Les vertus de la concurrence
Concurrence et prix
Le cas de l’innovation radicale
Comment l’entrée sur le marché de nouveaux acteurs stimule la concurrence
Le rôle joué par la régulation publique
Concurrence et qualité
Concurrence et emploi
Concurrence et productivité
La concurrence là où on ne l’attend pas
Concurrence et salaire
Des perdants et des bénéficiaires
Concurrence et incertitude
La concurrence favorise-t-elle l’innovation ?
La concurrence dans la banque
Des consommateurs irationnels
Des consommateurs mal informés
Concurrence et bien-être social : le cas de l’électricité
L’électricité à un meilleur prix
La croissance des investissements dans les capacités de production
Le cas de l’innovation sur le marché du haut débit
Les défis de l’ouverture du marché de l’électricité en France
Résumé
Cette note se fonde sur les études empiriques les plus récentes pour confronter les idées reçues à l’épreuve des faits, et donner au lecteur les outils objectifs pour mesurer, ou découvrir, les effets vertueux de la concurrence.
Il apparaît ainsi que la multiplication des acteurs sur un marché bénéficie en premier lieu aux consommateurs. Elle leur permet de réaliser d’importantes économies, en agissant à la baisse sur les prix de ventes et de bénéficier de biens et de services plus variées et de meilleure qualité. La concurrence agit également sur les entreprises qui, lorsqu’elles ne dominent plus leur marché, sont incitées à accroître leur productivité. Si elle conduit à la disparition de certains postes, elle améliore enfin la situation globale de l’emploi dans un pays. L’auteur s’attache à montrer que ces vertus ne se limitent pas à l’économie et peuvent se manifester dans des domaines aussi variées que l’éducation ou la politique.
Loin de tout angélisme, il explique toutefois que la concurrence comporte parfois des effets pervers. Elle peut ainsi fragiliser les salariés de certains secteurs d’activité. Pour remédier à cette situation, les pouvoirs publics, loin de freiner la concurrence, doivent organiser une protection efficace des travailleurs et permettre leur reconversion. De même, pour le consommateur, la concurrence n’a de vertus que s’il a accès à une information claire et exhaustive sur les produits et services qui lui sont proposés. Pour s’en assurer, l’intervention du régulateur est parfois indispensable.
David Sraer,
Professeur d'économie à Princeton.
Voir, par exemple, Augustin Landier, David Thesmar et Mathias Thoenig, « Investigating capitalism aversion », Economic Policy, vol. 23, juillet 2008, p. 465-497.
La concurrence fait peur. Interrogés dans le World Values Survey (2005), 59% des Français déclarent être en accord avec l’idée que la concurrence est dangereuse et qu’elle amène le « pire chez l’être humain ». Sans être une véritable exception française – Japonais et Belges, par exemple, expriment un rejet similaire –, il s’agit bel et bien d’un trait culturel français profond qui s’inscrit dans le cadre plus large d’une aversion vis-à-vis du capitalisme1 et s’exprime régulièrement depuis la première vague du World Values Survey en 1981.
L’objet de cette note est de confronter cette croyance à l’épreuve des faits.
Concurrence et prix
Le cas de l’innovation radicale
Austan Goolsbee et Amil Petrin, « The consumer gains from direct broadcast satellites and the competition with Câble TV », Econometrica, 72(2), mars 2004, p. 351-381.
Jeffrey R Brown et Austan Goolsbee, « Does the Internet make markets more competitive ? Evidence from the life Insurance industry », Journal of Political Economy, 110(3), juin 2002, p. 481-507.
Fiona Scott Morton, Florian Zettelmeyer et Jorge Silva-Risso, « Internet car retailing », Journal of Industrial Economics, 49(4), juillet 2001, p. 501-519.
Dans l’analyse classique, la concurrence fait baisser les prix. Tester cette idée élémentaire n’est pas sans difficulté. Il est en effet rare d’observer de fortes variations, temporelles ou géographiques, dans l’intensité concurrentielle d’un secteur. Leur observation est pourtant nécessaire pour établir une causalité entre niveau de concurrence et niveau des prix. Fort heureusement (pour les économistes, en tout cas), certains secteurs connaissent de temps à autre de véritables chocs en matière de concurrence. Austan Goolsbee et Amil Petrin2 se sont ainsi intéressés au marché de la télévision par câble aux États-Unis. En 1993, la télévision par satellite fait son apparition. C’est une véritable révolution pour les consommateurs américains, qui peuvent pour la première fois recevoir une offre télévisuelle variée sans passer par un opérateur câblé. Jusqu’alors, le marché de la télévision par câble s’apparentait à un ensemble de monopoles locaux : les coûts fixes associés au câblage d’une résidence étaient si élevés qu’aucun opérateur n’avait intérêt à étendre son réseau pour servir une zone, quand elle était déjà couverte par un concurrent. L’arrivée de la télévision par satellite modifie la structure du secteur : en raison du faible coût d’installation des antennes satellites, les consommateurs disposent désormais d’une alternative crédible aux opérateurs câblés traditionnels. Dès 2001, la télévision par satellite représente une part de marché de près de 20%, sept ans seulement après son apparition. L’analyse de Goolsbee et Petrin démontre sans ambiguïté les gains pour les consommateurs consécutifs à l’arrivée de ce nouveau type de télévision. D’une part, la mise en place d’un nouveau service a conduit à l’émergence de nouveaux abonnés, c’est-à-dire à une augmentation globale de la taille du marché ; d’autre part, les abonnés mécontents du câble ont enfin pu changer de fournisseur d’accès. Les auteurs de l’étude ont chiffré les gains réalisés par les consommateurs du fait de ce changement. Les abonnés au satellite d’une part, ont réalisé des économies grâce à l’arrivée de ce nouveau produit, moins onéreux. Qu’ils soient d’anciens abonnés au câble ou qu’ils aient souscrit un abonnement pour la première fois, ces consommateurs ont économisé 2,5 milliards par rapport aux prix imposés dans l’ancien système. Mais ceux qui sont restés fidèles au câble ont eux aussi profité du développement de la télévision du satellite. L’arrivée d’un concurrent crédible a en effet contraint les opérateurs câblés à baisser drastiquement leurs prix. En conséquence, les abonnés au câble ont chacun gagné en moyenne 50 dollars par an, soit en tout 3 milliards de dollars. La concurrence, ici sous la forme d’une innovation radicale, agit efficacement en faveur du consommateur.
Cet exemple n’est pas isolé : Internet constitue un cas éminent d’innovation radicale ayant profondément modifié la structure de la concurrence dans de nombreux secteurs. L’apparition d’Internet a notamment permis aux consommateurs de comparer plus facilement les niveaux de prix pratiqués pour un bien donné. Jeffrey Brown et Austan Goolsbee3 ont ainsi étudié le rôle joué par la popularisation d’Internet sur l’évolution des prix des contrats d’assurance-vie aux États-Unis. À partir du milieu des années 1990 apparaissent des sites Internet dédiés à la comparaison des prix des contrats d’assurance-vie offerts par les différentes sociétés d’assurance. S’ensuit une diminution des prix de près de 15%. Comment s’assurer qu’il s’agit bien là de l’impact d’Internet ? Comment être sûr qu’il ne s’agit pas simplement d’une coïncidence ? L’étude de Brown et Goolsbee offre une solution astucieuse pour s’assurer de cette causalité. Ils montrent tout d’abord que certains types de contrats d’assurance, non couverts par les sites comparateurs de prix, n’ont pas connu cette baisse de prix. Ils remarquent également que les consommateurs ayant le plus bénéficié de la baisse des tarifs sont ceux qui utilisent le plus Internet. Ainsi, les contrats d’assurance-vie offerts aux clients les plus jeunes ont vu leur prix baisser davantage que ceux offerts aux clients plus âgés. De même, les États qu’Internet a davantage pénétrés ont été témoins d’une plus forte baisse des prix relativement aux États où Internet est peu développé. Au final, Brown et Goolsbee concluent que l’apparition d’Internet a provoqué une hausse des gains pour les consommateurs de près de 200 millions de dollars par an. Ces résultats ne sont pas spécifiques à l’industrie de l’assurance-vie. Fiona Scott-Morton, Florian Zettelmeyer et Jorge Risso4 ont étudié le rôle joué par les sites Internet spécialisés dans la recherche de véhicules d’occasion. Les conclusions sont similaires. Ces sites permettent aux consommateurs de réduire de près de 2% le prix d’achat d’un véhicule d’occasion : cela représente une économie de près de 450 dollars en moyenne par achat. De façon intéressante, près de 80 % de ces gains proviennent de l’abaissement des marges pratiquées par les concessionnaires recevant des demandes pro- venant de ces sites de recherche.
Comment l’entrée sur le marché de nouveaux acteurs stimule la concurrence
Emek Basker et Michael Noel, « The evolving food chain: competitive effects of Wal-Mart’s entry into the supermarket industry », Journal of Economics and Management Strategy, 18(4), été 2009, p. 977-1009.
