Résumé
I.

Réussir la transition énergétique : efficacité économique et souveraineté

1.

Les enjeux des trois prochaines décennies : le retour de la géopolitique, des objectifs climatiques renforcés avec le zéro émission nette

2.

Le rôle de l’État : prospective systémique, maîtrise industrielle et souveraineté

II.

Stratégies énergétiques et rôle de l’état : les exemples de la Chine (panneaux photovoltaïques) et des États-Unis (préparation des technologies futures et ARPA-E)

1.

La Chine

2.

Les États-Unis

III.

Et la France ?

1.

Depuis vingt ans, baisse des performances du secteur électrique et fragilisation du tissu industriel

2.

Les raisons de cette dégradation

3.

Reconnaître le rôle de l’État dans le secteur de l’énergie et de l’électricité

Conclusion

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Résumé

Les sujets énergétiques sont des enjeux de prospérité et de souveraineté des États. Les années 1945-1990 en France illustrent comment il a été possible d’explorer des voies nouvelles et de déployer à la fois massivement et rapidement des technologies innovantes adaptées à ces enjeux essentiels pour notre pays. Les dernières décennies en Chine ou aux États-Unis témoignent également de l’efficacité de cette méthode. Elle repose sur le rôle majeur joué par l’État dans la maîtrise des conditions de la réussite industrielle et peut permettre de relancer le secteur et de retrouver la puissance et la prospérité qui lui sont attachées, à condition qu’une vision politique soit commune aux différents acteurs. Dans la première partie de cette étude, Jean-Paul Bouttes nous entraîne dans l’histoire afin de mettre au jour les principales caractéristiques de la période qui a vu la France devenir pionnière dans le domaine de l’énergie nucléaire.

Dans la deuxième partie, l’auteur élargit la problématique à la transition énergétique, à partir d’exemples étrangers et plus récents de réussite industrielle, tels les panneaux photovoltaïques en Chine ou la version américaine (Advanced Research Projects Agency-Energy, ARPA-E) des Programmes d’investissements d’avenir (PIA). L’étude se conclut sur la situation française, dont les deux dernières décennies ont été marquées par un recul de nos compétences industrielles, en particulier de nos points forts traditionnels (le nucléaire, le thermique à flamme, le réseau), par les difficultés d’EDF, d’Areva, de Framatome, d’Alstom et, plus préoccupant, par les échecs de tentatives industrielles dans le photovoltaïque et les éoliennes terrestres.

Jean-Paul Bouttes,

ancien directeur de la Stratégie et de la Prospective et chef économiste à EDF, ancien professeur chargé de cours en sciences économiques à l’École polytechnique.

Copyright :

William Beaucardet ; PWP ; CAPA Pictures

Source :

EDF R&D Les Renardières, Département ENERBAT [photo retouchée]. PVLab, laboratoire photovoltaïque, simulateur solaire continu pour évaluer les performances des panneaux solaires.

Liste des abréviations et acronymes utilisés dans le second volume

 

AIE : Agence internationale de l’énergie.
ARPA-E : Advanced Research Projects Agency-Energy.
ASN : Autorité de sûreté nucléaire.
BARDA : Biomedical Advanced Research and Development Authority.
BPA : Bonneville Power Authority.
BPI : Banque publique d’investissement.
CCGT : combined cycle gas turbine.
CCS : carbon capture and storage.
CEA : Commissariat à l’énergie atomique.
CEGB : Central Electricity Board.
Cnes : Centre national d’études spatiales.
DARPA : Defense Advanced Research Project Agency.
DGA : Direction générale de l’armement.
DOE : Department of Energy.
EDF : Électricité de France.
EJ : exajoule.
EOR : enhanced oil recovery.
EPR : European Pressurized Reactor.
ETI : entreprise de taille intermédiaire.
OCDE : Organisation de coopération et de développement économiques.
Onera : Office national d’études et de recherches aérospatiales.
PIA : Plans d’investissements d’avenir.
PME : petites et moyennes entreprises.
PUC : Public Utility Commissions.
R&D : Recherche et développement.
REP : réacteur à eau pressurisée.
SMR : small modular reactor.
TVA : Tennessee Valley Authority.

Les défis de la transition énergétique pour les trois prochaines décennies sont considérables, en termes de besoins d’innovations technologiques et de capacité à déployer massivement sur l’ensemble de la planète des systèmes énergétiques plus sobres, plus performants et, surtout, décarbonés grâce à l’électricité. La maîtrise industrielle de ces systèmes techniques va ainsi être au cœur des perspectives de développement des différentes régions du monde. La Chine comme les États-Unis semblent avoir pris la mesure de la dimension industrielle de ces défis, à la différence de l’Europe, notamment de la France, en rupture avec son histoire récente. On propose ici une lecture des raisons de ce retard pris par notre pays et des pistes pour en sortir, inspirées des voies chinoises et américaines autant que de l’esprit qui a fécondé l’action publique des années 1945-1975.

I Partie

Réussir la transition énergétique : efficacité économique et souveraineté

1

Les enjeux des trois prochaines décennies : le retour de la géopolitique, des objectifs climatiques renforcés avec le zéro émission nette

Notes

1.

Voir International Energy Agency (IEA), Net Zero by 2050, 2021 ; Intergovernmental Panel on Climate Change (IPCC), Global Warming of 1.5°C, 2019, Climat Change 2022. Mitigation of Climate Change, 2022.

+ -

2.

Et d’autant plus si l’on se contente d’objectifs toujours plus ambitieux sans s’interroger sur les chemins crédibles pour y arriver et leurs conditions de réussite.

+ -

3.

Sous réserve de réussir à amener cette filière nouvelle d’hydrogène bas carbone à maturité dans les prochaines décennies.

+ -

Prendre le temps de regarder attentivement la période historique 1945-1975 est effectivement d’un grand intérêt au moment où nous devons engager une transition énergétique à l’échelle du monde encore plus ambitieuse et rapide, dans un contexte géopolitique à nouveau durablement sensible et conflictuel : rivalité stratégique États-Unis-Chine, conflit Russie-Ukraine, montée des fondamentalismes et terrorisme islamique… Les défis auxquels nous sommes confrontés dans l’énergie sont en effet proches de ceux des décennies de reconstruction et de modernisation, où il a fallu trouver des formes d’action collective qui permettaient tout à la fois d’inventer de nouvelles technologies, de les amener à maturité et de les déployer à grande échelle avec efficacité, persévérance et réactivité.

Les engagements de réduction des émissions de gaz à effet de serre pris lors de la COP21 organisée à Paris en 2015 conduisent à des objectifs concernant l’énergie particulièrement exigeants, en rupture avec les évolutions des deux dernières décennies, dont celui d’atteindre des émissions nettes de CO2 nulles (« zéro émission nette ») à l’horizon 2050-20601. La feuille de route tient en quelques points clés qui donnent les directions pertinentes, même s’il semble difficile, vu d’aujourd’hui, de tenir les échéances2.

Stabiliser la consommation énergétique mondiale à l’horizon 2050

Stabiliser la consommation énergétique mondiale peut impliquer de réduire sensiblement celle des pays développés, et donc de découpler la consommation d’énergie de la croissance du PIB grâce à des économies d’énergie très importantes, réalisables notamment par une baisse significative de l’intensité énergétique des usages. Ces économies d’énergie passent d’abord par le déploiement de technologies performantes : pompes à chaleur, LED pour l’éclairage, processus industriels performants, logements basse consommation. Cela peut également impliquer des changements dans nos comportements individuels et collectifs : sobriété énergétique grâce à une évolution dans l’organisation des mobilités, du travail et de l’habitat, notamment l’équilibre villes/campagne et un nouvel aménagement du territoire. La maîtrise industrielle de ces nouvelles infrastructures (villes et logements, transports, télécommunications et télétravail) et des technologies performantes des usages de l’énergie sera donc au cœur de la réussite de ces mesures.

Décarboner totalement le mix électrique

Il est essentiel de décarboner totalement le mix électrique pour les usages actuels de l’électricité mais aussi afin de substituer l’électricité aux énergies fossiles dans les bâtiments, les transports et l’industrie, dans la mesure du possible, et de produire de l’hydrogène3 à l’aide de l’électricité décarbonée pour les usages plus difficiles à électrifier, tels les transports longue distance (avion, fret maritime international) ou certains processus industriels. Cette substitution devrait avoir pour conséquence une multiplication par deux et demi de la production et de la consommation mondiales d’électricité à l’horizon 2050. Il faudrait arrêter à cet horizon les centrales qui utilisent des énergies fossiles (sauf à les équiper de captage et de stockage du CO2), construire un parc électrique mondial de l’ordre de trois fois le parc actuel en puissance installée en utilisant des technologies décarbonées (hydraulique, panneaux photovoltaïques et éoliennes, nucléaire), et développer les réseaux de transport et de distribution de façon cohérente avec la localisation des sites de production comme avec celle des nouveaux usages de l’électricité. Il faudrait, en outre, s’assurer d’une part suffisante de moyens de production pilotables et de moyens de stockage pour garantir les équilibres offre-demande à tous les horizons de temps.

2

Le rôle de l’État : prospective systémique, maîtrise industrielle et souveraineté

Notes

4.

Voir Oliver E. Williamson, Markets and Hierarchies: Analysis and Antitrust Implications, The Free Press, 1975; Jean-Paul Bouttes, «Organisation du secteur électrique et déréglementation: quelques références théoriques» et «L’organisation des systèmes électriques: un premier état des lieux», Economia delle fonti di energia et dell’ambiente, n° 36, 1988, p. 81-110 et p. 111-134 ; Jean-Paul Bouttes et Raymond Leban « Concurrence et réglementation dans les industries de réseau en Europe. Du cas général à celui de l’électricité », Journal des économistes et des études humaines, vol. 6, n° 2-3, juin- septembre 1995, p. 413-448 ; Jean-Paul Bouttes et Jean-Michel Trochet, « La conception des règles des marchés de l’électricité ouverts à la concurrence », Économie publique, études et recherches, n° 14, 2004 ; Jean-Paul Bouttes, « Sécurité d’approvisionnement et investissements dans l’électricité », Revue de l’énergie, n° 566, juillet-août 2005.

+ -

5.

Voir Jean-Paul Bouttes, Raymond Leban et Pierre Lederer, Organisation et régulation du secteur électrique : un voyage dans la complexité, Cerem, 1993 ; Thomas P. Hughes, Networks of Power. Electrification in Western Society 1880-1930, John Hopkins University Press, 1993 ; Jean-Paul Bouttes et François Dassa, Europe de l’électricité. Une perspective historique, Institut français des relations internationales (Ifri), novembre 2016.

+ -

6.

Pour une première déclinaison des scénarios « net zero émissions » dans le secteur électrique pour la France, voir Réseau de transport d’électricité (RTE), Futurs énergétiques 2050, 2022.

+ -

7.

Voir International Energy Agency (IEA), rapports World Energy Outlook, années 2020, 2021 et 2022, ainsi que Net Zero by 2050. A Roadmap for the Global Energy Sector, 2021.

+ -

8.

Avec leurs « convertisseurs d’énergie », elles occupent beaucoup plus d’espace et mobilisent beaucoup plus de matières par unité d’énergie produite que les énergies denses comme le pétrole ou le gaz, ou les énergies très denses comme le nucléaire (voir Vaclav Smil, Power Density. A Key to Understanding Energy Sources and Uses, The MIT Press, 2016).

+ -

9.

Voir le scénario « Announced Pledges Case (APC) », in Net Zero by 2050…, op. cit., p. 40-46.

+ -

On retrouve dans le nouveau contexte d’aujourd’hui les trois raisons principales qui expliquent la relation forte entre électricité et souveraineté économique, et le rôle majeur qu’a joué l’État dans ce secteur dans les années 1945-1975. Comme c’est à nouveau le cas aujourd’hui et pour les prochaines décennies, le secteur électrique apparaît alors en effet comme essentiel pour la vie économique du pays, pour sa puissance industrielle et pour sa sécurité d’approvisionnement en énergie.

L’électricité est un bien essentiel pour l’économie et elle est utilisée massivement dans les maisons, les usines, les territoires. Elle a irrigué l’ensemble des activités du pays pendant les Trente Glorieuses en France. Son efficacité économique a représenté un élément clé de la prospérité du pays. L’État joue un rôle incontournable dans l’efficacité de ce secteur pour assurer la cohérence et la coordination des investissements dans les centrales, les réseaux et le développement des usages. Ceux-ci demandent aussi des investissements considérables chez les consommateurs, ce qui rend nécessaires des signaux prix, des tarifs, reflétant bien les coûts de long terme des usages. Il faut garantir les équilibres offre-demande à tous les horizons temporels, y compris à court terme, en temps réel, pour éviter le phénomène d’effondrement du réseau « comme un château de cartes ». La « main visible » des pouvoirs publics est donc nécessaire face aux échecs du marché que constituent le « monopole naturel » des réseaux et les « externalités de réseau » entre les centrales, les réseaux et les usages4.

