pour la santé fondée sur des données scientifiques disponibles les plus fiables et des résultats les plus récents de la recherche internationale » (point 51).

Les limites de l’évaluation des risques

Or, les scientifiques n’ont pas nécessairement réponse à tout ; leurs investigations n’aboutissent pas toujours à identifier les risques de manière probante. Dans les recherches où prévaut l’incertitude, ils doivent parfois faire état des limites de leur savoir, voire de leur ignorance. C’est précisément à ce stade que vient s’immiscer le principe de précaution. Sauf à vider ce principe de tout effet utile, tant la Cour de justice que le Tribunal ont admis que l’impossibilité de réaliser une évaluation scientifique complète des risques ne saurait empêcher l’autorité publique compétente de prendre des mesures préventives, si nécessaire à très brève échéance, lorsque de telles mesures apparaissent indispensables eu égard au niveau de risque pour la santé humaine déterminé par cette autorité comme étant inacceptable pour la société20. Le principe doit dès lors être mis en œuvre par les autorités dans le cadre de la phase de gestion des risques.

Les limites de l’analyse scientifique étant ainsi soulignées, on en arrive à la phase politique de l’analyse des risques, à savoir la gestion des risques, laquelle consiste à fixer le niveau derisque acceptable. Toutefois, cette phase décisionnelle n’est pas autonome de la phase scientifique qui est censée la précéder. Dans son arrêt Pfizer, le Tribunal de première instance a jugé qu’il appartenait « aux institutions communautaires de fixer le niveau de protection qu’elles estiment approprié pour la société. En conséquence de celui-ci, elles doivent alors, dans le cadre de ce premier volet de l’évaluation des risques, déterminer le niveau de risque, c’est-à-dire le seuil critique de probabilité des effets adverses pour la santé humaine et de la gravité de ces effets potentiels qui ne leur semble plus acceptable pour cette société et qui, une fois dépassé, nécessite, dans l’intérêt de la protection de la santé humaine, le recours à des mesures préventives malgré l’incertitude scientifique subsistante. La détermination du niveau de risque jugé inacceptable comporte donc pour les institutions communautaires la définition des objectifs politiques poursuivis dans le cadre des compétences qui leur sont attribuées par le traité »21.

Dans son arrêt Commission c. Danemark, la Cour de  justice a tenu un raisonnement similaire en jugeant que « le pouvoir d’appréciation relatif à la protection de la santé publique est particulièrement important lorsqu’il est démontré que des incertitudes subsistent en l’état actuel de la recherche scientifique quant à certaines substances, telles les vitamines qui ne sont en règle générale pas nocives par elles-mêmes, mais qui peuvent produire des effets nuisibles particuliers dans le seul cas de leur consommation excessive avec l’ensemble de la nourriture dont la composition n’est pas susceptible de prévision ni de contrôle » (point 47).

Le principe de précaution n’implique ni moins d’évaluation scientifique ni un relâchement de la responsabilité politique. Les juridictions communautaires renforcent et relativisent tout à la fois le rôle joué par les scientifiques dans la prise de décision. Elles renforcent leur importance dans la mesure où elles avalisent les développements législatifs récents en imposant le recours systématique à une évaluation préalable des risques. Inversement, elles relâchent ce lien de deux façons : d’une part, en reconnaissant les limites de l’expertise scientifique, et, d’autre part, en obligeant les institutions communautaires ou les autorités nationales à définir clairement, « dans le cadre du premier volet de l’évaluation des risques », leurs objectifs politiques en la matière. La précaution témoigne ainsi d’un nouveau rapport à la science, que l’on interroge moins pour le savoir qu’elle propose que pour les soupçons et les doutes qu’elle est en mesure de susciter.

Principe de précaution et protection de l’environnement

Notes

22.

N. de Sadeleer, The Precautionary Principle as a Device for Greater Environmental Protection: Lessons from EC Courts, RECIEL,2008, vol.18, n°1, pp. 3-10.

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23.

CJCE, 7 septembre 2004, Waddenzee, C-127/02, points 58-59.

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24.

Conclusions de l’avocat général Kokott, sous CJCE, 7 septembre 2004, Waddenzee, aff. C-127/02, point 107.

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25.

TPICE, 11 juillet 2007, Suède Commission, aff. T-229/04, point 161.

+ -

26.

CJCE, Association Greenpeace France, aff. C-6/99, Rec., p. I-1676.

+ -

27.

CJCE, 21 mars 2000, précité, point 44 ; CJCE, 9 septembre 2003, Monsanto Agricoltura Italia, C- 236/01, Rec., p. I-8105, point 110.

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28.

TPICE, 28 septembre 2007, France Commission, aff. T-257/07 R, point 116.

