Suicide assisté, euthanasie : le choix de la rupture et l'illusion d'un progrès
Introduction
La législation actuelle
Les prémices du projet de loi
Quatre ruptures majeures
Une rupture sémantique
Une rupture éthique
Une rupture juridique
Une rupture médicale
Les illusions du progrès
Une certitude
Conclusion
Résumé
Le débat sur la légalisation de ce que nous sommes peu à peu invités à désigner par « l’aide active à mourir » c’est-à-dire l’euthanasie et/ou le suicide assisté, peut être appréhendé sous un angle philosophique, éthique et médical. Mais les arguments échangés de part et d’autre laissent une part importante à la rhétorique et sont souvent marqués par des expériences personnelles faisant appel à l’émotion. Les leçons des législations étrangères ayant choisi cette voie au nom de l’autonomie de la personne ont le mérite, elles, d’être objectives. L’analyse de ces expériences, nourrie par des statistiques officielles, des études scientifiques, de la jurisprudence, livre plusieurs enseignements. Le plus souvent l’aide active à mourir s’apparente à de l’euthanasie.
L’élargissement des conditions légales initiales, la liberté d’interprétation de l’état des personnes, la perception par celles-ci d’être un fardeau pour la société, l’absence effective de contrôle expliquent la hausse régulière de ces pratiques. Ce bilan permet de douter de l’effet bénéfique de cette législation sur la réalité du mal mourir dans nos sociétés. Parce qu’incompatible avec les actes médicaux, cette réglementation présentée comme complémentaire des soins palliatifs, n’a pas été intégrée dans le droit de la santé publique. Cette rupture anthropologique aurait en revanche pour conséquence des réductions de dépenses de santé, sans que cet objectif ne soit ouvertement assumé.
Yves-Marie DOUBLET,
Chargé d’enseignement à l’Espace éthique de l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris (AP-HP).
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Introduction
L’intime de la vie d’autrui lui appartient-il ou appartient-il à la collectivité ? Celle-ci est-elle en droit de prétendre encadrer le colloque singulier entre le médecin et son patient ? La question aurait semblé incongrue il y a encore vingt ans. Cependant la revendication d’une reconnaissance de l’autonomie de l’individu dans un contexte de vieillissement de la population et d’une médecine qui peut prolonger la vie a modifié les données du débat sur la fin de vie. Les personnes souffrant d’une maladie grave et incurable attendraient de la société non seulement qu’elle soulage leurs souffrances mais également qu’elle hâte leur mort si elles le souhaitent, et ce même si leur pronostic vital n’est pas forcément engagé à court terme. À la différence des patients relevant des lois de 2005 et de 2016, les personnes couvertes par une nouvelle législation dont les contours sont esquissés depuis quelques mois, ne seraient pas celles qui vont mourir mais celles qui veulent mourir. On quitterait ainsi le terrain médical pour s’engager sur un sujet de société.
Pour appréhender les enjeux de ce changement, il convient de tirer les leçons des expériences étrangères qui ont choisi cette voie. Factuelles, ces données de droit comparé sont objectives et éclairantes pour comprendre les termes de ce débat, sans s’ériger en censeur des intentions des tenants de l’euthanasie et/ou du suicide assisté. Leur confrontation avec la législation actuelle permet de comprendre l’enjeu que constituerait un projet de loi de légalisation du suicide assisté et/ou de l’euthanasie.
Définition : l’euthanasie est l’acte pratiqué par un tiers qui met intentionnellement fin à la vie d’une personne à la demande de celle-ci. Le suicide assisté est l’acte par lequel la personne se donne la mort à l’aide de moyens fournis par un tiers. |
La législation actuelle
La législation applicable sur la fin de vie est le fruit de deux lois successives : celle du 22 mars 2005, dite loi Leonetti, et celle du 2 février 2016, dite loi Claeys-Leonetti. D’initiative exclusivement parlementaire, elle a été nourrie par une longue réflexion en amont avec toutes les parties prenantes. L’adoption de ces deux textes a fait l’objet d’un large consensus, avec chaque fois une majorité parlementaire d’orientation politique différente, la première loi ayant été votée à l’unanimité à l’Assemblée nationale et dans des termes identiques par le Sénat, la seconde loi à une forte majorité.