Le besoin de cette coordination impulsée par l’État a été de mieux en mieux perçu par les acteurs dans l’entre-deux-guerres avec les premières étapes significatives de l’électrification et de l’interconnexion des réseaux en France. La période de croissance soutenue et d’investissements qui a caractérisé ensuite les décennies 1945-1975 a rendu d’autant plus pertinente l’organisation du secteur décidée en 1946 autour de la création d’EDF en rassemblant l’ensemble des entreprises privées de production et de réseaux. Le « modèle industriel » de l’électricité s’est mis en place sur cette période 1920-1960 dans la plupart des pays développés avec une grande diversité institutionnelle, reflet des différentes histoires politiques, juridiques et économiques, mais aussi selon quelques principes communs : des entreprises de réseaux en monopole au niveau de régions ou d’un pays, intégrées verticalement avec la production soit juridiquement soit via des contrats de long terme, dont les investissements et les prix de vente sont contrôlés par les pouvoirs publics locaux ou nationaux5.

Les trois prochaines décennies 2022-2050 devraient être encore plus exigeantes en termes de coordination des investissements de production, de réseaux et dans les usages : les scénarios « zéro émission nette » (net zero emissions) prévoient en effet une électrification qui doit passer de 20% de la demande finale d’énergie à plus de 50%, ce qui implique une forte augmentation de la production d’électricité en France, avec des moyens de production décarbonés très capitalistiques comme le nucléaire, les panneaux photovoltaïques et les éoliennes, et des besoins en développement de réseaux considérables pour accompagner ces nouveaux usages et ces nouvelles centrales, d’autant plus que la part des énergies intermittentes, solaires ou éoliennes sera importante6.

On peut ajouter que cette exigence de coordination sera du même ordre au niveau du développement de certains usages : par exemple le développement des véhicules électriques devra aussi être cohérent avec celui des infrastructures publiques et privées de recharge ainsi qu’avec le renforcement en amont des réseaux de distribution et de transport, le coût de ces infrastructures étant au moins du même ordre de grandeur que celui des batteries dans les véhicules électriques ; pour le développement des réseaux d’hydrogène, en complément de l’électricité pour certains usages difficilement électrifiables, des coordinations à long terme seront également indispensables entre le développement de ces usages, les électrolyseurs, les réseaux de transport capables techniquement de transporter et distribuer l’hydrogène, et les systèmes de stockage d’hydrogène.

Il faudra donc que les pouvoirs publics disposent de compétences de prospective et de planification stratégiques concernant ces systèmes électriques et énergétiques décarbonés afin de pouvoir nourrir les décideurs politiques et décliner ensuite sur le plan opérationnel ces décisions, en mettant en place les bons cadres institutionnels et en envoyant les bons signaux incitatifs à l’ensemble des acteurs.

La maîtrise industrielle de ces technologies de l’électricité décarbonée est également essentielle pour la puissance industrielle et la compétitivité du pays. Ce sont des technologies avancées, avec des gains de productivité potentiels significatifs, et donc une source de croissance dans la durée et d’emplois qualifiés, si l’on ne se contente pas de services à faible valeur ajoutée mais que l’on fabrique sur le territoire les composants industriels et les équipements clés avec les services à valeur ajoutée associés (numérique et 4.0). C’est donc un enjeu majeur pour redonner des perspectives de progrès économique et social au moment où l’on s’interroge sur les leviers de croissance à long terme avec les débats sur la stagnation séculaire et les contraintes que font désormais peser sur les économies la nécessité de protéger les écosystèmes et notre planète, ainsi que les risques géopolitiques. Cette maîtrise industrielle suppose, comme on l’a vu dans l’histoire du nucléaire, que l’on ne s’en tienne pas à la fonction Recherche et Développement (R&D) en amont, bien sûr indispensable, ou au marketing et à la vente en aval, mais que l’on s’intéresse au rapprochement des laboratoires et des usines pour l’innovation sur les process, au tissu industriel, avec en particulier les intrants, les machines- outils et les matériaux critiques, et à la chaîne logistique industrielle dans son ensemble.

Là encore, même si le discernement est plus délicat si l’on veut éviter de faire du mauvais « mécano industriel », l’État a un rôle important à jouer concernant ces « externalités positives verticales et horizontales » pour les faciliter et vérifier qu’elles sont bien mises en œuvre : donner sa vision à long terme, si possible cohérente, fondée et robuste, des besoins du pays ; simplifier les réglementations et les rendre cohérentes ; développer les infrastructures publiques et les appels d’offres associés avec les bonnes formes contractuelles et dans les temps. Il faut inventer de façon pragmatique les politiques industrielles adaptées aux enjeux nouveaux et pertinentes pour accompagner les entreprises industrielles comme les collectivités locales et les initiatives des territoires.

Le vecteur énergétique par excellence qu’est l’électricité a été clairement le moyen privilégié pour contribuer à la sécurité d’approvisionnement en énergie de la France pendant une période dominée par les énergies fossiles, pétrole et charbon, qui manquaient au pays. L’hydroélectricité et l’électricité nucléaire ont ainsi contribué à baisser notre dépendance énergétique dans la mesure où le combustible uranium ou la fabrication des équipements clés (dans ces deux filières) étaient maîtrisés.

Dans les prochaines années, avec l’électrification de la plupart des usages, le système électrique sera encore plus essentiel pour la souveraineté et la résilience du pays face aux risques systémiques et aux risques géopolitiques (tels par exemple la guerre menée par la Russie en Ukraine). Mais ce n’est pas parce qu’à l’horizon de quelques décennies on pourrait s’éloigner de la géopolitique du pétrole que les enjeux de souveraineté vont progressivement s’effacer. Bien au contraire, comme l’explique clairement dans ses publications récentes l’Agence internationale de l’énergie (AIE)7, les sources de préoccupations devraient plutôt se multiplier.

Notre approvisionnement en énergie et en électricité devrait en effet dépendre de moins en moins des combustibles et de plus en plus des technologies décarbonées très intenses en capital. La sécurité d’approvisionnement qui concernait les combustibles fossiles (pétrole, gaz) devrait ainsi concerner progressivement les équipements et les matériaux critiques des technologies faiblement émettrices de CO2 comme le nucléaire, les panneaux photovoltaïques ou les éoliennes, ainsi que ceux associés au réseau d’électricité. En outre, le solaire ou les éoliennes étant des énergies très peu denses8, les quantités de matériaux critiques mobilisés (terres rares, cobalt, nickel, cuivre…) vont être considérables et exiger l’ouverture de nombreuses mines et usines de traitement dans le monde, ce qui demande du temps – une à deux décennies – et de l’anticipation.

Les systèmes électriques qui vont être au cœur de notre approvisionnement vont être largement dépendants de systèmes numériques, avec de très nombreux logiciels indispensables pour assurer les équilibres offre- demande. Le risque de cyberattaque va donc se trouver également au cœur des enjeux de souveraineté énergétique et industrielle. On peut noter que, plus la part des énergies intermittentes sera importante dans le mix électrique, plus le fonctionnement à court terme et en temps réel du système devra s’appuyer sur l’électronique de puissance et des automatismes sophistiqués ainsi que sur des outils numériques de conduite, ce qui suppose pour une part importante de ces outils technologiques des innovations à réaliser, dont la fiabilité devra être démontrée. Cette caractéristique constitue également un enjeu pour la fiabilité des équilibres offre-demande électriques, qui pourrait de plus être amoindrie par le risque de cyberattaques.

L’examen des différents scénarios à 2050 montre à cet horizon une grande variabilité des vitesses de pénétration des technologies décarbonées, et donc des besoins en pétrole et en gaz pendant cette période de transition. Ceux-ci devraient être aussi fonction de la capacité à capter le CO2 et, surtout, à trouver des sites géologiques fiables pour le stocker. Si le scénario « net zero emissions » (ou « net zero »), de l’AIE de 2021 prévoit 20 millions de barils/jour en 2050 (seulement 20% de notre consommation d’aujourd’hui), il suffit de prendre un peu de retard9 pour se situer autour de 80 ou 100 millions de barils/jour soit autant qu’aujourd’hui. Sachant qu’il faut en permanence investir dans de nouveaux gisements (ou dans des extensions de gisements existants) pour compenser l’épuisement naturel des gisements (baisse de 3 à 4% par an), on imagine les risques de sous- ou de surcapacité, et donc la volatilité des prix ces prochaines décennies. Nous sommes malheureusement en train d’en vivre les prémices aujourd’hui avec la hausse des prix du pétrole et du gaz, intervenue avant même la guerre de la Russie en Ukraine, en raison de la reprise rapide de la demande mondiale après les fortes baisses pendant les deux premières années de pandémie et du très fort ralentissement des investissements de ces dernières années (incertitude sur la vitesse de la transition énergétique, pandémie et faible demande, absence de contrats de long terme non indexés sur le spot).

Enfin, la géopolitique de l’hydrogène pourrait bien remplacer et/ou compléter la géopolitique du pétrole et du gaz. L’hydrogène n’est pas une source d’énergie comme le pétrole ou le charbon, c’est un vecteur énergétique comme l’électricité et il faut donc le produire. Il est actuellement produit essentiellement à partir du fossile, du gaz, par vaporeformage, donc très émetteur de CO2 (10 tonnes de CO2 émises pour 1 tonne d’hydrogène produite). On peut produire de l’hydrogène décarboné soit à partir de l’électrolyse de l’eau à l’aide d’électricité elle-même décarbonée (nucléaire ou renouvelables), soit en installant avec le vaporeformage un système de captage stockage du CO2 (à condition d’en capter un pourcentage élevé, ce qui n’est pas évident). Ces technologies sont encore aujourd’hui très coûteuses, et la chaîne hydrogène décarbonée doit faire la preuve qu’elle a passé le stade des démonstrateurs et qu’elle a atteint la maturité économique pour être déployée et venir compléter les systèmes électriques décarbonés, qui seront de toute façon incontournables pour disposer d’hydrogène faiblement émetteur de CO2. Dans ce passage à la maturité, un des facteurs clés, au-delà d’une réduction drastique des coûts des électrolyseurs, réside donc dans une électricité décarbonée très peu coûteuse et abondante.

L’Allemagne, qui compte sur des volumes d’hydrogène considérables aux horizons 2040-2050, compte tenu de son renoncement au nucléaire, ne pourra pas les produire dans de bonnes conditions sur son territoire faute de quantités suffisantes d’électricité décarbonée en raison des contraintes d’espaces pour construire davantage de panneaux solaires ou d’éoliennes (ou pour construire les réseaux associés) et des contrainte de coût en raison du faible ensoleillement du pays. Aussi envisage-t-elle d’importer massivement l’hydrogène de zones plus favorables en termes de faible coût de l’électricité (Afrique du Nord, Moyen-Orient, Russie…) sous réserve, bien sûr, des coûts de transport longue distance de l’hydrogène. Sachant que cet hydrogène sera central, non seulement pour alimenter leur industrie mais aussi pour faire tourner les moyens de pointe et de semi-base indispensables pour les équilibres offre-demande de leur système électrique fondé principalement sur des énergies intermittentes, on mesure les risques géopolitiques pris sur les systèmes énergétiques et électriques, non seulement allemands mais aussi européens, compte tenu des interconnexions entre les systèmes nationaux.

II Partie

Stratégies énergétiques et rôle de l’état : les exemples de la Chine (panneaux photovoltaïques) et des États-Unis (préparation des technologies futures et ARPA-E)

L’énergie et l’électricité se trouvent ainsi depuis une à deux décennies à la rencontre de trois dimensions majeures pour l’évolution à long terme de nos sociétés :

  • relever le défi du changement climatique ;
  • retrouver des sources de croissance et de progrès ;
  • se préserver des marges de manœuvre dans un monde marqué par le retour de la géopolitique et les limites de la globalisation.

Si, ces dernières années, l’Europe et la France n’ont pas pris réellement la mesure de ce nouvel environnement, des grandes puissances comme la Chine ou les États-Unis ont commencé à mettre en place des stratégies de souveraineté économique dans le secteur énergétique, avec leurs forces et leurs faiblesses. Il nous semble utile de partager quelques éléments sur ces deux exemples qui illustrent bien la manière dont ces États se mobilisent pour élaborer et mettre en œuvre ces stratégies en tenant compte de leurs intérêts à long terme, de leurs avantages comparatifs et de leurs histoires et traditions institutionnelles très différentes.

1

La Chine

Notes

10.

Voir le livre de son ancien dirigeant, Zhenya Liu, Global Energy Interconnection, Academic Press, 2015.

+ -

11.

Voir International Energy Agency (IEA), Solar PV Global Supply Chains, 2022.

+ -

12.

Ibid., p. 58 sqq.

+ -

13.

Ibid., p. 106 sq.

+ -

14.

La diaspora scientifique chinoise va jouer un rôle important dans cette montée en puissance.