Bien évidemment, l’apparition d’une innovation technologique radicale n’est pas nécessaire pour voir s’accroître la concurrence au sein d’une industrie. De temps à autre, certains secteurs sont secoués par la simple apparition d’une nouvelle entreprise dont les méthodes de gestion ou de marketing s’avèrent plus efficaces. Le secteur du commerce de détail aux États-Unis a ainsi été profondément bouleversé par l’arrivée de Wal-Mart à la fin des années 1980. Depuis 1988, date d’ouverture de sa première grande surface, Wal-Mart a ouvert plus de cent nouveaux centres par an et est devenu en moins de trente ans la première entreprise de commerce de détail dans le monde. Pour Emek Basker et Michael Noel5, l’arrivée d’un Wal-Mart dans une localité constitue un laboratoire empirique idéal pour tester l’impact d’une plus forte concurrence sur les prix pratiqués dans la grande distribution. Leur analyse révèle tout d’abord la productivité extraordinaire de Wal-Mart, dont les produits sont vendus en moyenne 10% moins cher que ceux des supermarchés concurrents. Plus intéressant encore, l’implantation d’un Wal-Mart dans une localité conduit à une baisse significative des prix des supermarchés concurrents de 1,2%. Il peut paraître hasardeux d’établir une relation causale entre l’installation de Wal-Mart et la baisse des prix : la stratégie du groupe pourrait consister à s’implanter dans les zones où les super- marchés concurrents sont en difficulté et ont déjà tendance à baisser leur prix. Si tel était le cas, Wal-Mart serait un simple symptôme associé à la baisse des prix, et en aucun cas sa cause. Basker et Noel proposent une méthode originale pour infirmer cette interprétation. Certains services, comme la blanchisserie ou la projection de films, ne sont pas offerts par Wal-Mart, mais seulement par certaines grandes surfaces concurrentes. Or le prix de ces services n’est pas affecté par l’arrivée d’un Wal-Mart dans la localité. Dit autrement, seuls les biens vendus par Wal-Mart voient leur prix baisser significativement dans les supermarchés concurrents : Wal-Mart semble bien être un facteur causal de la baisse des tarifs observés empiriquement.
Le rôle joué par la régulation publique
Pierre-Philippe Combes et Miren Lafourcade, « Transport costs: measures, determinants, and regional policy implications for France », Journal of Economic Geography, vol. 5(3), juin 2005, p. 319-349.
Voir Andrej Juris, « Natural gas markets in the UK », Public Policy for the Private Sector, World Bank, 1998.
Comme le souligne l’exemple de Wal-Mart, l’apparition de nouvelles entreprises, plus efficaces, mieux organisées, peut donc être une source de chocs considérables dans la structure d’une industrie. Mais pour qu’elle puisse stimuler la concurrence, il est nécessaire que l’entrée sur le marché soit libre. Or, dans de nombreux pays, la régulation publique a souvent agi comme un frein considérable à l’entrée de nouvelles entreprises sur certains marchés. En France, par exemple, dans les secteurs du transport ferroviaire ou de l’électricité, l’accès a longtemps été tout simplement interdit par l’établissement d’un monopole public. Dans d’autres secteurs, l’entrée est fortement contrainte par les réglementations en vigueur. Les pharmacies de détail sont ainsi soumises à des numerus clausus qui limitent le nombre d’établissements pouvant s’installer localement et empêchent notamment l’entrée des entreprises de grande distribution dans le secteur.
Pour les économistes, la dérégulation d’une industrie représente une forme d’« expérience naturelle » permettant d’analyser le rôle joué par la concurrence sur l’efficacité de l’économie. Le transport routier en est un bon exemple. Jusqu’en 1986, ce secteur était fortement régulé. Pour pouvoir transporter des marchandises au-delà de 150 kilomètres, un camion devait obligatoirement posséder une licence, délivrée par l’État en nombre limité. En outre, la « tarification routière obligatoire » fixait des planchers permettant de limiter la baisse des tarifs. En 1986, les licences furent distribuées beaucoup plus largement et la tarification obligatoire fut supprimée. Comme le montrent Pierre-Philippe Combes et Miren Lafourcade6, si les prix du transport routier ont baissé de près de 38% entre 1978 et 1988, plus de la moitié de cette baisse peut être attribuée à cette dérégulation. En d’autres termes, la mise en place d’une concurrence non faussée a pu conduire, dans ce secteur et à cette époque, à une baisse massive des tarifs pratiqués. Certaines expériences de dérégulation sur les marchés de l’énergie se sont également avérées largement bénéfiques pour les consommateurs : la dérégulation du marché de gros du gaz naturel conduite au début des années 1990 au Royaume-Uni7 a permis aux consommateurs britanniques de bénéficier de prix de plus en plus faibles, et ce en dépit d’une consommation croissante. Les prix de détail ont ainsi diminué de près de 24% en termes réels entre 1986 et 1995. Pendant la même période, la consommation a augmenté de près de 38%. Plus de quarante nouveaux fournisseurs sont apparus sur la période, conduisant à une baisse drastique de la part de marché de British Gas, l’opérateur historique, de 80% en 1992 à 33% en 1996.
Concurrence et qualité
Voir David Matsa, « Competition and product quality in the supermarket industry», Kellogg Working Paper, 2010.
Le rôle de la concurrence ne se limite pas à son influence sur les prix. Des économistes se sont intéressés à son impact sur la qualité des biens et services. Il s’agit là d’un sujet complexe empiriquement dans la mesure où il est souvent difficile d’établir une mesure précise de la qualité. Pour s’affranchir de cette difficulté, David Matsa8 s’est intéressé à l’industrie des supermarchés, pour laquelle il existe un indicateur de qualité fiable : la disponibilité d’un produit. Son analyse produit des résultats surprenants. Comme le montre le graphique ci dessous, l’implantation d’un magasin Wal-Mart dans une localité entraîne une baisse de 24% des ruptures de stock dans les magasins concurrents. En d’autres termes, la concurrence et, dans ce cas précis, la crainte de voir les consommateurs aller chez Wal-Mart, poussent les supermarchés à s’assurer que leurs rayons sont bien remplis.
Graphique 1 : Évolution trimestrielle du taux moyen (courbe en gras) de rupture de stock des concurrents de Wal-Mart après l’installation d’un Wal-Mart dans la localité. Le taux de rupture de stock est normalisé à 0 pour le trimestre 0 correspondant à l’arrivée de Wal-Mart. Le taux de rupture de stock moyen est de 4,3 %.
Voir Michel Mazzeo, « Competition and service quality in the U.S. airline industry», Review of Industrial Organization, 22(4), juin 2003, p. 275-296.
Voir Nicholas Bloom, Caroll Proper, Stephan Seiler et John Van Reenen, « The impact of competition on man- agement practices in public hospital », Stanford Working Paper, 2010.
Une analyse similaire peut être conduite dans le secteur aérien, où les retards à l’arrivée mesurent de façon non ambiguë la qualité du service fourni. De fait, la probabilité d’un retard ainsi que la durée des retards sont significativement plus élevées sur les trajets desservis par une seule compagnie aérienne9. Ces exemples se limitent néanmoins à des secteurs relativement simples, où la qualité est facilement mesurable. Si la concurrence est efficace pour améliorer la qualité des biens et services vendus dans ces secteurs, c’est peut-être justement en raison de cette simplicité.
Un article récent de Nicholas Bloom, Caroll Proper, Stephan Seiler et John Van Reenen10 a montré le rôle joué par la concurrence sur la qualité des services produits dans un secteur plus complexe : celui des hôpitaux anglais. Dans ce secteur, la proximité géographique d’autres hôpitaux est un déterminant essentiel de la pression concurrentielle à laquelle un hôpital est soumis. Utilisant les résultats d’une enquête qualitative, les auteurs montrent tout d’abord que la qualité du management d’un hôpital influe fortement sur la qualité des prestations médicales offertes, illustrée, par exemple, par le taux de survie consécutif à une admission d’urgence pour attaque cardiaque. Plus important, les auteurs démontrent qu’une plus forte concurrence entre hôpitaux conduit à une amélioration de la qualité du management de l’hôpital, et donc à un accroissement de la qualité des soins : l’arrivée d’un hôpital concurrent conduirait à une baisse de près de 11% du taux de mortalité consécutif aux attaques cardiaques. Cette amélioration de la santé de la population est-elle réellement un effet de la concurrence ? Il se pourrait simplement qu’il y ait davantage d’hôpitaux dans les localités où les patients tendent à être en meilleure santé. Pour contrer cette objection, les auteurs avancent le fait que les décisions de fermeture des hôpitaux sont fortement influencées par le pouvoir politique local : par crainte de représailles électorales, il est rare de voir un gouvernement travailliste anglais fermer un hôpital dans une région où il ne bénéficie pas d’une solide assise électorale. Ainsi, dans les régions où le parti au pouvoir ne dispose que d’une faible majorité, la concurrence entre hôpitaux a plus de chance d’être rude. A priori, il est légitime de penser que l’assise politique locale dont dispose le parti au pouvoir n’a pas de lien avec la santé des citoyens de cette localité. Pourtant, les auteurs de cette étude trouvent une forte corrélation entre cette assise et la performance des soins administrés par les hôpitaux de la localité. Cette analyse confirme bien que la concurrence entre hôpitaux a pour effet un accroissement de la qualité des soins. En d’autres termes, la concurrence est bonne pour la santé des citoyens anglais.