Ces textes s’inscrivent dans la ligne tracée par la loi Kouchner du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et ils proscrivent l’obstination déraisonnable. Est qualifié d’obstination déraisonnable un traitement inutile, disproportionné ou n’ayant d’autre objet que le seul maintien artificiel de la vie. Ces textes accordent une prééminence à la volonté des patients à travers plusieurs avancées : les directives anticipées qui s’imposent aux médecins ; le statut accordé à la personne de confiance et le droit à une sédation profonde et continue jusqu’au décès pour le patient atteint d’une affection grave et incurable et dont le pronostic vital est engagé à court terme, c’est-à-dire en l’espace de quelques heures ou de quelques jours, qu’il puisse exprimer ou non sa volonté.
Cette sédation est différente de la sédation proportionnée, transitoire, intermittente et potentiellement réversible. Elle se distingue également de l’euthanasie par son intention, les moyens en jeu, la procédure applicable, son résultat, et la temporalité dans laquelle elle s’inscrit. La sédation proportionnée a pour objectif de soulager une souffrance, tandis que la sédation profonde accompagne la mort qui vient. La sédation profonde et continue altère profondément la conscience. L’euthanasie provoque délibérément la mort du patient. Dans le premier cas, il est fait usage d’un médicament sédatif avec des doses adaptées pour obtenir une sédation profonde, qui fait que le décès est dû à l’évolution naturelle de la maladie, alors que dans le second, il est recouru à un produit contenant une dose létale, qui a pour résultat la mort immédiate du patient.
Conçue comme une délibération pour mettre fin à l’arbitraire des décisions solitaires dictées par un rapport de forces hiérarchique, uneprocédure collégiale est utilisée dans quatre situations :
- en cas de refus d’appliquer les directives anticipées ;
- en cas de décisions de limitation ou d’arrêt de traitement ;
- en cas de recours à la sédation profonde et continue jusqu’au décès lorsque le patient est ou non en état d’exprimer sa volonté ;
- en l’absence de directives anticipées
Participent à cette procédure collégiale les membres présents de l’équipe de soins, si elle existe, et un médecin extérieur appelé en qualité de consultant. Ce dernier est étranger à l’équipe en charge du patient et s’il doit être compétent dans le domaine de l’affection en cause, il n’est pas obligatoirement un spécialiste de la question. L’avis motivé d’un deuxième médecin consultant est recueilli par ces médecins, si l’un d’eux l’estimeutile. La personne de confiance, les proches, et le cas échéant le représentant du culte ou le bénévole d’accompagnement, ne participent pas à laprocédure collégiale mais sont consultés en amont de celle-ci.
L’arrêt des traitements ne signifie pas l’arrêt des soins, les soins palliatifs prenant le relais dans cette situation.
Les prémices du projet de loi
Damien Le Guay, « Vote sur la fin de vie : « pourquoi tout était écrit d’avance ? » », Le Figaro, 21 février 2023 ; Henri De Soos, « Les faux « débats équilibrés » de la Convention citoyenne sur la fin de vie », 24 février 2023, AFP ; Paul Sugy et Agnès Leclair, « Malaise et soupçons d’instrumentalisation à la Convention citoyenne sur la fin de vie », Le Figaro, 3 avril 2023 ; Patrick Hetzel, « Le débat sur la fin de vie mérite mieux que l’amateurisme et la manipulation », FigaroVox, 3 avril 2023.
Les lois Leonetti et Claeys-Leonetti ont été précédées respectivement de 87 et 46 auditions. Le professeur Didier Sicard, ancien président du Comité consultatif national d’éthique de 1999 à 2008, a entendu 91 personnes.