+ -

15.

Ils ont d’ailleurs mis en service des centrales AP1000, technologie américaine de génération 3, avec des performances industrielles bien meilleures que celles des Américains à Vogtle – des coûts d’investissement deux à trois fois moins élevés –, comme ils l’ont fait pour la technologie française.

+ -

La Chine, pays-continent, fait face à des besoins considérables en énergie. Si elle est faiblement dotée en pétrole et en gaz, elle dispose de réserves de charbon dont elle est aujourd’hui de loin le premier producteur et consommateur mondial, mais avec les défauts majeurs de cette énergie liés à de fortes émissions de CO2 et à la pollution locale (surtout quand le charbon est utilisé sans passer par des centrales électriques équipées de systèmes de dépollution concernant les SOx, NOx et les particules). Elle a donc mis en place depuis deux décennies une stratégie de maîtrise industrielle à grande échelle, tant pour ses besoins domestiques que pour l’exportation, de toutes les technologies de production sans CO2 : panneaux photovoltaïques, nucléaire, hydraulique, éoliennes, captage stockage du CO2 pour les centrales à charbon, batteries, électrolyseurs… Une attention spécifique est accordée au maillon névralgique des réseaux de transport (courant continu et alternatif, électronique de puissance et logiciels de conduite associés), avec en particulier une stratégie de prise de participation dans les réseaux électriques d’autres pays pour maîtriser la fonction achat et exporter les matériels chinois (lignes à très haute tension pour le transport à longue distance). La grande entreprise publique de réseaux State Grid joue un rôle important grâce à ses liens forts avec le tissu industriel des fabricants chinois10.

La Chine peut faire levier sur ses compétences industrielles de « manufacture du monde », sur la présence dans son sous-sol de nombreux matériaux critiques nécessaires et sur la capacité de l’État à mettre en place des politiques publiques cohérentes. Sa méthode articule vision et stratégie claire et durable, car ces deux dimensions sont profondément liées à ses intérêts à long terme, avec une mise en œuvre volontariste qui s’attache à une action forte sur les écosystèmes industriels, aussi bien verticale, depuis la fonction R&D jusqu’à l’usine, qu’horizontale, depuis la fabrication des composants clés et des machines-outils jusqu’aux intrants et aux matériaux critiques. La construction de sa position hyperdominante dans le monde sur la filière photovoltaïque en est une excellente illustration.

L’histoire récente de l’industrie photovoltaïque

Le rayonnement solaire est la source d’énergie dont le potentiel est le plus important et le plus durable, mais il est diffus et peu utilisable directement par l’homme pour des besoins concentrés et significatifs. Le capteur-convertisseur d’énergie solaire le plus prometteur est le panneau photovoltaïque qui convertit le rayonnement solaire en énergie électrique. Cette conversion utilise l’effet photoélectrique : la lumière du soleil, les photons, en arrivant sur certains matériaux qui sont des semi-conducteurs (aujourd’hui principalement le silicium monocristallin), provoque un mouvement des électrons de leurs atomes que l’on peut transformer en courant électrique. Ce principe découvert par Antoine Becquerel en 1839, et expliqué seulement en 1905 par Albert Einstein, renvoie à la physique quantique découverte au début du XXe siècle en même temps que la radioactivité. Il faut attendre les années 1960 pour les premières réalisations, très coûteuses et utilisées pour alimenter en énergie les satellites. C’est seulement dans les années 1980 et 1990 qu’émergent des panneaux photovoltaïques utilisés en stationnaire dans des zones éloignées des réseaux interconnectés. Le photovoltaïque présente ainsi de nombreux points communs avec le nucléaire civil : ce sont deux sources d’énergie avec un potentiel fort et durable, l’une parce que c’est l’énergie de flux la plus abondante, l’autre en raison de l’existence de réserves d’uranium (235 et 238) et de thorium qui représentent un volume d’énergie considérable (compte tenu de leur densité énergétique extrême, à l’inverse du rayonnement solaire). Dans les deux cas, il faut des convertisseurs d’énergie de très haute technologie, utilisant des découvertes scientifiques récentes et dont la maturité économique date seulement des années 1970-1980 pour le nucléaire et des années 2010 pour les panneaux photovoltaïques. Ces convertisseurs transforment ces deux sources d’énergie en électricité, et leur ouvrent ainsi les plus grandes possibilités d’usages.

L’industrie de fabrication des panneaux photovoltaïques et des modules qui en constituent le cœur est donc un exemple très important et complémentaire de celui du nucléaire concernant les conditions de réussite industrielle. Le nucléaire bénéficie d’économies de taille importantes qui conduisent à des moyens de production de grande taille unitaire et à des chantiers de construction importants où sont assemblés les grands composants de la centrale. Il est à cet égard représentatif d’autres équipements comme les centrales à gaz ou à charbon équipées de captage et de stockage du CO2 (« carbon capture and storage », CCS) ou les éoliennes offshore en milieu marin difficile. Pour leur part, les panneaux solaires sont représentatifs des équipements industriels de petite taille et de technologie de pointe, réalisés pour l’essentiel en usine et en grandes quantités, avec des économies d’échelle importantes au niveau de la taille des usines de fabrication du module ainsi que de ses composants ; il en est de même pour les batteries ou les électrolyseurs.

L’histoire de la maîtrise industrielle de cette technologie est rapide et récente : elle se joue pour l’essentiel entre les premiers panneaux photovoltaïques très coûteux et de grande qualité utilisés sur les satellites dans le spatial à partir des années 1960 et le basculement de l’essentiel de l’industrie en Chine et en Asie du Sud-Est durant la dernière décennie, qui rend les panneaux solaires « terrestres et stationnaires » compétitifs et leur ouvre la possibilité d’un développement significatif dans le mix électrique mondial (3% du mix aujourd’hui, part encore modeste, mais avec des taux de croissance annuelle très importants).

Cette histoire comprend trois grandes périodes à partir des deux chocs pétroliers, pendant lesquelles des pays de l’OCDE, les États-Unis surtout mais aussi le Japon, l’Allemagne et la France, lancent des programmes de recherche pour passer du spatial au terrestre. Cette première phase, qui démarre en 1974, permet grâce à des innovations importantes de diviser par un facteur supérieur à quatre ou cinq les coûts du spatial, pour arriver au début des années 2000 à des niveaux de prix de 500$/MWh. C’est encore dix fois trop cher pour les grands réseaux interconnectés mais assez prometteur pour que, avec en perspective les enjeux liés au changement climatique à long terme, plusieurs pays industrialisés mettent en place des programmes de soutien qui vont initier la deuxième phase, de 2000 à 2010.

C’est d’abord l’Allemagne, suivie par l’Espagne, l’Italie et la France. Les tarifs d’achat préférentiels vont être de l’ordre de 400 à 600€/MWh sur cette décennie, déclenchant une augmentation significative de fabrication des panneaux solaires, d’où des volumes de subventions considérables, surtout en Allemagne, qui, cumulés, vont peser in fine plusieurs centaines de milliards d’euros. Les coûts complets de production de l’électricité à partir de cycle combiné au gaz ou de nucléaire sont en effet autour de 50€/MWh, soit huit à dix fois moins cher.

Cette première vague d’industrialisation, particulièrement aux États-Unis, en Allemagne et au Japon, mais aussi un peu en France (Photowatt est l’un des pionniers du photovoltaïque), permet une première série d’innovations de processus dans les usines sur cette décennie 2000-2010, qui auraient pu potentiellement permettre de baisser significativement les coûts. Mais la demande massive et non anticipée de certains intrants, surtout du silicium cristallin, entraîne des augmentations de prix considérables : le photovoltaïque devient le premier utilisateur de silicium devant l’industrie des semi-conducteurs, d’où des augmentations des prix du silicium cristallin d’un facteur 5 à 10. Cet épisode illustre la nécessité de veiller aux coûts des matériaux critiques et des maillons clés. En conséquence, on n’observe que des baisses modestes sur le prix des panneaux jusqu’à la fin des années 2000.

À la fin des années 2000, l’institutionnalisation dans la durée du soutien à l’énergie solaire en Europe et aux États-Unis, et l’intensité de la concurrence entre les acteurs poussent les industriels à délocaliser leur production là où ils pourront trouver des conditions favorables et des compétences. La Chine, qui s’y est préparée, va saisir l’occasion. Le début de la troisième phase commence à partir de 2010. Il s’agit d’un basculement de l’industrie vers la Chine (et l’Asie du Sud-Est), avec en même temps un marché du silicium qui se stabilise à des niveaux de prix faible. Les coûts vont alors baisser très vite grâce en grande partie à l’efficacité industrielle de la Chine : les coûts de production des modules sont en effet divisés par cinq entre 2010 et 2022, et le coût de fabrication du silicium cristallin est divisé par cinq par rapport à 2010 dès 2015, avec une montée en puissance forte des capacités chinoises également sur ce segment11. C’est l’élément structurant qui explique que les niveaux de prix de l’électricité produite par les panneaux sont aujourd’hui proches de la compétitivité dans certains systèmes électriques, pour des fermes au sol, hors prise en compte des coûts liés à l’intermittence, sachant qu’il faut multiplier par deux ou trois les coûts en toiture pour des logements résidentiels.

La stratégie chinoise de maîtrise industrielle

Les performances réalisées par l’industrie chinoise durant la dernière décennie en termes de baisse de coûts et de parts de marché à l’échelle mondiale sur l’ensemble des maillons de la chaîne de valeur des panneaux photovoltaïques sont impressionnantes. Les coûts ont été divisés par un facteur au moins égal à 5, ce qui permet au photovoltaïque d’être économiquement mature aujourd’hui dans le domaine des technologies. Les parts de marché mondial de la Chine sont au-dessus de 80% pour tous les maillons : la production de silicium cristallin, les lingots, les « wafers », les cellules et les modules. Et la plus grande partie des 20% qui restent est produite en Asie du Sud-Est par des acteurs chinois pour contourner les droits de douane sur les équipements produits sur le territoire chinois. L’Europe importe ainsi 84% de ses modules de Chine et les modules fabriqués ailleurs dépendent pour 60 à 80% de cellules importées de Chine. Une série d’incidents (explosion ou autres) a eu lieu en 2020 sur quatre des méga-usines de silicium cristallin en Chine (dont une produisant 8% de la demande) et a entraîné une baisse de 4% de la production mondiale annuelle et un triplement des prix entre 2020 et 202112.

Une part importante de la production d’équipement est localisée dans un petit nombre de provinces chinoises, en particulier le Xinjiang (la région des Ouïgours), qui produit plus de 40% du silicium cristallin chinois, une production qui demande beaucoup d’électricité bon marché. C’est le cas grâce au charbon abondant de ce territoire. Le Xinjiang dispose également de nombreuses ressources naturelles, pétrole, gaz, vent, matériaux. La Chine dispose, grâce principalement au charbon domestique, d’une électricité peu chère dont elle fait bénéficier l’industrie des panneaux photovoltaïques. L’électricité est en effet un des intrants importants pour la fabrication des panneaux, avec de nombreux biens intermédiaires comme le verre, les produits chimiques, ainsi que de nombreux matériaux comme l’argent. La Chine dispose d’un tissu industriel complet qui produit de façon particulièrement efficace ces biens intermédiaires, à la différence de la France et d’autres pays européens qui ont perdu une partie de leurs industries. La Chine produit également la plus grande part des matières premières et/ou de leur raffinage nécessaires dans l’industrie des panneaux solaires : aluminium, antimoine, cadmium, molybdène, tellure, étain, zinc, raffinage du cuivre, de l’indium.

Cette stratégie chinoise est d’abord une stratégie qui s’inscrit dans la durée et qui a été mise en œuvre tôt, ce qui lui a permis de franchir avec persévérance les trois étapes clés que nous avons décrites dans l’exemple du programme nucléaire français13. Dès les années 1990, l’industrie chinoise monte en puissance dans les domaines de la chimie, des semi- conducteurs et de l’électronique qui sont utiles pour le solaire, et les universités chinoises comme l’Académie des sciences investissent dans la science liée à ces sujets14. Au début des années 2000, le gouvernement chinois sélectionne le solaire comme une industrie clé pour son économie et ses exportations au vu des premiers programmes significatifs de soutien économique en Europe et aux États-Unis. Cette décision se traduit concrètement par des objectifs de fabrication des cellules et des modules dans le 10ème plan quinquennal 2001-2005, et de fabrication de polysilicium cristallin et des machines-outils nécessaires dans le 11e plan quinquennal de 2006-2010, en partant d’une dépendance initiale de la Chine à 95% concernant les importations de silicium cristallin. L’objectif est alors clairement de développer les exportations vers l’Europe, les États-Unis, le Japon. L’Académie des sciences, les grandes universités chinoises, la Commission nationale du développement et de la réforme (NDRC), sous l’autorité du Conseil des affaires de l’État présidé par le Premier ministre, et le ministère de la Science et de la Technologie se coordonnent sous l’égide du gouvernement, avec l’aide de conseillers d’État qui sont de grands ingénieurs et de grands scientifiques bien insérés dans les réseaux à l’international, afin de rattraper leur retard et de récupérer les meilleures innovations techniques des Européens, des Américains et des Japonais qui sont alors leaders dans ce domaine, pour les perfectionner et les utiliser dans des usines de meilleure qualité (« salle blanche » pour la fabrication haute technologie) et de plus grande taille. Cette décennie de mise à niveau scientifique, de « démonstrateurs industriels » et de montée en gamme dans la chaîne de valeur va leur permettre d’arriver à des parts de marché de 20 à 30% en 2010, et d’être prêts à passer alors au stade du déploiement massif à grande échelle dans les années 2010-2020.