+ -

29.

CJCE, 1er avril 2008, Parlement et Danemark Commission, aff. jtes C-14/06 et C-295/06, points 74 et 75.

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30.

CJCE, 19 juin 2008, Nationale Raad van Dierenwegers en Liefhebbers VZW, C-219/07, points 37 et 38.

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31.

CJCE, 24 avril 2008, Commission Malte, aff. C-76/08 R, point 37.

+ -

32.

CJCE, 24 novembre 1993, Armand Mondiet, C-405/92, Rec., p. I-6176, points 31 à 36.

+ -

33.

CJCE, 23 septembre 2004, Commission France, aff. C-280/02, Rec., p. I-8573.

+ -

34.

CJCE, 11 juillet 2000, Kemikalineinspektionen et Toolex Alpha, aff. C-473/98, , p. I-5681, point 45.

+ -

Même si le principe trouve davantage à s’appliquer dans le domaine de la protection de la santé publique, et plus particulièrement celui de la sécurité alimentaire, les juridictions communautaires n’hésitent plus à y recourir pour trancher des contentieux se rapportant à l’environnement22. Nous donnons ici différentes illustrations de la place qu’occupe ce principe dans la jurisprudence.

  1. « Aucun doute scientifique raisonnable » ne peut subsister quant  aux «effets préjudiciables pour l’intégrité d’un site» Natura 2000 d’un projet d’activité qui, dans la perspective de son autorisation par l’autorité nationale, est soumis à une évaluation de ses incidences sur l’intégrité du site23. Il s’agit d’une application stricte du principe de précaution dans la mesure où la charge de la preuve de l’absence de risque du projet repose sur le promoteur ou sur l’autorité. On ne saurait y voir une violation du principe de proportionnalité24.

 

  1. Pour le Tribunal pénal international (TPI), l’obligation de n’inscrire à l’annexe I de la directive 91/414/CEE concernant la mise sur le marché de produits phytopharmaceutiques que les substances actives qui n’ont pas d’effet nocif sur la santé doit être interprétée en liaison avec le principe de précaution. Cette interprétation implique que « s’agissant de la santé humaine, l’existence d’indices sérieux qui, sans écarter l’incertitude scientifique, permettent raisonnablement de douter de l’innocuité d’une substance, s’oppose, en principe, à la délivrance de l’autorisation »25.

 

  1. Le système de protection mis en œuvre par la directive sur la mise sur le marché des OGM ne saurait obliger un État membre à « donner son consentement par écrit s’il dispose entre-temps de nouveaux éléments d’information qui l’amènent à considérer que le produit qui a fait l’objet de la notification peut présenter un risque pour la santé humaine et l’environnement », au motif notamment du respect du principe de précaution sous-jacent à ladite directive26. La clause de sauvegarde constitue donc «une expression particulière du principe de précaution», le processus de sa mise en œuvre pouvant prendre en compte l’incertitude27.

 

  1. Le fait que les conclusions d’un rapport scientifique de l’Autorité européenne de sécurité des aliments faisant état de l’incertitude quant à la transmissibilité de l’encéphalopathie spongiforme bovine n’aient pas été sérieusement prises en considération par la Commission lors de l’assouplissement de mesures prévenant, contrôlant et éradiquant ces risques, est à l’opposé de l’application du principe de précaution. Partant, le grief tiré de la violation de ce principe du fait d’une erreur de la Commission dans la gestion des risques n’est pas dépourvu de pertinence28.

 

  1. Etant donné que la directive 2002/95/CE relative à la limitation de l’utilisation de certaines substances dangereuses dans les équipements électriques et électroniques vise, d’une part, à interdire des substances dangereuses et, d’autre part, à n’accorder des exemptions qu’à des conditions définies avec précision, l’objectif du législateur communautaire, conforme à un niveau élevé de protection de la santé humaine (art. 152 CE) et aux principes de précaution et de prévention (art. 174, § 2 CE ; art. 191, § 2 TFUE), « justifie cette interprétation stricte des conditions d’exemption »29.

 

  1. Un État membre ne peut rejeter l’inscription d’une espèce de mammifère sauvage sur une liste positive que sur la base d’une évaluation approfondie du risque que représente la détention des spécimens de l’espèce ; toutefois, lorsqu’il s’avère « impossible de déterminer avec certitude l’existence ou la portée du risque envisagé en raison de la nature insuffisante, non concluante ou imprécise des résultats des études menées », le principe de précaution justifie l’adoption de mesures restrictives en vue de contrer « l’occurrence d’un dommage réel pour la santé ou pour l’environnement »30.

 

  1. En ce qui concerne la chasse printanière d’espèces protégées, la Cour de justice a fait droit à une requête en r
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