Voir l’affaire Carter c. Canada, 17 juin 2016.
Voir Bundesverfassungsgericht, Arrêt du 26 février 2020 [en ligne] et Verfassungsgerichtshof Österreich, « Es ist verfassungswidrig, jede Art der Hilfe zur Selbsttötung ausnahmslos zu verbieten », 11 décembre 2020.
Le projet de loi fait suite à deux initiatives. D’un côté, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) dans son avis 139 du 13 septembre 2022 a répondu à la demande de personnes qui, sans être en fin de vie, sont atteintes de pathologies graves et incurables leur causant des souffrances physiques ou morales persistantes, avec un pronostic vital à moyen terme, s’entendant comme allant de quelques semaines à quelques mois. Ces personnes pourraient soit recourir au suicide assisté, soit se voir reconnaître, lorsqu’elles ne peuvent s’administrer elles-mêmes la dose létale, un droit à l’euthanasie1.
Au terme de 27 jours de réflexion, une Convention citoyenne sur la fin de vie s’est prononcée de son côté le 3 avril 2023 pour la mise en place à la fois du suicide assisté et de l’euthanasie, estimant que le suicide assisté ou l’euthanasie seuls ne répondent pas à l’ensemble des situations rencontrées. Il faut convenir du caractère fermé de la question posée au panel de citoyens (« Le cadre de l’accompagnement de la fin de vie est-il adapté aux différentes situations rencontrées ou d’éventuels changements devraient-ils être introduits ? ») ; il faut également tenir compte de l’orientation des débats et des critères de sélection des orateurs. Ainsi, l’intervention de militants belges et suisses de l’euthanasie et du suicide assisté au début du cycle et sans réflexion préalable, le recours constant à l’expression « aide active à mourir », afin d’éviter l’emploi des mots « euthanasie » et « suicide assisté », le temps limité de la discussion, l’absence de visites organisées de services de soins palliatifs, le temps de parole réduit laissé aux médecins, le libellé fermé des questions sur le suicide assisté, l’organisation de votes sans quorum, le dysfonctionnement de votes ont jeté le doute sur le caractère transparent et contradictoire de cette formule délibérative2.
Ces doutes sont apparus d’autant plus légitimes, lorsque l’on sait que les lois Leonetti et Claeys-Leonetti ont été précédées de 19 et 32 mois de réflexion et que le rapport du professeur Didier Sicard, élaboré en cinq mois, avec des déplacements en France et à l’étranger, s’est nourri de 9 débats contradictoires et publics3.
S’inscrivant dans la revendication de l’autonomie individuelle mise en avant par la Cour suprême canadienne4 et les Cours constitutionnelles allemande et autrichienne5, le projet de loi, s’il s’inspire de la proposition du CCNE, viserait à satisfaire ce que les promoteurs de cette initiative qualifient de « conquête de l’ultime liberté ». On ne peut manquer de relever les paradoxes du discours de la négation de notre finitude,qui sous- tend cette initiative. Singulière liberté qui a besoin d’un tiers, à savoir un médecin, pour se réaliser. Contradiction également entre la revendication d’un droit-créance et la réalité du monde, qui montre qu’il ne peut être répondu aux défis auxquels nous sommes confrontés par le seul jeu des libertés individuelles.
Au-delà de ces arguments, dans la pratique, l’exception d’euthanasie proposée par le CCNE pour les patients ne pouvant s’administrer physiquement la dose létale, ne s’impose pas : en effet, les associations suisses de suicide assisté Exit et Life circle sont maintenant en mesure de réaliser les suicides assistés, en permettant à la personne d’actionner une injection intraveineuse avec un mouvement de tête sans même déglutir. En rejetant, le 7 novembre 2023, le recours d’une personne candidate au suicide assisté, réclamant un droit d’accès à du Natrium Pentobarbital, la Cour administrative fédérale allemande a eu une approche similaire. Elle a refusé faire droit à cet accès au regard des dangers de ce produit. Elle a constaté que ce refus ne portait pas atteinte au droits fondamentaux du plaignant. Si celui-ci ne pouvait l’avaler, il avait à sa disposition un système automatique d’ingestion, qu’il pouvait piloter lui-même à partir d’une ceinture pectorale. La garantie d’un droit-créance au suicide assisté à travers l’absorption d’un produit létal ouvert librement ne se justifiait pas6.