Ce déploiement massif est d’abord lié au boom des objectifs et des subventions en Europe en 2010-2013 (à la suite des premiers plans énergie-climat) et aux perspectives décuplées d’exportation vers l’OCDE, mais la Chine va également mettre en place dans le cadre de ses premières politiques climatiques des objectifs de pénétration du solaire dans le mix électrique chinois. Le développement de son marché intérieur va permettre à la Chine d’amortir les stop-and-go des politiques occidentales tout en allant dans le sens d’une limitation de ses émissions de CO2 (encore modeste).

La période 2010-2022 est celle qui, après l’accumulation des compétences scientifiques et industrielles, des prototypes et des démonstrateurs, va faire la différence avec les leaders allemands, japonais ou américains. La Chine va diviser par deux ou trois ses coûts de production des composants de la chaîne de valeur par rapport à ceux des leaders allemands, japonais ou américains, et sécuriser l’approvisionnement de l’industrie chinoise sur les matériaux et les intrants critiques. Cette stratégie industrielle articulant efficacité économique et souveraineté se décline dans le cas du photovoltaïque par la mise en place de l’ensemble des actions suivantes :

  • une visibilité sur le long terme donnée aux acteurs industriels, aux provinces et aux collectivités locales par le politique avec, en plus de la cohérence des règles du jeu dans la durée (volume et niveau des contrats à long terme ou tarifs d’achat, tarifs douaniers, appels d’offres publics, articulation avec les réseaux…), un soutien ciblé de l’industrie en cas de baisse des exportations ;
  • un encouragement au développement de très grandes usines (giga factories), pour tirer parti des économies d’échelle et des effets d’apprentissage ;
  • une coordination des industriels privés et des laboratoires scientifiques pour trouver et diffuser les innovations incrémentales sur les procédés (fils de diamants pour couper les wafers en 2018), et garder un temps d’avance sur les coûts de production ;
  • un accompagnement du tissu industriel et d’un écosystème industriel de qualité capable de produire les intrants clés à des coûts compétitifs (verre, acier, produits chimiques, polymères) de 10 à 30% inférieurs aux nôtres ;
  • une remontée dans la chaîne de valeur sur la production des machines- outils des usines de fabrication des composants clés et d’assemblage (à la place des Allemands) ;
  • une production et un approvisionnement en matériaux critiques.

Et l’on retrouve deux préoccupations structurantes au service d’une mise en œuvre efficace :

  • une action forte sur les écosystèmes industriels, à la fois verticalement, en rapprochant la fonction R&D des usines, et horizontalement, en veillant à garantir la production en Chine de l’ensemble des intrants et des maillons clés des chaînes de valeur ainsi qu’à développer les compétences et les métiers clés (ce que le CEA et EDF ont fait pour le nucléaire de 1950 à 1990) ;
  • une cohérence forte à long terme des politiques publiques diverses qui encadrent le fonctionnement de ce secteur et permettent les initiatives locales et privées.

Cette stratégie de la Chine n’est pas sans soulever quelques interrogations. Elle est délibérément tournée vers les exportations et crée une dépendance excessive de la plupart des pays pour des biens d’équipement stratégiques.

Les besoins en panneaux photovoltaïques de la Chine représentent seulement 30-35% de la demande mondiale, que la Chine satisfait aujourd’hui à 80-90%, et avec une surcapacité d’un facteur 2 sur de nombreux maillons (sauf sur le silicium cristallin aujourd’hui, mais des programmes d’investissement doivent développer cette production à court- moyen terme). L’instauration de barrières douanières pour se protéger et l’utilisation de subventions pour passer les périodes difficiles sont clairement trop systématiques pour être acceptables, et peuvent se révéler dangereuses, y compris pour les équilibres des échanges et pour la Chine elle-même si cela devait perdurer et se généraliser aux batteries, aux électrolyseurs, au nucléaire ou aux réseaux, comme cela semble se faire progressivement.

Il est également clair qu’une partie des avantages compétitifs tient à des normes environnementales moins contraignantes en Chine qu’en Europe (émissions de CO2, encadrement des rejets chimiques des usines et du droit minier), ainsi qu’à des conditions de travail des populations locales qui mériteraient examen (au Xinjiang, par exemple). Il est surtout étonnant que nos pays n’en tiennent pas compte dans les règles aux frontières et concernant les appels d’offres qu’ils émettent. Ceci étant, ces dernières remarques expliquent probablement une part significative mais minoritaire de l’avantage compétitif de la Chine, lequel renvoie d’abord à une stratégie de maîtrise industrielle de qualité et aux compétences industrielles et scientifiques de l’État chinois. Si les institutions chinoises ne sont sûrement pas transposables, nous pourrions néanmoins prendre le meilleur de leurs idées, comme d’ailleurs ils ont su le faire en s’inspirant largement de nos réussites passées et de nos innovations technologiques et organisationnelles. En contrepoint, on peut d’ailleurs signaler que les Chinois ont récemment mis en service deux centrales EPR, exploitant une technologie nucléaire de génération 3 de conception française, à des coûts d’investissement deux à trois fois inférieurs à ceux de Flamanville, pour des raisons analogues à celles qui nous avaient permis de faire deux fois mieux que les Américains il y a quelques décennies15.

2

Les États-Unis

Notes

16.

Voir, par exemple, Department of Energy (DOE), Quadriennal Technology Review 2015, 2015.

+ -

La stratégie énergétique d’un pays pragmatique et réactif, et surtout largement doté en sources d’énergie comme en compétences scientifiques et industrielles

À la différence de la Chine, les États-Unis ont reçu de la nature une dotation exceptionnelle concernant l’ensemble des sources d’énergie, fossiles et renouvelables, et ils héritent des années 1880-1945 le statut de leader de la seconde révolution industrielle, celle de l’électricité et du pétrole. Les États-Unis sont les premiers producteurs de pétrole dans le monde, devant l’Arabie saoudite et la Russie – en 2020, 19,5 millions de barils/jour, contre respectivement 11,8 et 11,5 millions –, et les premiers producteurs de gaz dans le monde devant la Russie et l’Iran – en 2020, 32,7 exojoules (EJ) contre respectivement 24,8 et 8,3. Ils disposent également de zones particulièrement ventées (Midwest, Texas…) et ensoleillées (Californie, sud-ouest des États-Unis…). Leur tissu industriel se situe à la frontière technologique dans le secteur de l’électricité, avec en particulier les entreprises pionnières que sont General Electric et Westinghouse dès la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle.

Au cours du XXe siècle, les États-Unis ont ensuite consolidé cette avance scientifique et industrielle, en particulier grâce à la Seconde Guerre mondiale qui leur a permis d’intégrer dans leurs universités et leurs laboratoires de recherche les meilleurs scientifiques européens (notamment sur le nucléaire avec le projet Manhattan, sur les missiles et le spatial, sur les télécommunications, la chimie des explosifs…). Puis les chocs pétroliers ont poussé le pays à lancer dans ses grands laboratoires et dans ses universités des programmes de recherche ambitieux sur les énergies nouvelles pouvant contribuer à réduire l’utilisation des énergies fossiles. En conséquence, ils bénéficient encore aujourd’hui d’une position de leader scientifique « naturel » dans les domaines des énergies décarbonées comme le nucléaire et le photovoltaïque, ainsi que dans les énergies fossiles (pétrole et gaz de schiste) ou dans les réseaux intelligents avec leur maîtrise des semi-conducteurs et du numérique.

Le premier volet de la stratégie des Américains consiste à faire levier sur cette double maîtrise de sources d’énergie abondantes et des convertisseurs d’énergie et d’usages. Leurs avantages comparatifs vont leur permettre d’atteindre leurs objectifs d’efficacité économique et de souveraineté plus facilement et de façon pragmatique. Cette stratégie d’efficacité économique et de souveraineté se décline à court-moyen terme au travers des politiques énergétiques des États : les États-Unis sont de ce point de vue beaucoup plus décentralisés que l’Union européenne. Les États sont responsables de leurs mix énergétiques et électriques, ainsi que des principales règles du jeu concernant les réglementations et les formes de concurrence dans l’électricité (prix de marché vs tarifs réglementés pour les clients finaux, formes de concurrence et/ou monopoles…). Ils peuvent ainsi optimiser leurs choix énergétiques en fonction de leurs objectifs politiques locaux et des avantages comparatifs de leur territoire, hydraulique, vent ou soleil, ressources fossiles… Pour sa part, le niveau fédéral se concentre sur le second volet, c’est-à-dire le long terme, les enjeux internationaux et les relations inter-États au sein des États-Unis : les échanges d’électricité, de gaz, de pétrole avec la régulation des réseaux d’interconnexion et les relations commerciales interétatiques, via en particulier la Federal Energy Regulatory Commission, les enjeux de souveraineté et de relations internationales, ainsi que la R&D pour préparer l’avenir sur ces derniers aspects avec le Department of Energy (DOE), dont le rôle est important.

Pour une part en raison de cette énergie fossile abondante et bon marché, les États-Unis partaient il y a deux décennies d’une situation caractérisée par une efficacité énergétique médiocre. En effet, leur consommation d’énergie et d’électricité par habitant était de l’ordre du double des pays de même niveau de développement en Europe ou au Japon. Leur mix électrique était à 70% fossiles et dominé par le charbon à 50%, à comparer au mix européen en 2000 beaucoup moins carboné, avec 50% seulement de fossiles et près d’un tiers de nucléaire, le reste provenant des renouvelables surtout de l’hydraulique. Ils ont ainsi pu améliorer leurs performances en termes d’économie d’énergie et, surtout, de baisse relative de leurs émissions de CO2, malgré des politiques climatiques modérément ambitieuses – leurs performances en niveau sur ces deux registres restant moins bonnes que celles de l’Europe aujourd’hui –, car ces mesures étaient souvent naturellement rentables pour les acteurs, en particulier la substitution du gaz naturel au charbon, de plus en plus grâce au gaz de schiste. Les innovations technologiques qui ont permis l’exploitation du gaz de schiste (fracturation hydraulique, forages horizontaux, additifs chimiques pour améliorer la perméabilité et la récupération du gaz) constituent probablement la « révolution énergétique » la plus significative de ces vingt dernières années, avec les gains de productivité obtenus par les Chinois sur le photovoltaïque et les multiples innovations sur les économies d’énergie grâce en particulier aux technologies performantes de l’électricité (LED, pompes à chaleur, processus industriels…). Les États-Unis ont ainsi un mix électrique en 2021 à « seulement » 22% de charbon, 38% de gaz, et toujours autour de 19% de nucléaire et de 6% d’hydraulique, avec en complément la pénétration des éoliennes (9%) et du photovoltaïque (4%) : une « révolution énergétique » grâce au soutien par les pouvoirs publics de ces énergies, gaz et renouvelables, soutien ciblé surtout au niveau de la R&D et des démonstrateurs. Il faut préciser aussi que la pénétration des renouvelables est significative dans les États américains, où les niveaux d’ensoleillement et de vent sont importants et de l’ordre du double des niveaux français.

Le principal moteur de la baisse du charbon est donc lié à son remplacement par du gaz de schiste abondant et peu cher. Il est intéressant de noter que ces innovations n’ont été possibles que grâce à la persévérance du soutien donné par les pouvoirs publics aux ingénieurs, géologues et entrepreneurs texans dès le début des années 1980 à la suite du choc pétrolier, et jusqu’au début des années 2000. Dans le cadre de sa politique de R&D et d’ouverture des options technologiques, le DOE a ainsi permis le passage des idées et des prototypes au stade industriel, les entreprises ont fait le reste du chemin grâce à des gains de productivité liés aux innovations de processus et aux économies d’échelle au moment du premier déploiement massif, dans la seconde moitié des années 2000, déclenché par la hausse significative des prix du gaz sur les marchés internationaux. Cette réussite illustre la pertinence d’une implication forte des pouvoirs publics en termes de soutien financier aux seuls stades amont des prototypes et des démonstrateurs industriels, avec des montants relativement modestes ; le déploiement massif n’est considéré comme souhaitable qu’au moment où la compétitivité est avérée, raisonnement analogue à celui des dirigeants français entre 1966 et 1971 pour le choix des filières et les premiers engagements de réacteurs à eau pressurisée (REP), et contraire à ce qui a été la politique européenne sur les renouvelables. Dans cette phase de déploiement massif, les pouvoirs publics doivent alors privilégier d’autres moyens d’action, comme la cohérence des diverses réglementations (organisation de la concurrence pour les contrats de long terme…) et la coordination des acteurs industriels et des acteurs locaux dans les territoires.