Concurrence et emploi
Voir Pierre Cahuc et Francis Kramarz, De la précarité à la mobilité : vers une sécurité sociale professionnelle, La Documentation française, 2005.
Marianne Bertrand et Francis Kramarz, « Does entry regulation hinder job creation ? Evidence from the French retail industry », Quarterly Journal of Economics, CXVII, 4, novembre 2002, p. 1369-1414.
Emek Basker, « Job creation or destruction? Labor-Market effects of Wal-Mart expansion », Review of Economics and Statistics 87(1), février 2005, p. 174-183.
Ana Revenga, « Exporting jobs? The impact of import competition on employment and wages in U.S. manufacturing », Quarterly Journal of Economics, vol. 107(1), 1992, p. 255-284.
Gilles Saint-Paul, « Making sense of Bolkenstein-Bashing : trade liberalization under segmented labor markets », Journal of International Economics, 2007, p. 152-174.
Ainsi, dans de nombreux cas, les bénéfices de la concurrence, en termes de prix ou de qualité des produits et services, sont avérés. Pour autant, la perception de ces bénéfices par les citoyens n’est pas forcément aisée. La raison en est simple : les effets négatifs de la concurrence sont directement visibles, médiatisés et symboliques, tandis que les gains à mettre en regard sont plus diffus. Le débat sur l’impact de la globalisation en est un symbole : si la concurrence des entreprises chinoises a permis une baisse drastique des prix du textile en France, la globalisation reste fondamentalement perçue comme négative dans l’opinion publique. Ceci s’explique certainement par l’opinion largement répandue selon laquelle les difficultés d’insertion dans l’emploi et l’insécurité des parcours professionnels prennent leur source dans les délocalisations11. En d’autres termes, les Français ne perçoivent que faiblement les gains d’une plus forte concurrence et sont par ailleurs convaincus qu’elle est l’ennemi de l’emploi. Il est vrai que la concurrence détruit certains emplois : les entreprises les moins compétitives disparaissent lorsqu’un secteur s’ouvre à la concurrence, que ce soit par le biais d’une dérégulation ou d’une ouverture au commerce international. Les conséquences sociales des licenciements associés à ces fermetures d’entreprises peuvent être dramatiques, notamment en France, où les travailleurs sont peu mobiles géographiquement. Pour autant, y a-t-il une réalité statistique derrière l’idée que la concurrence est ennemie de l’emploi ? Francis Kramarz et Marianne Bertrand12 éclairent ce débat de façon convaincante. Leur article étudie l’impact de la loi Royer sur l’emploi dans le secteur du commerce de détail. Le dispositif Royer constituait essentiellement une barrière à l’entrée pour les groupes de grande distribution, qui devaient obtenir une autorisation auprès d’une commission locale pour établir ou étendre une grande surface. Or l’étude de ces auteurs démontre que les départements où les restrictions à l’entrée ont été les plus fortes sont aussi ceux où la création d’emplois dans le secteur du commerce de détail a été la plus faible. En d’autres termes, lorsque les commissions locales empêchent l’implantation d’un centre Carrefour dans leur localité, l’emploi est pénalisé. Bien entendu, l’arrivée de grandes surfaces conduit inévitablement à des fermetures de magasins de proximité, et donc à des destructions d’emplois. Pour autant, le bilan global est clair : restreindre l’entrée, et donc limiter la concurrence, pénalise l’emploi. Le constat est similaire aux États-Unis : comme le montre Emek Basker13, l’arrivée d’un magasin Wal-Mart dans une localité conduit, aussi bien à court terme qu‘à long terme, à une hausse de l’emploi dans le secteur du commerce de détail : à un horizon de cinq ans, près de cinquante emplois nets sont créés pour chaque Wal-Mart implanté. Ce calcul inclut les effets négatifs de l’entrée de Wal-Mart – essentiellement, la fermeture de petits commerces et une baisse de l’emploi dans le secteur du commerce de gros, qui se voit négativement affecté par le fort pouvoir de négociation de Wal-Mart. Ces effets négatifs sont réels et leur impact social ne doit pas être négligé. Néanmoins, un simple bilan comptable l’atteste : la concurrence dans le secteur du commerce de détail crée de l’emploi.
L’exemple du commerce de détail reste malgré tout incomplet. Quand l’ouverture à la concurrence se fait par une libéralisation des échanges commerciaux, les effets positifs sur l’emploi domestique sont moins évidents. Ainsi, Ana Revenga14 a montré comment, aux États- Unis, l’appréciation du dollar entre 1981 et 1985 – et donc la plus forte compétitivité des produits étrangers – avait conduit à une réduction de l’emploi de 6% en moyenne dans les secteurs manufacturiers directe- ment affectés par le commerce international, à savoir les secteurs de biens échangeables. Le processus est en partie similaire à celui qui est à l’œuvre dans le cas de Wal-Mart : la concurrence issue de l’intensification des importations détruit des emplois au sein des entreprises les moins compétitives. L’analyse est ici plus complexe, dans la mesure où la concurrence va entraîner des réallocations d’emploi intersectorielles : comment faire le bilan comptable total des emplois créés et détruits ? Par exemple, si l’ouverture de nos frontières aux produits chinois conduit à une hausse du chômage dans le secteur textile, cette ouverture peut par ailleurs s’accompagner d’une hausse de l’emploi chez Airbus, qui peut désormais vendre des avions aux compagnies chinoises. Bien entendu, tout ceci n’est pas neutre socialement : dans l’exemple précédent, la main- d’œuvre dans l’industrie aéronautique est certainement plus qualifiée que celle opérant dans l’industrie du textile. Il n’existe malheureusement pas d’analyse empirique satisfaisante sur les effets de court et moyen terme sur l’emploi d’une ouverture au commerce international. Néanmoins, l’analyse théorique de Gilles Saint-Paul15 permet d’éclairer le débat : si l’ouverture au commerce international peut générer du chômage, c’est parce qu’il est trop coûteux pour les travailleurs de se reconvertir d’un secteur à l’autre. Les obstacles à la mobilité sont importants : la faible qualité de la formation professionnelle, les nombreuses frictions associées à la mobilité géographique ou encore l’inefficacité des agences de recherche d’emploi sont autant de facteurs qui peuvent expliquer que les salariés soient si peu réactifs lorsque l’économie s’ouvre à la concurrence. Le rôle de la puissance publique est très clair : lever les freins à la reconversion efficace des travailleurs dans le système productif.
Concurrence et productivité
Benjamin Bridgman, Victor Gomes et Arilton Teixeira, « The threat of competition enhances productivity », Working Paper, 2008.
L’analyse selon laquelle la concurrence est créatrice d’emplois ne manquera pas de surprendre. En effet, la concurrence est souvent perçue comme un facteur de baisse de profits pour les entreprises, entraînant donc à plus ou moins long terme des pertes d’emplois. Cette vue est erronée, car elle considère la concurrence comme un jeu à somme nulle : ce que gagnent les consommateurs devrait être perdu par les entreprises, et incidemment par les employés. Or la concurrence est loin d’être un jeu à somme nulle. Le mécanisme est simple : la pression concurrentielle, c’est-à-dire la crainte de perdre ses parts de marché, incite les dirigeants à améliorer l’efficacité de leur entreprise, que ce soit par l’adoption d’un nouveau schéma organisationnel, de nouvelles pratiques de gestion, de nouvelles technologies ou, plus généralement, par l’accroissement de l’effort d’innovation. Cette hausse de la productivité des entreprises permet de créer de nouvelles richesses que se partageront employés (potentiellement sous la forme de nouveaux emplois créés) et actionnaires. Il existe une abondante littérature empirique qui corrobore ce lien positif entre concurrence sur le marché des produits et productivité des entre- prises. Un exemple intéressant est donné par Benjamin Bridgman, Victor Gomes et Arilton Teixeira16. Petrobras, une grande entreprise pétrolière brésilienne, disposait d’un monopole légal sur la production, le raffinage, les importations et les exportations de pétrole jusqu’en 1995, date à laquelle ce monopole a pris fin. Comme le montrent les auteurs de cette étude, la productivité de Petrobras a augmenté rapidement à la suite de ce changement d’environnement concurrentiel : la productivité du travail, qui avait cru à un rythme annuel de 4,6% en moyenne entre 1976 et 1994, se mit à atteindre un taux de croissance annuel de près de 13% après 1995.
Graphique 2 : Productivité totale des facteurs (PTF) chez Petrobras. La mesure de PTF est normalisée à 100 en 1994, date de la dérégulation du secteur.
Xavier Giroud et Holger Mueller, « Does corporate governance matter in competitive industries ? », Journal of Financial Economics, 95, 2010, p. 312-331.
Cette amélioration de la productivité peut s’expliquer en grande partie par une meilleure allocation des ressources par Petrobras – en particulier, l’arrêt du travail dans les puits les moins rentables et la reconversion des employés vers des puits plus efficaces. Deux aspects de l’étude sont particulièrement intéressants. Ces changements organisationnels furent mis en place presque simultanément à la suppression du monopole légal : cette rapidité suggère que ces changements étaient faisables avant la réforme, au moins techniquement. Par ailleurs, la croissance de la productivité du travail a doublé presque immédiate- ment, en dépit du fait que la réforme n’a mis dans les faits que peu de pression immédiate sur Petrobas. En effet, Petrobras dispose toujours d’une position dominante : elle extrait 97% du pétrole brésilien. Cet avantage rend difficile l’entrée de compétiteurs. C’est donc dans ce cas plus la menace créée par la concurrence que la concurrence elle-même qui a permis de générer ces importants gains de productivité.