En légalisant ces deux formes de mort administrée que sont l’euthanasie et/ou le suicide assisté, le projet de loi constituerait une quadruple rupture, sémantique, éthique, juridique et médicale par rapport à cet état du droit.
Quatre ruptures majeures
Une rupture sémantique
Loi organique 3/2021 du 24 mars réglementant l’euthanasie.
Voir LegisQuebec, Loi concernant les soins de fin de vie Chapitre I, 3, 6°.
Voir la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
La rupture sémantique résulte du choix des mots employés pour cette légalisation, en recourant à l’expression d’« aide à mourir ». Qu’elle soit active ou médicale, l’« aide à mourir » n’est rien d’autre qu’une euthanasie qui refuse d’employer ce mot. Utiliser cette qualification, c’est en effet renvoyer aux théories utilitaristes du xIXe siècle pour lesquelles la vie est inutile lorsque la somme des douleurs dépasse la somme des plaisirs. Avec la dimension compassionnelle de l’« aide à mourir », le langage permet d’effacer l’inhumanité de l’euthanasie. Sous couvert d’« aide à mourir », provoquer la mort en injectant une dose létale par voie buccale ou sous forme intraveineuse ne serait pas un homicide.
Cette euphémisation n’est innocente ni par rapport au passé ni par rapport au présent. Après un arrêt de la Cour suprême de 2015, une loi sur l’aide médicale à mourir a été adoptée au Canada en 2016 et modifiée en 2021. Mais alors que la loi canadienne prétend couvrir les deux formes de mort administrée, le suicide assisté est anecdotique par rapport à l’euthanasie.
Pour 10.064 euthanasies recensées en 2021, moins de sept suicides assistés ont été enregistrés. Aux Pays-Bas, le chiffre de 97% d’euthanasies est à mettre en parallèle avec les 2% de suicides assistés déclarés. On ne dispose pas du recul suffisant sur l’application de la loi espagnole. Force est d’admettre que l’euthanasie s’avère être une pratique plus simple que le suicide assisté, et, là où ce dernier est admis, il est complètement éclipsé par l’euthanasie. Si d’ailleurs le législateur espagnol prend en compte ces deux formes de mort administrée, il ne s’embarrasse pas de cette distinction dans le titre de la loi intitulée « Ley orgánica 3/2021 de 24 de marzo, de regulación de la eutanasia7 ». La loi québécoise concernant les soins de fin de vie reconnaît sans ambages que « l’aide active à mourir est une forme d’euthanasie, c’est-à-dire un acte qui consiste à poser intentionnellement un geste dans le but de provoquer la mort d’une personne pour mettre fin à ses souffrances »8. Jouer avec les mots, c’est aussi présenter comme une exception ce qui est le droit commun. La légalisation de l’euthanasie aux Pays-Bas et en Belgique n’est rien d’autre qu’une exception formelle à l’interdit de l’euthanasie, à condition de respecter des critères légaux9. Une exception d’euthanasie est donc une légalisation de l’euthanasie. L’absence de contrôle effectif de l’application des législations belge et hollandaise, comme on le verra plus loin, montre aussi que l’exception est la règle. En revanche aucune législation ou pratique autorisant le suicide assisté (Autriche, Oregon et Suisse) n’a ouvert un droit à l’euthanasie, celle-ci restant punie par la loi.