La préparation de l’avenir dans les technologies décarbonées : un rôle central pour l’État fédéral

La préparation de l’avenir est donc centrale pour l’État fédéral, il dispose traditionnellement du DOE et de grands laboratoires publics (Argonne, Idaho, Lawrence Livermore) analogues au Commissariat à l’énergie atomique (CEA). L’État fédéral peut aussi s’appuyer sur les besoins et les moyens très importants du ministère de la Défense pour l’alimentation en énergie de nombreuses bases américaines sur le territoire national ou dans d’autres pays, et pour le fonctionnement de certains systèmes d’armes. C’est en particulier le cas pour le nucléaire avec la propulsion des sous-marins et des porte-avions depuis les années 1960, ce qui explique leur intérêt dans la durée pour les réacteurs de petite taille et les innovations dans le domaine des small modular reactors (SMRs), le nombre de réacteurs militaires étant en effet plus important que celui des réacteurs civils aux États-Unis. Cette coopération entre la défense et l’énergie permet ainsi aux États-Unis d’avoir conservé ces dernières années une forte activité de recherche pour rester à la frontière technologique et disposer des meilleures technologies nucléaires au moment où il faudra passer à la vitesse supérieure en termes de décarbonation en diminuant la part du gaz.

Pour compléter le dispositif, les pouvoirs publics américains décident, sur la base de recommandations des académies nationales, de créer en 2007 une agence en charge de promouvoir la recherche dans le domaine de l’énergie sur des projets innovants et risqués en impliquant les grands laboratoires publics, l’industrie et les universités : l’Advanced Research Projects Agency-Energy (ARPA-E). L’idée est bien de se donner les moyens de repérer les manques dans les programmes de recherche existants avec un outil inspiré de la Defense Advanced Research Project Agency (DARPA), une agence créée en 1958 initialement dans le domaine de l’espace et des missiles face aux avancées de l’Union soviétique. Cette agence va devenir un modèle d’organisation d’une recherche audacieuse et efficace. Centrée en l’occurrence sur les enjeux militaires, elle va jouer un rôle important en particulier dans de nombreux domaines comme l’intelligence artificielle ou la genèse d’Internet. Elle inspire également en 2006 la création de la Biomedical Advanced Research and Development Authority (BARDA), qui a contribué aux réponses mises au point face à la Covid-19.

La mission de l’ARPA-E est bien de vérifier que la R&D américaine va permettre de construire et de tester les prototypes et les démonstrateurs industriels sur l’ensemble des technologies clés pour le futur mix énergétique américain. Son fonctionnement se structure sur trois niveaux :

  • des analyses de prospective scientifique et technologique avec des feuilles de route technologiques à horizon de plusieurs décennies ;
  • un plan stratégique des actions à conduire à quelques années ;
  • sur ces bases, l’organisation d’appels d’offres et le financement de projets, depuis la recherche jusqu’aux prototypes, démonstrateurs et usines de fabrication.

Les études de prospective technologique à trente-cinquante ans16 et les stratégies par technologie/filière à dix ans mobilisent les meilleures compétences scientifiques et industrielles au service de leur pays, issues des académies des sciences, des grands laboratoires publics et du monde industriel. On se différencie clairement du fonctionnement, de plus en plus fréquent en France et en Europe, de groupes de parties prenantes comprenant une présence importante de hauts fonctionnaires, de financiers ou d’économistes non experts dans le domaine technologique. Aux États-Unis, c’est sur la base de ces approches informées et cohérentes, qui permettent de donner de la visibilité à long terme aux acteurs, que sont alloués les financements à des laboratoires publics ou privés, des start-up ou de grands groupes industriels selon les cas, et sous la supervision là encore de personnes disposant d’une réelle expérience et dotées d’un savoir scientifique et industriel reconnu.

Le troisième niveau de l’ARPA-E porte des objectifs qui peuvent au premier abord se rapprocher de ceux des plans France Relance, France 2030 ou des Plans d’investissements d’avenir (PIA) concernant l’énergie, mais avec un cadrage prospectif et stratégique fort sur les enjeux technologiques et énergétiques, et des compétences industrielles et scientifiques expérimentées, deux dimensions fondamentales pour être pertinent dans ce secteur.

III Partie

Et la France ?

Ces deux dernières décennies ont bien été celles de la « montée des périls » dans le secteur de l’énergie : montée des préoccupations liées au changement du climat et urgence de la transition énergétique, retour du géopolitique avec les attentats du 11 septembre 2001, rivalité entre les États-Unis et la Chine, questionnements sur les sources de la croissance potentielle à long terme et l’accès à des énergies qui permettent le développement économique et social. Au moment où de grandes régions du monde comme la Chine et les États-Unis suivent avec détermination les stratégies industrielles et technologiques de long terme que nous venons d’évoquer, l’Europe, et singulièrement la France, voit ses performances énergétiques et électriques se dégrader (prix de l’énergie et de l’électricité, dépendance énergétique…) et, surtout, sujet préoccupant pour l’avenir, son tissu industriel et ses capacités de développement technologique fragilisés. Nous allons revenir plus précisément sur les raisons de cette situation en France, et proposer quelques pistes d’action inspirées des ressources tirées de notre histoire comme de celles, plus récentes, de la Chine et des États-Unis.

1

Depuis vingt ans, baisse des performances du secteur électrique et fragilisation du tissu industriel

Notes

17.

Voir Matthieu Glachant, « Le point de vue d’un économiste sur la rénovation énergétique des logements et sa régulation », Réalités industrielles-Annales des Mines, n° 2022/2, mai 2022, p. 19-21.

+ -

18.

Voir Mireille Campana, Jean-François Sorro et Quentin Peries-Joly, « Opportunités industrielles de la transition énergétique », Conseil général de l’économie, de l’industrie, de l’énergie et des technologies de février 2017.

+ -

Le secteur électrique français, hérité des cinq décennies précédentes au début du XXe siècle est l’un des plus performants au monde en termes d’émissions de CO2, de compétitivité et de sécurité d’approvisionnement grâce à un mix électrique autour de 75% nucléaire et 15% hydraulique : les émissions directes de CO2 de la France sont de 5-6 tonnes de CO2 par habitant, contre près du double en Allemagne en raison de son mix fondé pour moitié sur le lignite et le charbon ainsi que sur le gaz. Les prix de l’électricité français sont parmi les plus bas d’Europe, en particulier grâce à la maîtrise industrielle du nucléaire (des coûts d’investissements deux fois moins élevés qu’aux États-Unis) et à la qualité de la gestion opérationnelle du système intégré production-transport-distribution. La maîtrise de l’ensemble de la chaîne de valeur nucléaire et la part de l’hydraulique contribuent largement à la moindre dépendance énergétique de la France, et lui ont permis de plus d’exporter des volumes significatifs d’électricité vers ses voisins sur plusieurs décennies.

Ces performances se sont dégradées progressivement ces deux dernières décennies, essentiellement en raison d’une politique énergétique hésitante dans un contexte global de désindustrialisation accélérée du pays. La pression des idées dominantes et d’une vision de court terme ont en effet poussé à privilégier, par rapport au nucléaire, le gaz dont les prix ont été relativement bas depuis le contre-choc pétrolier de 1986 jusqu’à la seconde moitié des années 2000. On a donc arrêté les politiques d’électrification des usages en favorisant le gaz, notamment pour le chauffage dans les bâtiments, bien qu’émetteur de CO2, contrairement à l’électricité très largement décarbonée. La tendance a été de privilégier des scénarios à faibles besoins en électricité pour bien marquer la volonté de ne pas compter sur le parc nucléaire. Pour les nouveaux investissements en moyens de production électrique, les pouvoirs publics vont également privilégier les cycles combinés à gaz avec un complément d’énergies renouvelables intermittentes, éoliennes et photovoltaïque, grâce à des subventions significatives qui vont contribuer à une hausse progressive des prix de l’électricité.

Par ailleurs, les politiques d’économie d’énergie, indispensables pour la transition énergétique, ont été souvent peu efficaces et mal ciblées, entraînant des montants de subventions élevés à financer par les Français pour un résultat faible en termes d’économie d’énergie et, surtout, de baisse des émissions de CO2 : ainsi, ces dernières années, les diagnostics de performances thermiques ont surestimé d’un facteur 2 ou 3 les économies associées aux mesures préconisées. Et, tout comme les réglementations thermiques, ces diagnostics ont privilégié l’énergie primaire, critère difficile à comprendre et sans intérêt en France, au détriment d’un critère fondé sur le montant de la facture énergétique, sujet pourtant crucial pour les ménages moins favorisés, et sur les émissions de CO2, dont la réduction est l’objectif majeur pour la planète. Les outils économiques comme les certificats d’économies d’énergie ou les réglementations thermiques des logements ont été mal conçus sur le plan économique (non-maîtrise des grilles d’analyse liées aux échecs des marchés et aux coûts de transaction) et manipulés au gré des influences des groupes d’intérêt et des associations17. Les émissions de CO2 directes de la France sont restées à peu près stables sur ces deux dernières décennies, autour de 5 tonnes de CO2 par habitant, mais pour une large part en raison de la désindustrialisation du pays qui nous amène à « exporter » les émissions liées à nos modes de consommation et à « importer » de plus en plus de charbon allemand et, surtout, chinois : les émissions de CO2 totales intégrant l’ensemble de l’empreinte CO2 sont ainsi en 2020 de l’ordre du double des émissions directes, autour de 11 tonnes de CO2 par habitant. On perd ainsi progressivement en compétitivité, en réduction globale des émissions de CO2 et en sécurité d’approvisionnement.

Dans ce contexte global de désindustrialisation accélérée du pays, plus préoccupant encore est la fragilisation du tissu industriel. On assiste à une perte de compétences et de maîtrise industrielle sur nos avantages comparatifs hérités de l’histoire. C’est vrai pour Alstom, dont l’activité a notamment souffert des stop-and-go européens sur le marché des cycles combinés à gaz, et, bien sûr, pour la filière nucléaire. Les hésitations sur la place et l’intérêt du nucléaire ont amené à repousser l’engagement du démonstrateur industriel de l’EPR de 1997 à 2006 et ont conduit à attendre jusqu’à aujourd’hui pour donner le signal d’un engagement pour une série de tranches. La filière n’a donc pas de visibilité depuis plus de deux décennies sur des perspectives crédibles concernant de nouvelles centrales nucléaires de génération 3. Sachant qu’en termes de prototypes ou de démonstrateurs sur d’autres filières prometteuses qui font l’objet de projets aux États-Unis, au Canada, en Chine, en Russie, comme les SMRs ou les réacteurs rapides, la France a arrêté son projet Astrid de réacteur rapide en 2019, et n’a lancé que tout récemment un projet de SMR (Nuward).

La prolongation de la durée de vie des tranches nucléaires existantes est l’autre enjeu pour les prochaines années : mises en service pour la plupart entre 1980 et 1990, elles auront 40 ans entre 2020 et 2030. On sait que ce type de centrales peut être prolongé à 60 ans. Aux États-Unis, on se prépare d’ailleurs à en prolonger une partie jusqu’à 80 ans. La France a engagé un programme ambitieux de gros travaux de rénovation (le « Grand Carénage »), qui vise à mettre ses centrales de génération 2 à un niveau de sûreté qui devra être quasiment celui de la génération 3 et intégrer les leçons de l’accident de Fukushima. On devrait ainsi être en mesure, sous le contrôle de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), de mener ces tranches à 50 ans dans un premier temps, ce qui permettrait d’aller jusqu’à 2030-2040, et sans doute au moins à 60 ans pour une part importante d’entre elles. Mais, là aussi, sans visibilité claire à long terme, le tissu industriel ne peut se mobiliser suffisamment. Jusqu’à l’an dernier, l’objectif des pouvoirs publics était, à l’inverse, d’arrêter dans la prochaine décennie douze tranches nucléaires existantes supplémentaires, en plus des deux tranches de Fessenheim qui viennent d’être arrêtées, pour atteindre un objectif de part du nucléaire inférieure à 50% de la consommation à 2035, dans le cadre, comme on l’a vu, de scénarios de consommation sous-estimée. Pouvoir prolonger l’essentiel du parc existant à 60 ans au moins, comme le font d’autres pays et sous réserve de l’avis de l’ASN, contribuerait de façon significative à l’équilibre offre- demande des deux prochaines décennies en emmenant l’essentiel du parc à l’horizon 2040-2050. Cela permettrait au tissu industriel de monter en puissance rapidement sur la capacité à construire de nouvelles tranches de génération 3, qui pourraient être mises en service progressivement à partir de la décennie 2030-2040 pour compléter le parc existant et le renouveler.