Le rôle puissant de la concurrence sur la productivité des entreprises est au cœur d’un article fascinant de Xavier Giroud et Holger Mueller17. Entre 1985 et 1991, trente États américains ont adopté des lois rendant plus difficile, voire impossible, la réalisation d’OPA hostiles sur une entreprise domiciliée dans ces États. Or les OPA hostiles représentent un mécanisme puissant de discipline des dirigeants d’entreprises. Ces lois ont donc négativement affecté la gouvernance des entreprises qui y sont sujettes, en relâchant la pression qui s’exerçait auparavant sur leurs dirigeants. De fait, la rentabilité comptable des entreprises a baissé de 8% consécutivement à la mise en place de ces lois par rapport aux entreprises pour lesquelles les OPA hostiles restent autorisées. En d’autres termes, la discipline de marché imposée par la menace d’OPA hostiles joue un rôle important dans le bon fonctionnement des entreprises. Cependant, Giroud et Mueller montrent que la baisse de performance consécutive à la mise en place de ces lois n’a lieu que dans les secteurs à faible intensité concurrentielle. Dans les industries concurrentielles, la menace des OPA hostiles n’est pas nécessaire pour discipliner les dirigeants, la concurrence se charge de jouer ce rôle. Les auteurs ne s’arrêtent pas là : si la performance des entreprises baisse dans les secteurs peu concurrentiels suite à la mise en place de ces lois, c’est essentiellement en raison d’une absence de maîtrise des coûts de production. Coûts des consommations intermédiaires, frais généraux et coûts salariaux augmentent substantiellement lorsque les OPA hostiles sont rendues difficiles légalement. Mais là encore, ces hausses de coûts ne sont observées que dans les secteurs peu concurrentiels. Les dirigeants des grandes entreprises américaines ont donc une tendance naturelle à vouloir mener une « vie tranquille », en laissant filer les coûts de production. La concurrence sur les marchés des produits joue un rôle de vigile contre ces comportements inefficaces, et permet ainsi une augmentation de la productivité des entreprises.
La concurrence là où on ne l’attend pas
Tim Besley, Torsten Persson et Daniel Sturm, « Political competition, policy and growth : theory and evidence from the United States », à paraître en 2010 dans la Review of Economic Studies.
Caroline Hoxby, « Does competition among public schools benefit students and taxpayers », American Economic Review, 90(5), décembre 2000, p. 1209-1238.
Parler des bienfaits potentiels de la concurrence dans un environnement économique semble naturel. Néanmoins, pour de nombreux économistes, les vertus de la concurrence ne s’arrêtent pas au champ de l’économie. Un exemple frappant concerne le domaine de la décision politique. Tim Besley, Torsten Persson et Daniel Sturm18 ont étudié l’influence de la concurrence entre partis sur la qualité des décisions économiques prises par les hommes politiques une fois élus. Pour définir la notion d’intensité concurrentielle entre partis, les auteurs de cette étude prennent en compte la facilité avec laquelle les partis démocrates et républicains gagnent les élections locales dans les différents États américains : dans un État ou le candidat républicain est élu avec plus de 60%, voire 70% des voix, il est probable que la concurrence entre les candidats au moment de l’élection soit plutôt faible. Les résultats de cet article sont sans appel. Le manque de concurrence au moment des élections conduit les dirigeants locaux nouvellement élus à adopter une série de réformes freinant la croissance économique : augmentation des taxes locales, baisse des investissements, adoption de régulations du travail excessive. Au final, c’est bien la croissance économique locale qui se voit pénalisée par l’absence de concurrence politique crédible. Dans les États où les candidats sont élus avec des marges importantes, les auteurs constatent une forte diminution du taux de croissance du revenu des citoyens. Les effets quantitatifs mis à jour par cette étude sont considérables. Par exemple, considérons un État où le gouverneur est en général élu avec une marge de 30% des voix – ce qui n’est pas atypique aux États-Unis. Si les résultats de cette élection étaient plus serrés, si par exemple la marge n’était que de 1%, le revenu par tête moyen dans l’État en question serait accru de près de 15% dans le long terme. Là encore, il convient de souligner un problème méthodologique fondamental dans cette étude : la marge avec laquelle un homme politique est élu dépend bien évidemment de son programme politique, et en particulier des réformes qu’il compte mettre en œuvre. S’il s’avère que les politiques néfastes à la croissance sont plus populaires au moment de l’élection, alors le résultat de l’étude pourrait n’être que le reflet de ces préférences. Besley, Persson et Sturm proposent une solution astucieuse pour infirmer cette analyse. Ils utilisent le fait que le parti démocrate disposait jusqu’en 1965, dans le sud des États-Unis, d’une forme de quasi-monopole, lié a des restrictions sur le droit de vote mises en place au début du XXe siècle. La suppression de ces restrictions en 1965, imposée par le Voting Right Act, constitue donc une forme de dérégulation du « marché politique ». Dans les États où la dérégulation fut la plus forte – c’est-à-dire les États pour lesquels les restrictions étaient les plus sévères –, les auteurs constatent une importante amélioration après 1965 de la qualité des décisions économiques. Ce résultat semble bien corroborer l’idée selon laquelle la concurrence entre partis sert d’incitation vertueuse pour la qualité de la décision politique. Autrement dit, les bienfaits de la concurrence peuvent parfois se retrouver là où on ne les attend pas. Un dernier exemple est fourni par Caroline Hoxby19. Elle montre que, lorsque les parents américains ont la possibilité d’inscrire leurs enfants dans l’école publique de leur choix, la productivité des écoles s’accroît fortement. Dans les zones où les parents d’élèves ont plus de choix disponibles pour la scolarisation de leurs enfants, on observe ainsi une baisse significative des dépenses par élève, liée notamment à l’accroissement de la taille des classes sans qu’il y ait d’effet néfaste sur les résultats des élèves. Au contraire, on remarque une amélioration des performances des étudiants, mesurées par leur salaire une fois employé ou par des tests scolaires. Ainsi, même dans le domaine complexe de l’éducation, la concurrence semble tenir ses promesses.
Concurrence et salaire
Des perdants et des bénéficiaires
Pierre-Yves Crémieux, « The effect of deregulation on employee earnings: pilots, flight attendants, and mechanics, 1959-1992 », Industrial and Labor Relations Review, vol. 49(2), janvier 1996, p. 223-242.
Nancy Rose, « Labor rent sharing and regulation: evidence from the trucking industry »,<em> The Journal of Political Economy</em>, vol. 95, décembre 1987, p. 1146-1178.
En dépit de tous ces bienfaits, la concurrence inquiète. De fait, tout le monde ne bénéficie pas de la concurrence, tout du moins dans le court terme. Reprenons l’exemple des industries dérégulées. Nous savons que, dans la plupart de ces secteurs, la dérégulation conduit à une augmentation de la productivité des firmes dérégulées, ainsi qu’à une hausse de l’emploi dans le secteur. Néanmoins, de nombreuses contributions tendent à montrer que ces gains de productivité proviennent en partie d’une réduction des coûts salariaux dans les anciens monopoles. Pierre-Yves Crémieux20 montre ainsi que la dérégulation du transport aérien aux États-Unis a conduit à un manque à gagner salarial considérable pour les pilotes et les personnels commerciaux (près de 12% entre 1978 et 1994). Nancy Rose21 fait un constat similaire pour l’industrie du trans- port routier et apporte une explication à ce phénomène : le pouvoir des syndicats diminue fortement après l’introduction de la concurrence. Pour le transport routier, Rose calcule qu’avant la dérégulation, les salariés des entreprises syndiqués gagnaient en moyenne près de 50% de plus que les salariés des entreprises non syndiqués. Après la dérégulation, ce surcroît de salaire n’est plus que de 30%.
Graphique 3 : Salaires horaires dans l’industrie manufacturière, minière,
la construction et le transport routier. La dérégulation dans le secteur routier intervient principalement en 1979.
Concurrence et incertitude
Marianne Bertrand, « From the invisible handshake to the invisible hand ? How import competition changes the employment relationship », Journal of Labor Economics, vol. 22(4), octobre 2004, p. 723-766.
La concurrence peut donc créer des perdants – les salariés des entreprises dont les positions dominantes sont remises en question par l’introduction de la concurrence. Au-delà de ce phénomène, la concurrence crée de l’instabilité. Cette instabilité nourrit certainement le sentiment de crainte qui persiste à l’égard de la concurrence. Comme Marianne Bertrand22, de l’université de Chicago, l’a bien montré, une pression concurrentielle accrue par l’ouverture au commerce international augmente le risque qui pèse sur les salaires de tous les employés. Ainsi, lorsque les entreprises étrangères deviennent plus compétitives, en raison d’une dépréciation de leur taux de change, les salaires dans les entreprises américaines deviennent plus volatils – en raison notamment de leur sensibilité au taux de chômage local. Autrement dit, la concurrence sur le marché des produits force les employeurs à négocier plus durement les salaires dans les entreprises : si le chômage augmente, ces employeurs peuvent, dans un environnement concurrentiel, contraindre leurs employés à accepter une modération de leur croissance salariale. La concurrence tend donc à rendre l’environnement salarial plus incertain pour les employés – leur avenir salarial étant lié à des variables macroéconomiques, tel le taux de chômage, qu’ils ne maîtrisent pas.