Il faut rappeler que le Conseil constitutionnel impartit au législateur de respecter un objectif d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi découlant des articles 4, 5 et 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 178910. Or une définition équivoque de l’acte et de son auteur avec le recours à l’expression d’« aide active ou médicale à mourir » ne respecterait pas cette exigence.
Une rupture éthique
Une analyse fine des attentes des Français montre que leurs priorités sont l’accompagnement (55%), le refus de la douleur (48%) et l’euthanasie (24%), Ifop, 2021.
Jean-Marie Gomas et Pascale Favre, Fin de vie : peut-on choisir sa mort ?, Artège 2022, p.63.
Oregon Death with Dignity Act, 2022, Oregon Health Authority.
Regnard C. et al., ”Oregon Death with Dignity Act access: 25 year analysis”, BMJ Supportive & Palliative Care, 2023.
Bundesverfassungsgericht, Urteil vom 26. Februar 2020.
Voir CCNE, Avis 139.
Soins palliatifs, prévention du suicide et assistance organisée au suicide, Rapport du Conseil fédéral 2011.
Voir la retranscription de l’audition d’Axel Kahn par l’Assemblée nationale.
La loi dans ces pays légalise l’euthanasie sous certaines conditions qu’elle définit, et punit l’euthanasie qui ne respecte pas ces conditions.
Voir le dossier de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) à ce sujet.
Voir Deutscher Ethikrat, Pressekonferenzanlässlich der Veröffentlichung der Stellungnahme „Suizid – Verantwortung, Prävention und Freieverantwortlichkeit“, Berlin, 22 septembre 2022.
Voir l’arrêt Pretty du 29 avril 2002, Pretty c. Royaume-Uni – 2346 /02.
Un transfert des suicides vers les suicides assistés ne saurait toutefois être complètement écarté.
America’s Health Rankings’ United Health Foundation, « Suicide – Ages 65+ in United States« .
Silvia Sara Canetto et John L. McIntosh, « A Comparison of Physician-Assisted/Death-With-Dignity-Act Death and Suicide Patterns in Older Adult Women and Men« , Am J Geriatr Psychiatry, février 2022 pp. 211-220.
Le Monde, 1er décembre 2022 et Le Figaro, 9 décembre 2022.
L’implication des infirmières dans la procédure est l’un des éléments de la réforme de 2023 apportée à la loi originelle de 2014.
Celui-ci a repris de la vigueur à l’occasion de la campagne électorale de novembre 2023 avec les initiatives des sociaux libéraux du D66, qui proposent de faire appel à un « conseiller de fin de vie » pour la procédure d’injection létale.
Gouvernement du Canada, Rapport final du Groupe d’experts sur l’AMM et la maladie mentale.
“Guidelines for responding to the request for assisted suicide by patients with a psychiatric disorder”, cité in Kasper Raus, Bert Vanderhagen, Sigrid Streckx, “Shortcomings of the Law and Its Application”, The Journal of Medicine and Philosophy, Vol. 46, Issue 1, février 2021, pp. 80-107.
1,5% des cas en 2021 et 1,3% en 2022 aux Pays-Bas.
Kasper Raus, Bert Vanderhagen, Sigrid Streckx, op.cit.
Le Monde, 1er décembre 2022 et Le Figaro, 9 décembre 2022.
Deuxième raison invoquée derrière les cancers. Ce taux de polypathologies était de 3% en 2004-2005.
Kasper Raus, Bert Vanderhagen, Sigrid Streckx , op. cit.
Ibid.
Voir Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de l’euthanasie, Dixième rapport aux Chambres législatives (années 2020-2021).
Kasper Raus, Bert Vanderhagen, Sigrid Streckx, op. cit.
Ibid.
CEDH, Mortier c. Belgique.
La rupture est également éthique comme le montrent la négation de l’ambivalence des sentiments des patients en fin de vie, le signal adressé par cette législation aux personnes les plus vulnérables, la contradiction créée entre la légalisation du suicide assisté et la politique de prévention du suicide, les conséquences de tels actes sur les médecins et les proches, l’absence de contrôle effectif des légalisations de l’euthanasie.