Ce manque de visibilité de la part des pouvoirs publics ces vingt dernières années, avec des allers et retours, des stop-and-go, tant sur la prolongation de la durée de vie des centrales de génération 2 que sur l’engagement de nouvelles centrales de génération 3, ou des démonstrateurs SMR et de génération 4, a fragilisé l’ensemble de la filière nucléaire française, EDF, Areva, Framatome, ainsi que les nombreuses PME.

Si nous devons remonter en compétences sur nos avantages comparatifs, en particulier dans le domaine du nucléaire et des réseaux, la situation est bien plus problématique encore dans les autres technologies bas carbone et les nouvelles filières (photovoltaïque, éoliennes, batteries, pompes à chaleur). Nous avons échoué dans nos tentatives photovoltaïques (voir, par exemple les difficultés de Photowatt, pourtant entreprise pionnière de ce secteur) et éoliennes terrestres (voir la vente par Areva de ses activités éoliennes à Gamesa). Sur ces filières d’avenir, nous sommes présents sur l’installation et les services à faible valeur ajoutée, mais pas ou peu sur la fabrication industrielle des produits et des composants clés porteurs de gains de productivité et à forte valeur ajoutée18 et les services associés à forte valeur ajoutée (peut-être à l’exception des éoliennes offshore, si l’on arrive à passer à la vitesse supérieure et à transformer l’essai).

2

Les raisons de cette dégradation

Notes

19.

Voir Paul L. Joskow et Richard Schmalensee, Markets for Power. An Analysis of Electric Utility Deregulation, The MIT Press, 1983.

+ -

20.

Voir Jean-Paul Bouttes et Jean-Michel Trochet, « Le pragmatisme des réformes américaines », Revue de l’énergie, n° 465, janvier-février 1995.

+ -

21.

Voir Jean-Paul Bouttes et François Dassa, « Électricité : les erreurs de l’Europe et comment en sortir ? », Le Débat, n° 197, novembre-décembre 2017, p. 167-181 ; Jean-Paul Bouttes, « Quelle politique de l’énergie pour assurer la compétitivité de notre économie, réduire notre dépendance extérieure et protéger l’environnement ? », in Michel Pébereau (dir.), Réformes et transformations, PUF, 2018, p. 235-279 ; François Dassa, « Réinventer la politique énergétique européenne », Revue de l’énergie, n° 643, mars-avril 2019.

+ -

Les raisons de cette dégradation des performances peuvent être reliées à un contexte géopolitique et géoéconomique nouveau à partir de la chute du mur de Berlin en 1989 et de la globalisation des échanges, au mouvement de dérégulation des réseaux de télécommunications, de transport et d’énergie, initié aux États-Unis à la fin des années 1970 puis « dogmatisé » en Europe, et à l’évolution des mentalités en France des élites politiques, intellectuelles et médiatiques en faveur d’une société postindustrielle privilégiant l’individu, la main invisible des marchés de court terme sur la production de richesses à long terme et la gestion collective des biens communs.

La globalisation des échanges, l’oubli de la géopolitique et l’abondance des énergies fossiles et du gaz

Avec la chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide, les enjeux géopolitiques ont semblé s’effacer. La globalisation des échanges de biens et de capitaux s’est mise en place à l’ombre de la protection américaine et la coordination de l’action des banques centrales a permis de contrôler l’inflation et d’avoir accès à des financements dans de bonnes conditions (malgré les crises internationales récurrentes). Enfin, après les chocs pétroliers, les innovations technologiques dans le secteur énergétique ont donné le sentiment que l’on entrait dans un monde d’abondance énergétique surtout fondé sur les fossiles : la capacité d’exploiter les champs de pétrole et de gaz en offshore profond, comme dans les roches- mères elles-mêmes (pétrole et gaz de schiste), et de récupérer une part beaucoup plus importante des réserves de pétrole présentes dans les grands gisements existants ou à venir (enhanced oil recovery, EOR) ont créé un contre-choc pétrolier et gazier durable à partir de 1986. Il faut ajouter à cela les innovations concernant les centrales électriques fossiles : on met au point les cycles combinés à gaz, à partir des turbines aérodérivatives, permettant d’utiliser le gaz avec de bien meilleurs rendements que les turbines à vapeur, et on trouve des systèmes capables de limiter les pollutions locales ou régionales du charbon (Denox et Desox pour éviter les pluies acides). On assiste ainsi à un développement massif des pays émergents comme la Chine, l’Inde, l’Indonésie, la Turquie ou l’Afrique du Sud, qui vont pouvoir faire levier sur l’utilisation de leur charbon domestique, présent en abondance dans la plupart de ces pays et leur permettant d’avoir une électricité sûre et peu chère. Ces pays vont introduire progressivement ces technologies de dépollution, au moins dans les grandes centrales électriques, sachant que le problème de pollution reste entier pour les usages directs du charbon, en particulier dans les logements. On va avoir sur la même période un dash for gaz (« ruée » vers les centrales électriques à gaz) aux États-Unis d’abord, puis en Europe grâce à l’abondance de gaz russe peu cher et accessible géopolitiquement (du moins le croit-on, surtout en Allemagne), et également ailleurs dans le monde grâce à la maîtrise du transport maritime à longue distance de gaz naturel liquéfié à très basse température, qui va permettre d’acheminer le gaz américain et le gaz du Moyen-Orient jusqu’en Asie et au Japon. On se trouve donc alors dans une période qui oublie les préoccupations de rareté géopolitique et environnementale des hydrocarbures et qui ne comprend pas encore vraiment les enjeux du réchauffement climatique. Certains de ces pays émergents, et d’abord la Chine, deviennent les « manufactures du monde » grâce à cette énergie peu chère et à des faibles coûts du travail. L’Allemagne peut faire levier sur sa spécialisation dans les biens d’équipement et les machines-outils, fabriqués grâce au gaz russe peu cher, qui permettent la construction d’usines de biens de consommation dans les pays émergents, et la France peut importer massivement les biens de consommation grâce à des taux d’intérêt plutôt faibles à l’ombre de l’euro, et laisser le pays se désindustrialiser dans des secteurs importants pour l’avenir.

La dérégulation, l’ouverture des réseaux d’électricité et de gaz en Europe

Cette confiance excessive dans le fonctionnement efficace des marchés à toutes les échelles géographiques va être étendue aux grandes infrastructures de réseaux, télécommunications, transport, gaz et électricité, traditionnellement considérées comme des services publics sous le contrôle des pouvoirs publics nationaux et locaux. Ces idées naissent d’abord aux États-Unis, pour des raisons spécifiques et pertinentes, et avec des démarches pragmatiques dans leur mise en œuvre comme c’est souvent le cas dans le monde anglo-saxon19. Si l’on se focalise sur le cas de l’électricité, il est vrai que les réglementations américaines des Public Utilities Commissions, les commissions de régulation indépendantes en charge au niveau des États américains du contrôle des investissements et des prix des entreprises du secteur électrique (en monopole et le plus souvent privées), étaient souvent tatillonnes et inefficaces. Dans des États comme la Californie ou ceux de Nouvelle-Angleterre, les subventions croisées pouvaient être très importantes pour des raisons politiques en faveur des ménages et au détriment des industriels. Dans ce contexte, les industriels établis dans ces États souhaitaient avoir accès à des prix de l’électricité reflétant les coûts de production des centrales pour pouvoir être à égalité dans la compétition avec leurs concurrents établis dans d’autres États comme ceux du Midwest ou du Texas, où les industriels payaient le « coût économique » correspondant à leurs usages. Ces mêmes industriels auraient également préféré acheter à des « producteurs indépendants », nouveaux entrants capables d’utiliser les centrales avec la nouvelle technologie des cycles combinés à gaz, plus faciles à construire que les grandes centrales à vapeur traditionnelles, peu coûteuses en investissement et à rendements excellents, et qui de plus utilisaient un gaz devenu bon marché. La réponse de l’État fédéral au tournant des années 1980 et 1990 a été pragmatique, en autorisant l’émergence de ces nouveaux entrants dans la production, et en permettant aux États qui le souhaitaient d’introduire l’accès des tiers aux réseaux, c’est-à-dire la possibilité pour les clients finaux – d’abord les industriels, puis les ménages le cas échéant – de choisir leur fournisseur d’électricité (ou, dit de façon simplifiée, les centrales en charge de les alimenter). La subsidiarité restant fondamentale aux États-Unis, les États qui souhaitaient continuer à s’appuyer sur des monopoles publics (grandes compagnies fédérales analogues à EDF comme ont pu le faire la Tennessee Valley Authority et la Bonneville Power Authority, et/ou les « muni’s », les régies municipales très nombreuses et parfois puissantes dans certaines régions), ou à s’appuyer aussi sur des systèmes avec des monopoles privés contrôlés par les Public Utility Commissions (PUC), ont pu le faire20.

Au Royaume-Uni, Margaret Thatcher s’est saisie de cette idée d’accès des tiers aux réseaux pour sortir le système électrique britannique de la dépendance au charbon, trop cher et polluant, et obliger le puissant syndicat des mineurs à accepter la fermeture des mines anglaises de moins en moins rentables, au profit de la construction de combined cycle gas turbine (CCGT) utilisant le gaz britannique découvert en mer du Nord dans les années 1980. Le démantèlement radical du Central Electricity Board (CEGB), l’EDF britannique, en plusieurs entités privées mises en concurrence a permis de moderniser un secteur qui était devenu l’un des secteurs électriques européens les plus inefficaces, en proie aux interventions politiques fréquentes et opportunistes dans les choix économiques, particulièrement bureaucratiques. La privatisation de ces entreprises en concurrence sous le contrôle d’un régulateur indépendant du politique était enfin le moyen, pour le gouvernement conservateur, d’aller dans le sens d’un actionnariat populaire.

À la suite de l’Acte unique de 1986, l’Europe va reprendre ces idées dès le début des années 1990 et les mettre en œuvre à partir des années 1996-2000, de façon systématique et dogmatique, sans analyse sérieuse en termes d’opportunités économiques et de balance coûts-bénéfices. Les Allemands, d’abord opposés à cette idée, vont l’adopter au milieu des années 1990 pour moderniser l’organisation de leurs grandes entreprises électriques, alors au sein de conglomérats regroupant avec la production et les réseaux électriques de nombreuses autres activités industrielles (comme Veba, Viag ou RWE).

La France, comme d’autres pays européens, n’avait aucune raison d’aller dans ce sens et on aurait pu développer un marché de gros européen de l’électricité avec une coordination efficace du développement et de l’exploitation des grands réseaux d’interconnexion, dans la continuité des coopérations historiques fortes entre électriciens en Europe, en laissant la possibilité aux différents pays d’avoir au niveau national des systèmes reposant sur des règles du jeu et des formes de concurrence variées comme aux États-Unis. Les débats de cette époque (1990-2005) illustrent déjà le déficit progressif de capacité en termes de prospective énergétique à long terme aussi bien au niveau de la Commission européenne que de la France ou de l’Allemagne. Les raisonnements avancés reposaient essentiellement sur la moindre prégnance des « échecs de marché » déjà évoqués, du fait d’un réseau interconnecté très puissant (plus que le réseau inter-États américains) grâce à la très bonne coopération historique entre électriciens européens, du fait aussi de la relative surcapacité en moyens de production sur cette période et, enfin, avec en tête une seule technologie de production « miracle » pour les décennies à venir, avec les CCGT gaz, peu capitalistiques, pouvant être a priori plus facilement construites à proximité des réseaux de transport existants et avec des coûts complets provenant pour plus des deux tiers ou des trois quarts du seul combustible.

Dans un contexte où le gaz bénéficiait de prix peu volatils et d’une situation géopolitiquement sûre, la plupart des économistes de l’énergie, des fonctionnaires et des responsables politiques pensaient avoir trouvé la bonne réponse, en oubliant les risques géopolitiques, les enjeux climatiques et la nécessité d’ouvrir le spectre des scénarios et des technologies possibles aux moyens de production décarbonés tels les renouvelables et le nucléaire. Une approche prospective moins myope et plus ouverte aurait ainsi conduit à prendre en compte le déploiement possible de moyens très capitalistiques qui, pour les renouvelables en particulier, nécessitent des développements importants dans les réseaux, caractéristiques qui rendent les choix d’investissement à long terme difficilement compatibles avec les formes de concurrence comme l’accès des tiers aux réseaux. Comme il faut environ quinze ans pour mettre en œuvre une telle évolution institutionnelle, l’accès des tiers aux réseaux ne sera en place qu’à partir des années 2005-2010 et effectif dans la dernière décennie, donc juste au moment où toutes les prémisses des années 1990 et 2000 se révèlent caduques, avec le premier paquet européen sur le climat en 2008 qui va privilégier les énergies décarbonées, en priorité et peut-être uniquement les renouvelables, et des prix du gaz qui deviennent de plus en plus imprévisibles et soumis à des chocs géopolitiques. Pratiquement, aucun nouvel investissement ne sera décidé en Europe à partir de 2010 sur la base des prix des marchés ; au contraire, ils devront presque tous, moyens de production ou réseaux, être réalisés à l’initiative de la « main visible » des régulateurs et/ou des pouvoirs publics.