Ces employés ne sont pas les seuls à supporter les risques créés par une plus forte pression concurrentielle. Les revenus des entreprises deviennent eux-mêmes plus volatils lorsque la pression concurrentielle sur le marché des produits s’intensifie : tandis qu’un monopole peut facilement lisser les chocs auxquels il fait face par sa politique tarifaire, une entre- prise évoluant dans un environnement très concurrentiel ne dispose pas de cette marge de manœuvre.
Graphique 4 : Volatilité du cours des actions des entreprises du secteur des télé- communications et indice de concentration du secteur. L’indice de Herfindhal et l’indice de Lerner sont des mesures qui diminuent avec l’intensité.
Jose Miguel Gaspar et Massimo Massa, « Idiosyncratic volatility and product market competition », Journal of Business, vol. 79, novembre 2006, p. 3125-3152.
Jose Miguel Gaspar et Massimo Massa23 illustrent ce fait en donnant l’exemple de la volatilité du prix des actions des grandes entreprises américaines cotées. Les entreprises nouvellement dérégulées se voient confrontées à une hausse significative de la volatilité du prix de leurs actions : une pression concurrentielle récente rend l’environnement de ces entreprises plus incertain, et cette incertitude se traduit par une plus grande volatilité du prix de leur action. Plus généralement, Gaspar et Massa montrent que les entreprises qui disposent d’un pou- voir de marché, c’est-à-dire dont les marges d’exploitation sont élevées, connaissent une plus faible volatilité du prix de leurs actions.
Il y a peu de doutes sur le fait que la concurrence crée des turbulences dans l’environnement économique. Les syndicats perdent une part de leur pouvoir lorsque l’intensité concurrentielle s’accroît, si bien que certains salariés se voient confrontés à d’importantes restrictions salariales. De manière générale, la rémunération des travailleurs, comme les résultats des entreprises, deviennent plus volatils dans un environnement plus concurrentiel : le risque augmente. Doit-on pour autant restreindre la concurrence ? Un médicament peut avoir des effets secondaires. Plutôt que d’arrêter le traitement, il est souvent plus efficace de traiter directement les effets secondaires, surtout quand le médicament combat une maladie dangereuse. De la même façon, le rôle de l’État est plutôt d’accompagner ces bouleversements sociaux, ces turbulences, afin d’en limiter l’impact. Les politiques de protection sociale ou encore la formation professionnelle sont autant d’instruments dont disposent les pouvoirs publics à cet effet.
La concurrence favorise-t-elle l’innovation ?
Philippe Aghion, Nicholas Bloom, Richard Blundell, Rachel Griffith et Peter Howitt, « Competition and innovation: an inverted-U relationship », Quarterly Journal of Economics, 120, mai 2005, p. 701-728.
Voir Adam B. Jaffe et Josh Lerner, Innovation and Its Discontent. How Our Broken Patent System is Endan- gering Innovation and Progress, and What To Do About It, Princeton University Press, 2006.
Emmanuel Duguet et Claire Lelarge, « Les brevets incitent-ils les entreprises industrielles à innover ? Un examen microéconomique », Économie et Statistique, vol. 380, août 2004, p. 35-61.
Nous avons insisté précédemment sur la corrélation entre intensité concurrentielle et productivité des entreprises. Les données que nous avons présentées plus haut suggèrent ainsi que la concurrence rend les dirigeants d’entreprises plus précautionneux dans les dépenses qu’ils engagent ou dans l’efficacité de l’allocation des ressources internes de l’entreprise. Cela étant dit, il existe de nombreux autres vecteurs concourant à la productivité d’une entreprise. Un de ces vecteurs, l’innovation, entretient une relation ambiguë avec la concurrence. Comme le montre l’analyse traditionnelle de Schumpeter, pour innover, l’entreprise doit être certaine de pouvoir conserver suffisamment longtemps les rentes liées à l’exploitation de son innovation. Dans un univers parfaitement concurrentiel, en particulier si l’innovation n’est qu’imparfaitement protégée par le système de brevets, l’entreprise sait que ses profits d’exploitation seront faibles. Un certain niveau de protection des rentes liées à l’innovation doit donc être assuré afin d’inciter les entreprises à innover. En ce sens, une trop forte concurrence pourrait nuire à l’innovation. Les économistes ont longtemps cherché à tester cette hypothèse. Les résultats ne sont pas unanimes. La littérature empirique sur le sujet se fonde sur l’analyse du lien entre part de marché et innovation : les données suggèrent ainsi que les entreprises disposant de parts de marché importantes ont tendance à être plus innovantes. Le problème du lien de causalité se pose une nouvelle fois : les entreprises tournées vers l’innovation pourraient bénéficier de ce fait de meilleurs produits – et donc avoir plus de clients. Dans ce cas, il est impossible de conclure qu’un excès de concurrence nuit à l’innovation. Une étude récente de Philippe Aghion, Nicholas Bloom, Richard Blundell, Rachel Griffith et Peter Howitt24 utilise la dérégulation de divers secteurs consécutive à la mise en place du marché commun en Europe pour s’affranchir de ces problèmes de causalité. Leur étude confirme le lien complexe entre innovation et concurrence. Ils montrent notamment que le nombre et la qualité des brevets déposés par une entreprise sont à leur maximum dans les secteurs où l’intensité concurrentielle est « moyenne » : trop de concurrence décourage les entreprises d’innover ; symétriquement, une position de monopole incite peu à l’innovation. Conformément à la théorie, leur analyse empirique suggère donc que, pour être innovante, une entreprise doit se sentir suffisamment forte pour espérer tirer des rentes de son innovation, mais qu’elle doit également se sentir suffisamment contestée pour avoir envie d’innover. Sans être définitive, la littérature empirique sur cette question semble donc pencher vers un effet négatif d’une trop forte concurrence.
Dans nos économies modernes, l’innovation est un moteur essentiel de la croissance. Une politique de la concurrence efficace doit donc prendre en compte ce lien ambigu entre concurrence et innovation, notamment dans ses choix en matière de régulation publique. Le bon instrument de politique économique n’est évidemment pas une limitation de la concurrence entre entreprises, mais plutôt la mise en place de systèmes de brevets « efficaces ». Comme en témoigne l’histoire américaine récente, cette tâche peut s’avérer ardue. Les travaux d’Adam Jaffe et Josh Lerner25 expliquent comment les récentes modifications du système de brevets américain ont conduit à une forte baisse de l’innovation aux États-Unis. Alors que certaines lois adoptées dans les années 1980 rendaient plus aisé le brevetage de produits et d’idées de toute nature, d’autres lois concomitantes ont fait basculer le système vers une plus grande protection des détenteurs de brevets, aussi rares soient-ils. Cette régulation a conduit à une surprotection des innovations, ayant pour conséquence une forte diminution des efforts de recherche-développement. Pour que le système de brevetage favorise l’innovation, il est donc crucial de choisir le bon dosage entre incitations et protection des rentes. Où le système français se situe-t-il en la matière ? Une étude d’Emmanuel Duguet et Claire Lelarge26 suggère qu’il est plutôt bien équilibré : il augmenterait de près de 10% le nombre d’entreprises impliquées dans des processus de recherche et développement. Néanmoins, s’il permet un accroissement des innovations de produits, il semble que notre système n’ait aucun effet incitatif sur les innovations de procédés. Or, au regard de la place croissante qu’occupent les secteurs de service dans notre économie, ces innovations de procédés sont désormais cruciales. Il devient urgent de comprendre les causes de l’échec de notre système pour pouvoir le réformer.
La concurrence dans la banque
Michael C. Keeley, « Deposit insurance, risk, and market power in banking », American Economic Review, 80(5), décembre 1990, p. 1183-1200.
Voir Gabriel Jiménez, José A. López et Jesús Saurina, « How does competition impact bank risk-taking? », Working Paper, Federal Reserve Bank of San Francisco, 2007.
Voir, entre autres, Jith Jayaratne et Philip Strahan, « The finance-growth nexus : evidence from bank branch deregulation », Quarterly Journal of Economics, vol. 111, août 1996, p. 639-670.
Marianne Bertrand, Antoinette Schoar et David Thesmar, « Banking deregulation and industry structure: evidence from the 1985 French Banking Act », Journal of Finance, vol. 62, avril 2007, p. 697-728.
Il n’est pas du ressort de cette note de proposer des pistes concrètes pour des réformes pour la refonte du système financier. Pour une contribution de premier ordre sur ce sujet, voir Mathias Dewatripont Jean- Charles Rochet et Jean Tirole, Balancing the Banks. Global Lessons from the Financial Crisis, Princeton University Press, 2010.
La récente crise financière a démontré le rôle dévastateur que pouvait jouer une prise de risque excessive par les opérateurs institutionnels sur la stabilité du système financier. Pour certains économistes comme Joseph Stiglitz, la forte concurrence entre institutions financières est directement à l’origine de ces prises de risque excessives. La concurrence érode les profits des banques qui, pour restaurer leur marge et éviter la faillite, peuvent avoir recours à des prêts de moindre qualité mais dont le profit potentiel est très élevé. Ces théories trouvent un certain support dans les données, bien qu’il s’agisse là d’un champ de recherche encore peu développé. Michael Keeley27, par exemple, examine en détail la crise bancaire américaine de la fin des années 1980. Il trouve une relation directe entre la concurrence entre établissements bancaires et le nombre de faillites au cours de la crise des savings & loans. Plus proche de nous, un article récent publié par trois économistes de la Banque d’Espagne, Gabriel Jiménez, José López et Jesús Saurina28, montre que les banques espagnoles qui disposent d’un fort pouvoir de marché – soit, a priori, les banques faisant face à une plus faible concurrence – sont aussi celles qui proposent les prêts les moins risqués : la probabilité que leurs prêts fassent défaut est plus faible. Ces résultats sont néanmoins difficiles à interpréter. Dans la banque comme pour l’innovation, le pouvoir de marché n’est qu’une mesure imparfaite de l’intensité concurrentielle. En particulier, la qualité d’une banque, par exemple la technologie qu’elle utilise pour sélectionner les emprunteurs, pourrait expliquer à la fois son pouvoir de marché et la qualité des prêts qu’elle effectue. Dans ce cas, il serait impossible de conclure que la concurrence cause la prise de risque.
Ces questions n’ont pas encore été définitivement tranchées dans la littérature universitaire. Il n’en reste pas moins que les premières études tendent à prouver que la concurrence entre institutions financières accroît la prise de risque. Quel rôle alors pour la régulation publique ? Une fois encore, il ne s’agit pas d’étouffer la concurrence. Les consommateurs, et plus généralement l’économie dans son ensemble, ont beaucoup à gagner d’une forte concurrence entre institutions bancaires. Les nombreux travaux de Philip Strahan29 ont ainsi montré comment la dérégulation du secteur bancaire aux États-Unis avait entraîné une hausse annuelle de la croissance du revenu de 1,2% dans les États ayant mis en place cette dérégulation. Marianne Bertrand, Antoinette Schoar et David Thesmar30 ont, quant à eux, apporté la preuve que la dérégulation du système bancaire français, intervenue au début des années 1980, et notamment la suppression du contrôle du crédit, avait permis une meilleure allocation du capital dans l’économie, et donc une augmentation significative de l’efficacité du système économique. La mise sous tutelle de l’ensemble du secteur financier serait donc coûteuse pour l’économie réelle. Il existe de nombreux instruments de régulation plus efficaces pour lutter contre les prises de risques excessives tout en maintenant un niveau élevé de concurrence, notamment la régulation prudentielle et la création d’une fiscalité spécifiquement adaptée au secteur financier31.
Des consommateurs irationnels
Stefano DellaVigna et Ulrike Malmendier, « Paying not to go to the gym », American Economic Review, vol. 96(3), juin 2006, p. 694-719.
Xavier Gabaix et David Laibson, « Shrouded attributes, consumer myopia, and information suppression in competitive markets », Quarterly Journal of Economics, vol. 121, mai 2006, p. 505-540.
Michael Grubb, « Selling to overconfident consumers », American Economic Review, vol. 99(5), 2009, p. 1770-1807.
L’analyse classique, qui prétend que la concurrence augmente le bien- être social, repose sur l’idée fondamentale que les consommateurs sont rationnels et parfaitement informés. Et si les consommateurs ne l’étaient pas ? Depuis la fin des années 1970, certains économistes explorent les conséquences théoriques induites par l’infirmation des hypothèses classiques. Depuis peu, des études empiriques se font jour, qui cherchent à montrer, à partir de données concrètes, les déviations systématiques du modèle rationnel.
Ulrike Malmendier et Stefano DellaVigna32, de l’université de Berkeley, ont ainsi montré comment les consommateurs de club de gymnastique étaient victimes de problèmes d’« incohérence temporelle ». Ce terme cache un concept simple : les consommateurs surestiment systématique- ment leur volonté ou leur motivation à aller régulièrement s’entraîner dans une salle de sport. Réunissant des données d’inscription aux clubs de gymnastique de Boston, les auteurs relèvent des erreurs quasi systématiques des consommateurs dans le choix de leur abonnement. Les membres qui choisissent un forfait mensuel coûtant aux environ de 70 dollars se rendent dans la salle de sport 4,3 fois par mois en moyenne. Ils payent donc plus de 17 dollars par visite, alors qu’ils pourraient payer 10 dollars par visite en achetant des pass à la dizaine. En moyenne, ces consommateurs pourraient épargner près de 600 dollars par an en effectuant un choix de forfait plus judicieux, en payant par exemple à la séance plutôt qu’à l’année. Plus de 80% des abonnés mensuels figurant dans l’échantillon de Malmendier et DellaVigna font ce type d’erreur pour leur choix de consommation – les consommateurs rationnels ne sont donc pas la norme mais plutôt l’exception sur ce marché. Les pouvoirs publics doivent avoir conscience de ces biais cognitifs : ils peuvent distordre les mécanismes concurrentiels, dès lors que les entreprises cherchent à en tirer parti. Dans certains cas, il peut s’avérer nécessaire de protéger le consommateur contre lui-même.
Xavier Gabaix et David Laibson33 proposent une analyse théorique passionnante sur le sujet, en prenant le cas des biens dits « complémentaires » (add-on, en anglais). Ils donnent ainsi l’exemple simple des clients d’hôtel qui réservent une chambre sans anticiper qu’ils auront soif et se trou- vent obligés de consommer au minibar. Ils sous-estiment fortement leur consommation de boisson, de la même façon que les membres de club de gym surestiment la fréquence à laquelle ils iront faire du sport. Pour cette raison, les hôtels ont intérêt à mettre en place une stratégie de tarification très particulière : vendre la chambre à très bas prix, mais fixer un prix exorbitant pour la bouteille d’eau au minibar. Dans la mesure où les consommateurs sont « naïfs » et pensent – à tort – qu’ils ne paieront que très rarement ce prix exorbitant, cette stratégie peut s’avérer payante. L’analyse de Gabaix et Laibson va plus loin : ils montrent que la concurrence ne suffit pas pour protéger ces consommateurs naïfs.
Pourquoi l’analyse classique échoue-t-elle dans ce contexte? L’intuition est simple : révéler aux consommateurs leur naïveté n’est pas une stratégie profitable. Reprenons l’exemple des chambres d’hôtel. Imaginons qu’un des hôtels décide de révéler le pot aux roses, c’est-à- dire d’informer les consommateurs à l’avance sur les prix du minibar. Pour rester attractif, cet hôtel doit logiquement augmenter le prix des chambres. Mais cette stratégie n’est pas rentable. Elle n’attire pas les consommateurs naïfs, qui ne prennent jamais en compte le second tarif. Elle n’attire pas les consommateurs sophistiqués : ceux-ci, conscient du second tarif, choisissent l’hôtel le moins cher et y apportent leur propre bouteille d’eau. En conséquent, la mise en concurrence n’empêche pas les entreprises d’exploiter la naïveté de certains consommateurs.
Il n’existe malheureusement que très peu d’analyses empiriques sur ce sujet, en dehors d’une étude récente de Michael Grubb34. Selon ses travaux, les consommateurs de téléphone mobile ont tendance à croire qu’ils connaissent et maîtrisent leur consommation mensuelle, alors qu’en réalité de nombreux consommateurs dépassent régulièrement leur forfait. Les opérateurs ont donc intérêt à tarifer les minutes hors forfait à un prix prohibitif, tout en subventionnant les minutes inclues dans le forfait. Dans la téléphonie mobile comme dans l’hôtellerie, l’intensité concurrentielle du secteur ne change rien : en l’absence de régulation, le prix de des minutes hors forfait s’éloigne inéluctablement de son coût de production. D’autres exemples peuvent être invoqués. Ainsi, peu de consommateurs anticipent correctement leur consommation de cartouches d’encre lorsqu’ils achètent une imprimante. Par conséquent, le prix des cartouches est souvent totalement déconnecté de leur coût de production.
Des consommateurs mal informés
Joshua S. Gans et Stephen P. King, « Mobile network competition, customer ignorance, and fixed-to-mobile call prices », Information Economics and Policy, vol. 12(4), décembre 2000, p. 301-327.
James M. Lacko and Janis K. Pappalardo, « The failure and promise of mandated consumer mortgage dis- closures: evidence from qualitative interviews and a controlled experiment with mortgage borrowers », American Economic Review Papers and Proceedings, vol. 100(2), mai 2010, p. 516-521.