Une France « postindustrielle » qui oublie ses intérêts à long terme ?

Au lieu de défendre ses intérêts à long terme et ses avantages comparatifs, la France va s’inscrire avec zèle dans le sens de ce mouvement européen. Une part de plus en plus importante des élites, aussi bien dans les milieux universitaires que dans les milieux politiques ou administratifs, a pris ses distances avec le projet de prospérité et de souveraineté fondé sur les sciences et l’industrie reposant sur le soutien d’un État acteur et compétent dans ces domaines.

Cette lente oscillation des mentalités est plus marquée dans notre pays que dans d’autres en Europe. Nous sommes passés d’un libéralisme hérité de la Révolution française et encore dominant sous la IIIe République à un État acteur économique tel que l’ont incarné l’État bonapartiste, l’État planificateur de la IVe République, puis l’État gaullien et pompidolien, initiateur de la grande politique industrielle conduite de 1958 à 1974. Cet État devait beaucoup à la modestie et à l’ouverture d’esprit de nombreux hauts fonctionnaires et responsables du secteur public des années 1950 et 1960, souvent marqués dans leurs expériences personnelles par le tragique de l’histoire et ses incertitudes. Mais, à partir des années 1975-1980, une partie de cette haute fonction publique a été remplacée par une technocratie moins efficace parce que trop sûre d’elle-même et trop confiante dans l’avenir. On assiste alors à un désengagement progressif de l’État dans les discours et les mentalités, et à une fragmentation des initiatives et des responsabilités au sein de la sphère publique. Ce désengagement apparent de l’État dans les discours est, d’une certaine façon, paradoxal car, dans la réalité, on constate une inflation de réglementations souvent incohérentes et un renforcement significatif de l’appareil administratif qui, dans le même temps, s’appauvrit en termes de vision d’ensemble et de compétences opérationnelles. On l’observe particulièrement dans certaines grandes directions sectorielles en charge de services publics à dimensions scientifiques et industrielles comme l’énergie, l’environnement, la santé, le logement ou les transports.

Les niveaux de vie et d’éducation ont également beaucoup progressé durant les Trente Glorieuses et les individus aspirent désormais légitimement à plus de bien-être et de loisirs. Pour de nombreux intellectuels, l’avenir appartient à la société « postindustrielle », avec moins de temps de travail, moins d’industries et plus de services (en ne discernant pas assez entre les services à valeur ajoutée, souvent liés aux activités industrielles, et les autres) : maîtriser la R&D, le marketing et la vente suffit, et on peut laisser partir dans les pays émergents les usines et les pollutions associées (vues surtout alors comme locales). Dans les années 1990, on observe ainsi une convergence paradoxale et partielle entre les idées écologistes, alors avant tout préoccupées par la protection de l’environnement local, non par les enjeux planétaires, et le mouvement néolibéral, promoteur de la globalisation et des marchés européens. Pour faire image, les cycles combinés fonctionnant au gaz russe répondant aux préoccupations des promoteurs de la concurrence vont se déployer en même temps que vont se multiplier, afin de satisfaire les préoccupations des écologistes, les subventions accordées aux panneaux photovoltaïques, importés d’abord d’Allemagne puis de Chine.

La France a ainsi décliné avec zèle les doctrines en vigueur en Europe, avec pour résultat :

  • une fragmentation de l’État et une absence de lieu de synthèse et de cohérence des politiques publiques, liées à l’application de la « théorie des avocats » qui préconise la mise en place d’une agence indépendante (ou d’une entité publique) pour chaque objectif précis (concurrence, régulation des réseaux, économies d’énergie…) et souvent source, en France notamment, d’un droit dérivé particulièrement complexe et abondant ;
  • une fragmentation des activités opérationnelles du secteur électrique, en référence à la théorie de la déréglementation (et à l’accès des tiers aux réseaux) qui préconise la séparation comptable et juridique des activités de production, de réseaux et de services aux clients. Il n’y a donc plus vraiment de lieu de synthèse disposant de l’ensemble des compétences et de la légitimité pour assurer la responsabilité des équilibres offre-demande dans la durée et les performances industrielles et opérationnelles du secteur électrique dans son ensemble ;
  • des compétences scientifiques de haut niveau peu sollicitées et des compétences industrielles opérationnelles qui n’existent presque plus au sein de l’État, qui oublie les enjeux de maîtrise industrielle et externalise ces fonctions vers le secteur privé.

Un discours sur les marchés de l’électricité qui masque la réalité d’un secteur hyper-réglementé et d’une économie de subventions

L’État a ainsi perdu une part importante de ses capacités de prospective systémique et d’élaboration de politiques publiques cohérentes, ainsi que de ses compétences de mise en œuvre industrielle dans le secteur de l’énergie. Mais la réalité est têtue : les réseaux électriques sont un monopole naturel et les technologies sans CO2 capitalistiques et sophistiquées ne naissent pas et ne grandissent pas toutes seules. Les pouvoirs publics européens et français ont donc dû intervenir directement et de façon permanente dans le fonctionnement des marchés.

Dans les faits, le marché européen de l’électricité est l’objet d’un micromanagement par les bureaucraties européenne et nationales, avec une myriade de réglementations, et cette économie hyper-administrée est dominée par les subventions publiques : l’essentiel des investissements de production et de réseau ces dernières décennies n’ont pas été décidés et rémunérés par les prix des marchés de l’électricité, mais par des subventions et/ou dans le cadre d’appels d’offres sous l’autorité des pouvoirs publics. Le code de réseau (grid code), qui définit les règles de fonctionnement des réseaux à destination de leurs utilisateurs, fait des milliers de pages.

Il ne s’agit pas ici de savoir si les pouvoirs publics peuvent avoir un rôle clé dans le secteur électrique, car c’est le cas partout dans le monde, y compris en Europe où nombre de pays ont su faire levier sur Bruxelles pour faire avancer leurs intérêts sous couvert du mot « concurrence » : le Royaume-Uni a ainsi su faire passer son modèle d’accès des tiers aux réseaux dans les années 1990, puis, après avoir repensé la réglementation de son système électrique afin de promouvoir les énergies renouvelables et le nucléaire, a su faire approuver ses aides d’État aux centrales nucléaires avant le Brexit ; de même, les Allemands ont fait passer leurs objectifs de soutien aux énergies renouvelables dans les années 2000 pour compenser leur retrait du nucléaire, conserver leur stratégie charbon-gaz et accompagner leurs industries émergentes sur les éoliennes et les panneaux photovoltaïques, avant l’arrivée des Chinois dans les années 2010 à la faveur de la délocalisation. L’enjeu n’est donc pas de savoir si l’État doit jouer un rôle important, mais comment il peut exercer ses responsabilités de façon efficace et cohérente dans le temps, en permettant aux initiatives publiques, locales et privées de faire l’essentiel21.

La mise au point du diagnostic demande ainsi du travail et du discernement pour retrouver le sens des mots. Nous devons repérer tout à la fois les inefficacités liées à des marchés de court terme qui ne sont pas adaptés et les inefficacités liées aux réglementations invasives et incohérentes ; nous avons à réformer des systèmes hybrides avec ce que les économistes appellent des « échecs du marché » et des « échecs de l’État » (market and government failures). La qualité du système français et sa robustesse lui ont permis de résister. Il aura fallu attendre la crise de la Covid-19 et le conflit Russie-Ukraine pour mesurer les incohérences des règles du jeu et leur fragilité face aux risques économiques, industriels et géopolitiques. Au-delà de la dépendance au gaz russe, les contrats de long terme d’achats de gaz non indexés au prix spot ont quasiment disparu en Europe sous l’action constante de la Commission européenne. Ce n’est pas le cas au Japon ou en Chine, qui les ont conservés. En conséquence, les prix du gaz en Europe sont déterminés par le marché à court terme pour pratiquement l’ensemble des volumes échangés. L’Europe prend dès lors de plein fouet la hausse vertigineuse des prix du gaz, multipliés par un facteur oscillant entre 5 et 10 entre juin 2021 et octobre 2022 (d’abord en raison de la reprise économique avec la diminution des impacts de la pandémie, puis surtout de la guerre menée par la Russie en Ukraine), qui se transmet mécaniquement aux prix de gros de l’électricité, notamment du fait de la part importante des centrales à gaz dans le mix européen ces dernières années.

On peut aussi évoquer les erreurs d’appréciation concernant les équilibres offre-demande prévisionnels et la nécessité de garder des marges de puissance face à des scénarios de demande plus élevée que prévue, et la possibilité d’aléas défavorables en termes d’hydraulicité, de vent, ou d’aléas sur la maintenance des centrales nucléaires. Ce sont les bases du métier dans la conduite, en sécurité, d’un système électrique complexe. On aurait dû ne pas déclasser ces dernières années certaines anciennes centrales thermiques et les garder en réserve (ce qui avait été proposé et a été le choix d’autres pays comme l’Allemagne). On aurait dû également conserver les deux tranches nucléaires de la centrale de Fessenheim qui avait obtenu l’autorisation de l’ASN pour prolonger leur durée de vie. Là encore, la décision a été prise contre l’avis des experts qui avaient pourtant expliqué clairement il y a quelques années qu’il valait mieux garder des marges de puissance dans le nucléaire en cas d’aléas génériques touchant des tranches plus récentes.

Il est donc temps de partager un diagnostic lucide et précis sur nos échecs et nos faiblesses, et de changer de « logiciel » sur le rôle de l’État dans des secteurs comme l’électricité.

3

Reconnaître le rôle de l’État dans le secteur de l’énergie et de l’électricité

Il s’agit d’abord de partager une grille d’analyse économique qui éclaire le rôle « mesuré et déterminé » de l’État pour sortir de la doctrine des trente dernières années. Au cours des trois dernières décennies, la France a vu la part de l’industrie dans le PIB descendre autour de 12%, alors que l’Allemagne se situe aujourd’hui à près du double (23%). La prise de conscience du problème a commencé à la fin des années 2000 et des mesures ont été progressivement mises en place pour améliorer la compétitivité des entreprises industrielles françaises, avec les pôles de compétitivité, les réformes de la formation professionnelle et du code du travail, la réduction des impôts de production, des mesures favorisant l’émergence des start-up et leur transformation en entreprises de taille intermédiaire (ETI) dans les domaines d’avenir avec les Programmes d’investissements d’avenir, la Banque publique d’investissement (BPI), les plans France Relance et France 2030.

Ces mesures globales sur la fiscalité des entreprises, la recherche, la formation, leur accompagnement dans les territoires et leur croissance sont utiles et doivent être ajustées et renforcées. Mais elles n’abordent pas les points clés spécifiques relatifs aux secteurs de souveraineté et/ou de services publics comme la défense, l’espace, la santé, les transports, l’énergie ou l’électricité. Si, pour une large part, la défense et l’espace ont pu conserver l’organisation et les compétences mises en place dans les années 1945-1975 au sein de l’État qui peut assumer ses responsabilités de donneur d’ordre et de client majeur du tissu industriel, notamment avec la Direction générale de l’armement (DGA), le Centre national d’études spatiales (Cnes) et l’Office national d’études et de recherches aérospatiales (Onera), la situation est différente pour la plupart des autres secteurs clés pour la puissance économique du pays et pour la vie des citoyens, en particulier le secteur de l’électricité. Ce dernier présente, comme nous l’avons évoqué, trois types d’« échecs de marché » liés à la gestion de biens communs et d’externalités qui appellent l’action de la « main visible » des pouvoirs publics pour compléter la « main invisible » des marchés :

  • des infrastructures publiques de réseau (monopoles naturels), la garantie des équilibres offre-demande du système production-réseaux-usages à chaque instant aux différents horizons temporels ;
  • les externalités environnementales (émissions de CO2, déchets et pollution locale, sûreté) ;
  • les externalités « industrielles », surtout pour les stades qui précèdent le déploiement massif, d’une part entre les laboratoires, la recherche et les usines, pour l’innovation ; d’autre part, entre domaines industriels complémentaires mais éloignés, contribuant à l’« écosystème industriel » de la filière (dimension « systèmes techniques » et « maillons stratégiques » de la chaîne de valeur).