Une simple introspection nous conduit à accepter le fait que les consommateurs ne sont pas tout le temps rationnels. Cependant, il n’est même pas nécessaire d’invoquer l’irrationalité des consommateurs pour voir émerger des situations où la concurrence est inefficace. Ainsi, sur certains marchés où les consommateurs ne disposent que d’une information trop limitée, l’accroissement de l’intensité concurrentielle peut nuire à leur bien-être. Le secteur de la téléphonie mobile constitue un exemple intéressant. Dans de nombreux pays, tels la France, les individus téléphonant à partir d’une ligne fixe paient pour l’appel. Cependant, ces consommateurs sont souvent incapables de distinguer l’identité du réseau qu’ils sont en train d’appeler. En conséquence, les opérateurs de téléphonie mobile, qui fixent le coût d’accès à leur réseau aux opérateurs de téléphone fixe, disposent d’une forme de monopole sur les consommateurs – puisque ces consommateurs n’ont pas les moyens cognitifs de choisir entre ces différents réseaux. Joshua Gans et Stephen King35 ont montré, par un argument théorique, que ce manque d’information des consommateurs conduisait à une tarification plus élevée dans un environnement concurrentiel que dans un environnement monopolistique : en d’autres termes, la concurrence – sans régulation appropriée – peut conduire à une hausse des prix ! C’est d’ailleurs ce constat qui a conduit les régulateurs de nombreux pays à imposer que les tarifs pratiqués par les opérateurs mobile aux opérateurs fixes soient plus explicites.
La régulation des tarifs est-elle une solution désirable dans les cas où les biais des consommateurs – qu’ils soient cognitifs ou informationnels – sont exploités par les entreprises? Pour le régulateur, le problème est ardu : il faut comprendre la nature de ces biais pour être en mesure de fixer des tarifs régulés efficaces. Il est d’autant plus difficile de militer pour une régulation des tarifs que d’autres instruments semblent aussi bien, sinon mieux adaptés. Ainsi, l’éducation des consommateurs ou la mise à leur disposition d’informations pertinentes peut être dans certains cas un outil de régulation très efficace. James Lacko et Janis Pappalardo36 l’ont montré dans le cas du marché du crédit hypothécaire aux États-Unis. La nature de ces contrats d’emprunts est éminemment complexe. La régulation américaine, notamment via le Truth-in-Lending Act, a tenté de simplifier le choix des consommateurs : un prêt aux États-Unis doit obligatoirement inclure un certain nombre d’informations, notamment un taux d’intérêt appelé APR qui inclut en sus des frais financiers l’essentiel des frais annexes imposés par la banque. Lacho et Pappalardo réalisent l’expérience suivante : ils proposent dans un premier temps à un panel de consommateurs un contrat hypothécaire formulé selon la régulation existante ; ils offrent ensuite le même contrat, mais présenté autrement – avec des termes moins techniques, un agencement différent, etc. Près de 40% des consommateurs comprennent mal la nature du contrat qui leur est proposé sous la forme imposée par la régulation existante : ces consommateurs sont en particulier incapables d’établir avec précision le véritable coût du crédit hypothécaire qui leur est soumis. En revanche, plus de 80% des consommateurs comprennent parfaitement le contrat lorsque la présentation alternative est utilisée. L’étude démontre ainsi la réelle efficacité d’une régulation fondée sur une information présentée de façon intelligible.
L’éducation des consommateurs ou la mise en place d’un système d’information publique est donc un outil potentiellement efficace pour lutter contre l’exploitation par les entreprises des biais des consommateurs. Ce ne sont néanmoins pas les seuls outils à la disposition des régulateurs. Une analyse économique comportementale associée à une étude détaillée des incitations des entreprises peut donner des indications précieuses quant aux changements à introduire pour prévenir certaines pratiques indésirables. Par exemple, dans l’industrie du téléphone mobile, le renouvellement des contrats ne devrait pas être automatique, les coûts du changement d’opérateur devraient être aussi faibles que possible et les coûts de clôture des lignes ne devraient pas être utilisés au détriment des coûts de connexion. Toutes ces pratiques sont rarement justifiables en termes d’efficacité économique. Dans la mesure où la concurrence ne permet pas systématiquement de les éliminer, la régulation – comme le montre ici l’analyse économique et comportementale – a un rôle de premier plan à jouer.
Concurrence et bien-être social : le cas de l’électricité
Le marché français de l’électricité a été récemment et progressivement ouvert à la concurrence37. Pour autant, l’offre des opérateurs alternatifs reste encore très peu développée. Si de fortes contraintes réglementaires expliquent pour partie ce phénomène, la crainte des consommateurs devant une dérégulation qu’ils jugent dangereuse peut également être invoquée. Pourtant, cette croyance ne correspond à aucune réalité statistique.
Certaines expériences de dérégulation du marché de l’électricité se sont certes conclues par des échecs. Il convient dès lors de comprendre les déterminants de ces échecs pour pouvoir efficacement promouvoir la dérégulation. Mais, dans l’ensemble, les consommateurs ont su large- ment tirer parti d’un marché de l’électricité plus concurrentiel.
L’électricité à un meilleur prix
Cette section est largement fondée sur les travaux de David Thesmar, « Électricité : pour que le marché tienne ses promesses », Altermind, 2007.
Tout d’abord, comme nous l’avons déjà souligné, l’une des vertus premières de la concurrence est, dans de nombreux cas, la pression à la baisse qu’elle exerce sur les prix. L’expérience internationale le confirme : les clients, particuliers ou entreprises, souhaitent faire jouer la concurrence et y trouvent leur intérêt. L’expérience britannique est édifiante. À la fin des années 1980, le secteur de l’électricité est largement dérégulé. En l’espace de six ans, le monopole public de l’électricité, Central Electricity Generation Board (CEGB), est découpé en trois producteurs (les deux premiers portant chacun 40% de la production, purement fossile ; le dernier portant le parc nucléaire) et un opérateur de réseau à haute tension (National Grid Company). Ce dernier est cédé aux douze entités (Area Boards) chargées de commercialiser l’électricité et de gérer les réseaux à basse tension. Initialement publiques, mais indépendantes de CEGB, ces entités sont transformées en sociétés. En 1996, toutes ces entreprises sont totalement privatisées. Simultanément, des producteurs indépendants entrent sur le marché dès 1990, alors que la fourniture de l’électricité est progressivement ouverte à la concurrence (en commençant par les gros consommateurs, en 1990, et en terminant avec les résidentiels, en 1998).
Dans l’ensemble, l’expérience anglaise a été un succès : entre 1990 et 1995, la productivité du travail dans le secteur de l’électricité a doublé, les coûts de production ont diminué, et le secteur a réalisé de très importants investissements de capacité (en particulier dans les centrales à gaz). Surtout, les prix de vente ont baissé. Sur la période 1990-2004, par exemple, les prix de l’électricité aux résidentiels londoniens ont diminué de 11 à 7 pence par kilowattheure. Au cours de cette période cependant, les prix du charbon et du gaz ont également diminué, si bien qu’il n’est pas évident d’isoler l’effet «pur» de la libéralisation sur le niveau des prix. Une façon imparfaite de se faire une idée des effets réels de la dérégulation serait de comparer cette évolution des prix à celle qui eut lieu en Écosse, où la libéralisation a été beaucoup moins loin (peu d’entrée de concurrents, pas de démantèlement du duopole électrique). À Édimbourg, le prix de vente aux résidentiels n’a baissé que de 20%, passant de 10 à 8 pence par kilowattheure. Il suffit alors de prendre Édimbourg comme « groupe de contrôle » (dans l’Écosse peu libéralisée) et Londres comme « groupe traité » (dans l’Angleterre libéralisée), et de faire la différence entre les deux. Ainsi, on peut attribuer à la libéralisation anglaise une baisse de l’ordre de 10% des prix de détail (1 penny par kilowattheure).
La croissance des investissements dans les capacités de production
Cette baisse des prix sur le marché de l’électricité est sans doute en partie le résultat des incitations à l’investissement en capacité que produit un marché dérégulé sur les entreprises entrantes. Les expériences internationales confirment ainsi que, lorsque les capacités de production sont insuffisantes, l’ouverture du marché s’accompagne toujours d’une accélération de l’investissement dans de nouvelles capacités. On assiste le plus souvent à un dash for gas, c’est-à-dire à de forts investissements dans les centrales à cycle combiné. En dix ans, de 1990 à 2000, près de 25 GW de nouvelles capacités ont été installés, et 10 GW ont été mis au rebut. Au total, la capacité de production électrique britannique a augmenté de près de 30% depuis l’ouverture du marché au début des années 1990 (voir figure 5).
De manière paradoxale, le cas californien confirme cette analyse. L’expérience de dérégulation en Californie est plus connue pour la crise de production qu’elle entraîna en 2000-2001, souvent présentée à tort comme une faillite de la dérégulation en général. Pourtant, cette pénurie, déclenchée à l’été 2000 par la combinaison de l’assèchement des barrages canadiens et d’une hausse des prix du gaz naturel, trouvait sa source dans les défauts de conception du cadre réglementaire californien, et non dans l’ouverture à la concurrence proprement dite.
Graphique 5 : Évolution de la puissance installée au Royaume-Uni, mesurée en MWh.
Source :
Source : Eurostat
Les prix de détail bloqués par le régulateur empêchaient les fournisseurs de répercuter la flambée des prix de gros sur leurs consommateurs, les poussant à la faillite. En dépit de ces difficultés, l’exemple californien reste, notamment en termes d’investissement, un large succès. Ouvert en mars 1998, le secteur de l’électricité déclenche l’enthousiasme des investisseurs. Dès 1997, les premiers projets sont approuvés : en moyenne 4,5 GW par an sur la période 1997-2001, contre seulement 1 GW par an pendant la période 1980-1996. Les investissements de 1997 deviennent fonctionnels à partir de 2001, puis, entre 2001 et 2006, la capacité augmente de près de 15 GW, soit une croissance totale d’environ 25 %.