Dans ce cadre, il nous faut réinventer un État stratège modeste et efficace, au rôle « mesuré et déterminé » comme l’auraient dit les philosophes grecs. L’objet n’est pas de se substituer aux entreprises et au marché, ni de les enserrer dans un tissu de réglementations bureaucratiques élaboré par le seul État centralisé, mais au contraire de libérer les initiatives privées ou celles des collectivités locales en les resituant dans une vision prospective et stratégique robuste, et en s’assurant de la cohérence et de l’efficacité des politiques publiques, de la maîtrise industrielle et de la résilience des infrastructures publiques. L’État dispose de multiples outils à sa disposition sans avoir besoin de mobiliser des financements excessifs, depuis les appels d’offres publics avec leurs clauses environnementales, locales ou techniques, jusqu’à la fiscalité et aux tarifs douaniers. L’utilisation de ces outils doit être précédée par une hiérarchisation claire des finalités et des objectifs, et par la définition par les pouvoirs publics d’une vision à long terme du mix électrique et des besoins en réseaux et moyens de production, fondée sur une prospective crédible et ouverte aux incertitudes. La seule mise en cohérence et sous assurance qualité de l’ensemble de ces outils serait déjà un levier considérable, et permettrait sans doute la suppression d’une partie significative des subventions inefficaces (qui se chiffrent en milliards d’euros). Les ressources tirées de l’histoire de l’électricité et du nucléaire en France, ainsi que les quelques exemples étrangers que nous avons évoqués (Chine, États-Unis) pourraient contribuer à cette réinvention.

L’articulation avec la politique européenne de l’énergie comme avec les stratégies énergétiques de nos principaux partenaires – Allemagne bien sûr, mais aussi Italie, Espagne, Belgique, Pays-Bas, Pologne, République tchèque, Finlande, Suède… – est à l’évidence un enjeu important et une difficulté, mais elle ne constitue pas un obstacle insurmontable si les pouvoirs publics ont une vision claire, rationnelle et durable de l’intérêt du pays à long terme et une compréhension des objectifs et des intérêts de nos partenaires. Les complémentarités pourraient être plus fortes que les oppositions, à condition pour les Français d’être plus présents à Bruxelles au bon niveau de représentation, avec des dossiers élaborés sur la base d’arguments économiques, techniques et juridiques beaucoup plus solides, comme l’on fait ces dernières années les Anglais et les Allemands.

Il faudrait enfin trouver les chemins pour un État mieux organisé et plus efficace autour de trois idées simples concernant l’organisation, l’esprit du fonctionnement et le choix des hommes et des femmes :

– un lieu de synthèse en charge de l’élaboration d’une prospective énergétique articulant dimensions technologiques, industrielles et géopolitiques, et en charge de la proposition de feuilles de route stratégiques crédibles et robustes face aux incertitudes ;

– une sphère publique moins fragmentée pour renforcer la cohérence des politiques publiques et des investissements industriels, pour responsabiliser les entités et les acteurs publics sur des domaines pertinents. Cela permettrait de retrouver la culture de l’innovation, de la prise de risques, et de la responsabilité du « système », en s’appuyant aussi sur des institutions de confrontation de points de vue permettant la mise en œuvre de solutions rapides et simples et surtout fondées sur des arguments techniques et scientifiques solides ;

– des compétences industrielles et scientifiques au cœur de l’État, mobilisées depuis l’élaboration des visions à long terme, jusqu’à l’allocation des financements. Elles devraient veiller à ce qu’aucune décision stratégique ne soit prise sans expliciter les conditions de réussite industrielle dans la mise en œuvre (en termes d’efficacité économique et de souveraineté).

Pour le retour d’un État stratège et pédagogue dans l’énergie

1) Un État stratège qui responsabilise les acteurs et libère les initiatives privées et publiques locales au service de l’intérêt général

a) Trois objectifs à articuler étroitement pour garantir :

  • une énergie à des coûts abordables pour le développement économique et social ;
  • une sécurité d’approvisionnement et une autonomie stratégique (souveraineté) ;
  • un respect des écosystèmes et de la planète Terre (climat, biodiversité, environnement local).

b) En vue de ces trois objectifs, l’État stratège devrait :

  • mettre en place une prospective énergétique et déterminer des mix énergétique et électrique à long terme en tenant compte des incertitudes géopolitiques, technologiques, économiques, sociales et environnementales ;
  • fixer les règles du jeu qui permettent la cohérence et l’efficacité des investissements de long terme, et canalisent les financements au service des choix énergétiques et industriels du pays ;
  • s’assurer de la maîtrise industrielle dans la durée (le point central de ce document).

Ces trois dimensions sont essentielles pour atteindre les deux premiers objectifs, et plus nécessaires encore au regard des enjeux liés aux émissions de CO2.

c) Mettre la finance au service de l’industrie et de l’économie :

  • grâce à des règles du jeu efficaces et cohérentes, déléguer à un pilote opérationnel public disposant de compétences industrielles notamment en «systèmes électriques » (centrales-réseaux-dispatching-usages) la charge des équilibres offre- demande et des volumes d’investissement (et non à une agence bureaucratique peu compétente et non responsable devant les citoyens) ;
  • grâce à des règles du jeu pertinentes, faciliter l’accès au financement pour les investissements à long terme en termes économique et industriel (les primes de risque devraient être modérées et les financements bien moins difficiles à trouver qu’ils ne l’étaient sous la IVe République comme au début de la Ve République).

d) Établir des rôles équilibrés entre l’Union européenne, les États membres, et les collectivités locales :

  • Une Europe recentrée sur ses vrais « avantages comparatifs » avec une subsidiarité importante en faveur des États (voir notamment l’exemple des États-Unis) [1].
  • des collectivités locales à l’initiative dans le cadre de règles du jeu claires et responsabilisantes sur le plan financier et orientées vers les objectifs de mix énergétique du pays, chargées de la planification énergétique locale concernant les choix d’occupation de l’espace (en particulier pour les énergies peu denses) en fonction de leurs projets de territoires.

2) Un État pédagogue pour une « démocratie technique » efficace au service des citoyens devrait :

  • affirmer son rôle central dans la recherche scientifique et technique, comme dans la promotion des liens entre industrie-artisanat et sciences et laboratoires [2] ;
  • assurer la formation scientifique et technique, et la diffusion des connaissances sur les risques santé et environnement ;
  • se doter des grilles d’analyse économique et de prospective notamment technologique ;
  • promouvoir l’invention d’une « démocratie technique » efficace, avec notamment la promotion d’une expertise scientifique et industrielle multidisciplinaire au service du citoyen et du politique, et garantir la distinction claire entre le niveau logique de la concertation des parties prenantes et des groupes d’intérêt, et le niveau logique du travail collectif de cette expertise scientifique et industrielle non partisane et « désintéressée » (l’esprit scientifique et l’épochè au service de l’intérêt général) [3].

[1] Voir Jean-Paul Bouttes, « Quelle politique de l’énergie pour assurer la compétitivité de notre économie, réduire notre dépendance extérieure et protéger l’environnement ? », in Michel Pébereau (dir.), Réformes et transformations, PUF, 2018, p. 235-279.

[2] Voir Joël Mokyr, La Culture de la croissance. Les origines de l’économie moderne, Gallimard, 2017, et François Caron, La Dynamique de l’innovation. Changement technique et changement social (XVIe-XXe siècle), Gallimard, 2017.

[3] Voir Jean-Paul Bouttes, Les Déchets nucléaires : une approche globale (4). La gestion des déchets : rôle et compétence de l’État en démocratie, Fondation pour l’innovation politique, janvier 2022.

Notes

22.

Les modes communs sont les corrélations entre vent, soleil et température, et demande dans les différents pays européens, par exemple l’absence de vent pendant une semaine froide d’hiver sur la majeure partie de l’Europe.

+ -

23.

Voir Jacques Le Goff, Un long Moyen Âge, Fayard, 2004, et Joël Chandelier, L’Occident Médiéval. D’Alaric à Léonard, 400-1450, Belin, coll. « Mondes anciens », 2021.

+ -

24.

Voir Rémi Brague, Europe, la voie romaine [1992], Gallimard, coll. « Folio essais », 1999.

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Avec la transition énergétique des trois prochaines décennies, l’électricité va devenir le principal vecteur énergétique décarboné de nos économies. La sécurité d’approvisionnement en électricité ainsi que son niveau de prix pour les ménages comme pour les entreprises vont être des enjeux majeurs pour nos sociétés plus encore dans l’avenir qu’aujourd’hui. Compte tenu des caractéristiques spécifiques et de l’importance de ces enjeux, il est indispensable de pouvoir compter sur un État stratège et efficace, notamment pour proposer et partager une vision prospective et systémique du mix électrique à long terme, veiller aux conditions de maîtrise industrielle et déterminer le cadre institutionnel et les règles du jeu pour coordonner les initiatives des acteurs privés et publics. Les pouvoirs publics chinois et américains se sont clairement et directement impliqués dans ces enjeux en rassemblant dans cet esprit les compétences nécessaires et ils ont mis en place, chacun à sa façon et avec son génie propre, les briques qui leur permettent de préparer l’avenir sur les technologies clés. La France, comme l’Europe, a suivi un chemin différent. Naguère un modèle de réussite dans le secteur électrique, elle a vu ses performances se dégrader ces dernières années et son tissu industriel être à la peine dans certains des domaines les plus importants pour l’avenir, tels les filières photovoltaïque et nucléaire. Ce chemin différent, en faveur des marchés à court terme et d’un retrait apparent de l’État, a été pris par les décideurs de façon délibérée et explicite. On ne pourra en changer que si le diagnostic collectif, concernant les erreurs des dernières décennies et les stratégies souhaitables pour en sortir aujourd’hui, est conduit avec rigueur et détermination. Il ne suffit pas de mobiliser dans les discours les mots ou les expressions « planification », « industrie » ou « long terme », après deux ou trois décennies d’oubli collectif de leur signification concrète. S’occuper des équilibres offre-demande d’électricité suppose de travailler sur la prise en compte précise de l’intermittence, des chroniques d’ensoleillement et de vent sur longue période ainsi que de leurs modes communs22 dans l’espace européen. Cela suppose également de comprendre de façon précise les contraintes des lois de l’électricité en temps réel, le rôle des machines tournantes dans l’inertie du système et le véritable état de l’art de l’électronique de puissance et des logiciels de conduite. Cela suppose encore d’envisager un spectre suffisamment large de scénarios concernant la demande, les technologies et les incertitudes associées pour disposer d’un système résilient, avec les marges de réserves nécessaires. Enfin, la maîtrise industrielle des technologies d’avenir suppose pour les acteurs, comme nous l’avons vu, une vision à long terme fiable des enjeux et des technologies dans lesquelles le politique souhaite que le pays investisse et la mobilisation de réelles compétences industrielles au service de cette vision.

Il faut avoir l’humilité de reconnaître notre faiblesse sur tous ces registres aujourd’hui pour se donner demain une véritable chance d’inverser la tendance et de relever ces défis. Peut-être a-t-on abandonné trop vite, dans les années 1990, l’esprit d’une prospective habitée par les incertitudes, le tragique de l’histoire et l’importance des volontés et de l’engagement des acteurs, en faveur d’une vision trop simple des technologies d’avenir et du fonctionnement des marchés internationaux et européens. Il nous faut retrouver une prospective modeste et lucide quant à la fragilité des sociétés et qui s’appuie, pour l’action, sur des savoirs tant sur les systèmes techniques précis que sur les données culturelles, sociales, territoriales. Une prospective ouverte sur les grandes incertitudes et sur les déterminants de long terme, géopolitiques, culturels, écologiques, et un « travail laborieux » sur les conditions de réussite des stratégies (industrielles et technologiques, règles du jeu et politiques publiques) : ce sont les deux dimensions qui nous ont semblé animer le travail collectif au service du politique et de l’État en France dans les années 1945-1975. Ces deux dimensions pourraient nous inspirer à nouveau aujourd’hui et nous permettre de reconstruire un État stratège compétent et actif, capable de libérer les initiatives privées et locales.

Dans l’histoire de l’Europe, les trois renaissances du « long Moyen Âge » décrites par l’historien Jacques Le Goff23 – la renaissance carolingienne, celle du XIIe siècle et celle des XVe-XVIe siècles – ont été préparées pendant des périodes difficiles et pensées en se référant avec modestie et espérance à des cultures d’autrefois vécues comme des modèles, comme le symbolise cette phrase attribuée à Bernard de Chartres au XIIe siècle et si souvent reprise tout au long du Moyen Âge jusqu’au début des Temps modernes : « Nous sommes des nains sur les épaules de géants. ». C’est aussi à certains égards la thèse suggestive du philosophe Rémi Brague de la « voie romaine » de l’Europe24, dont le dynamisme viendrait d’une modestie héritée de Rome et du christianisme face aux références éternelles et idéales d’une double altérité, Athènes et Jérusalem, la civilisation et la langue grecques d’un côté, la civilisation et la langue hébraïques et juives de l’autre. Ce devrait être aussi une invitation à s’appuyer davantage et sans réserve sur les ressources de notre histoire récente et plus longue, comme sur celles d’autres grandes régions du monde, pour relever ce défi de la transition énergétique et inventer notre « voie française et européenne ».

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