L’Europe continentale commence depuis quelques années à connaître de fortes tensions sur ses capacités de production, la demande augmentant plus vite que l’offre fournie par un parc de centrales (notamment nucléaires) vieillissantes. La concurrence devrait donc aider à relever le défi de la sécurité de l’approvisionnement électrique du continent européen, dans un contexte de très forte hausse de la demande. En France, ce mouvement a déjà commencé, en dépit du fait que la capacité de production dépasse très largement la demande. À la mi-2007, sur 14 GW de projets d’investissements en capacité, 9 GW étaient portés par les opérateurs alternatifs. Ainsi, les concurrents de l’opérateur historique, s’ils ne produisent actuellement que 10% de l’électricité en France, contribuent à hauteur de 65% à la croissance de la capacité de production en France.
Graphique 6 : Évolution de la capacité installée en Californie, mesurée en MWh.
Source :
Source : EPA.
Le cas de l’innovation sur le marché du haut débit
Voir David Sraer, « Local loop unbundling and Internet penetration », Princeton Working Paper, 2010.
Nous avons souligné plus haut que, de manière générale, la concurrence pouvait avoir des effets ambigus sur l’innovation. Il n’existe malheureuse- ment pas de travaux empiriques convaincants étudiant le rôle joué par la dérégulation du secteur de l’électricité sur l’innovation. Néanmoins, une autre industrie dépendant, au même titre que l’électricité, d’infrastructures spécialisées, en l’occurrence l’Internet haut débit, a fait l’objet d’études détaillées38. À la mi-2002, la France était l’un des pays d’Europe où l’Internet était le moins présent, la part de la population connectée à l’Internet haut débit étant à peine supérieure à 1% à l’époque. La France était classée onzième parmi les pays de l’UE15 pour le nombre d’abonnement à haut débit. Cette tendance s’est renversée entre 2002 et 2004, la France passant, à la mi-2005, à la sixième place des pays les mieux équipés en Internet haut débit. A l’origine de cette success story, on trouve une série de décisions du régulateur des télécoms, permettant aux opérateurs alternatifs d’offrir aux Français un accès à l’Internet haut débit dans des conditions concurrentielles. Ces décisions ont permis à ces nouveaux opérateurs de louer à un tarif faible le réseau local de France Télécom, desservant les clients finaux, sans avoir à le dupliquer, dans le cadre du «dégroupage». Charge ensuite aux opérateurs alternatifs de transporter eux-mêmes les données sur moyenne et longue distance et de fournir modems et abonnements aux clients. Le résultat a été presque immédiat : l’investissement des opérateurs alternatif a explosé dès le premier semestre 2003.
Comment démontrer l’influence de la concurrence sur la diffusion d’Internet haut débit en France? À la fin de 2005, le taux de pénétration de l’ADSL est de 21% plus élevé dans les villes où les opérateurs alternatifs ont effectivement demandé accès au réseau local de France Télécom (35% contre 29%). On peut être tenté d’expliquer ce résultat par le fait que les opérateurs ont investi en priorité les marchés les plus porteurs. Mais ce n’est pas le cas ici. Les opérateurs alternatifs comme Neuf Télécom et Cegetel ont choisi d’équiper en priorité les villes dans lesquelles ils disposaient déjà de « tuyaux » longue distance. Neuf Telecom a ainsi posé sa capacité de transport le long des canaux, et Cegetel a tiré profit des infrastructures installées par la SNCF. C’est dans ces villes, où la concurrence est survenue avec davantage de rapidité et d’intensité que le taux de pénétration a été le plus élevé. Comme le montre l’exemple de l’Internet à haut débit, la concurrence peut être, même dans le cas d’industries d’infrastructures, la meilleure des politiques industrielles pour développer l’innovation.
L’électricité est un secteur d’avenir où l’innovation jouera un rôle clé. Les enjeux sont économiques autant qu’environnementaux. Recyclage des déchets nucléaires, création de réseaux intelligents, mise en place de charbon «propre», développement d’énergies renouvelables… les challenges ne manquent pas pour répondre au réchauffement climatique.
Une industrie innovante, stimulée par une concurrence saine, sera certainement la meilleure réponse à ces défis.
Les défis de l’ouverture du marché de l’électricité en France
NOME : nouvelle organisation du marché de l’électricité
Pourquoi les bénéfices de la libéralisation du secteur de l’électricité ne sont pas plus visibles en France? En réalité, malgré l’ouverture théorique de cette industrie à la concurrence, ce marché demeure très peu concurrentiel : EDF concentre plus de 90% du marché français de la fourniture d’électricité. Les nouveaux entrants ne semblent donc pas pour l’instant représenter une menace crédible pour l’opérateur historique. Cette sous- représentation des opérateurs alternatifs s’explique de deux manières : par les tarifs réglementés, qui empêchent les opérateurs alternatifs d’être compétitifs, et par la trop faible concurrence sur le marché de la production.
Le ciseau tarifaire
Les nouveaux opérateurs doivent s’approvisionner auprès d’EDF lorsque leurs capacités de production ne sont pas suffisantes. Les prix sur ce « marché de gros » se forment sur un marché européen que l’on appelle la « plaque franco-allemande ». Ce marché se détermine en partie par rapport aux coûts de production de l’électricité en Allemagne. Or, contrairement à la France, les Allemands ont décidé de délaisser l’énergie nucléaire pour lui préférer les filières thermiques et renouvelables. Leurs coûts de production sont de fait très nettement supérieurs aux coûts de production français. Ce choix allemand contribue à augmenter le prix de gros auquel ont accès les fournisseurs alternatifs français. Parallèlement, les prix de l’électricité pour les consommateurs – les tarifs réglementés – sont calculés sur la base du coût comptable du parc nucléaire en France, qui se situe bien en deçà des prix de gros. Concrètement, EDF vend l’énergie nucléaire aux particuliers à un coût d’environ 34 euros/MWh alors que ses concurrents l’achètent à plus de 50 euros/MWh sur le marché de gros. Ce ciseau tari- faire limite considérablement l’espace économique des nouveaux entrants et, par conséquent, restreint les bienfaits potentiels de la concurrence.
Le rapport Champsaur et le projet de loi NOME39 qui l’a suivi offrent une solution potentielle à ce problème : l’accès régulé à la base (ARB).
Concrètement, EDF vendrait son électricité nucléaire aux fournisseurs alternatifs à prix équivalent et dans les mêmes proportions que celles prises en compte dans les tarifs réglementés. Cette solution doit permettre aux nouveaux entrants d’être compétitifs sur le marché des particuliers. Il s’agit là d’une condition sinequanon pour que puissent s’exprimer les bénéfices de la concurrence sur le secteur de l’électricité, et rien n’est en conséquence plus urgent que la mise en œuvre rapide de ce système, dans l’intérêt de tous.
Introduire plus de concurrence sur le marché de la production
Une autre solution naturelle au problème du ciseau tarifaire consisterait à accroître la concurrence sur le marché de la production d’électricité. Pour ce faire, il faut envisager l’émergence d’opérateurs nucléaires, privés et régulés, concurrents à EDF. Comme nous l’avons souligné plus haut, les opérateurs alternatifs sont déjà très impliqués dans l’investissement en nouvelles capacités. Sur les 14 GW actuellement en projet et mis en service au plus tard en 2012, 9 GW sont portés par ces opérateurs privés. Mais il s’agit là uniquement de centrales thermiques classiques, dont l’efficacité économique est moindre que celle de la production nucléaire pour la production en base. Permettre à d’autres opérateurs d’investir dans la technologie nucléaire, qui offre un moyen de production en base plus économique que les centrales thermiques, est une façon de baisser leurs coûts de production. Bien entendu, une telle mesure soulève des questions de sécurité publique. Mais elles n’ont rien d’insoluble. Une régulation et un encadrement adaptés devraient permettre d’assurer la sécurité nécessaire, tout en autorisant les opérateurs alternatifs à utiliser la technologie nucléaire. Cela implique de mettre un terme au monopole de fait de l’opérateur historique sur les terrains à même de recevoir les centrales, en le contraignant, par exemple, à céder certaines parcelles. Parallèlement, les coentreprises pour la réalisation des prochains réacteurs EPR, doivent être encouragées, comme ce fut déjà été le cas avec ENEL ou Suez.
Notre attitude face à la concurrence doit changer. Consommateurs, employés, citoyens et même parents d’élèves, nous avons pour la plu- part beaucoup à perdre d’une restriction de la concurrence. La France connaît depuis de nombreuses années une crise structurelle de compétitivité. Le développement d’une concurrence saine – impliquant, parfois, une intervention bien pensée du régulateur – au sein des secteurs dans lesquels elle n’existe pas ou n’est pas assez présente, constitue l’un des remèdes à cette crise. Des taxis aux pharmacies, de la distribution de l’eau au transport ferroviaire ou au transport du courrier, il existe en France des marges de gain de productivité considérables qui finiront nécessairement par bénéficier aux consommateurs.
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