Les demandes d’euthanasie sont surtout un appel à l’aide, une demande d’accompagnement. Elles viennent souvent de l’entourage ou de personnes bien portantes qui oublient que la vulnérabilité est partie intégrante de la condition humaine11. Les sondages qui sont réalisés s’adressent toujours aux personnes bien-portantes, ce qui altère la signification de leurs résultats.
L’extrême fragilité des personnes en fin de vie les expose à des fluctuations permanentes de sentiments12, les soumet à des influences et les rend très sensibles au regard porté sur elles par autrui. L’analyse des contentieux des décisions d’arrêts de traitement depuis l’entrée en vigueur de la loi Claeys-Leonetti est un indicateur objectif de la volonté des proches des patients en fin de vie. Sur un total de 10 décisions du Conseil d’État statuant comme juge des référés sur des recours contestant des arrêts de traitement depuis l’entrée en vigueur de la loi de 2016, 100% de ces arrêts de traitement ont été confirmés. Appelant à la poursuite des traitements, les recours de proches contre les arrêts de traitement ne correspondent donc pas complètement à ce que l’on peut lire sur la demande sociale en faveur de l’abrègement de la vie et sont rejetés par le juge, celui-ci validant ces arrêts de traitement par souci de ne pas pratiquer d’obstination déraisonnable conformément à la loi et au vu d’expertises médicales.
Dans sa fable « La mort et le malheureux », Jean de La Fontaine ne s’était pas trompé sur cette ambivalence de l’être humain face à la mort :
Un malheureux appelait tous les jours La Mort à son secours.
« Ô Mort, lui disait-il, que tu me sembles belle !
Viens vite, viens finir ma fortune cruelle. »
La mort crut, en venant, l’obliger en effet.
Elle frappe à sa porte, elle entre, elle se montre.
« Que vois-je ! cria-t-il, ôtez-moi cet objet ;
Qu’il est hideux ! que sa rencontre
Me cause d’horreur et d’effroi !
N’approche pas, ô Mort, retire-toi.
» Mécénas fut un galant homme :
Il a dit quelque part : « qu’on me rende impotent,
cul-de-jatte, goutteux, manchot, pourvu qu’en somme
Je vive, c’est assez, je suis plus que content ; »
Ne viens jamais, ô Mort, on t’en dit tout autant.
Aujourd’hui, l’analyse des motivations avancées par les patients auxquels l’accès au suicide assisté a été reconnu montre que la perception d’être un fardeau pour son entourage est une des motivations les plus fréquentes des patients en Oregon13.
Dans cet État, ce sont principalement les personnes les plus précaires (80%) n’ayant d’autre couverture sociale que Medicare et Medicaid – l’assurance de base – qui avaient recours au suicide assisté en 2022. Avec le temps ce profil social s’est accentué. 65% des candidats au suicide assisté avaient une assurance privée au cours de la première décennie d’application de la loi. En 2022, ils n’étaient plus que 20%14. Or les assurances privées permettent de prendre en charge des thérapies onéreuses. Un rapport entre le poids financier d’un traitement médical, le recours au suicide assisté et la couverture maladie peut donc être établi.
Ce sentiment de fragilité induit par la légalisation de la mort administrée a des conséquences concrètes. La Cour constitutionnelle allemande observe dans son arrêt du 26 février 2020 que des personnes âgées hollandaises se sont installées en Allemagne, de l’autre côté de la frontière pour échapper à tout risque d’abus d’influence les exposant à l’euthanasie15.
Légaliser le suicide assisté mettrait les pouvoirs publics dans une situation délicate vis-à-vis des politiques de prévention du suicide car les différences entre le suicide assisté et le suicide sont ténues. Le CCNE l’a reconnu dans une annexe à son avis 139 de 2022, plaçant cette institution dans une contradiction par rapport au soutien apporté au suicide assisté dans ce même rapport : « Il est loin d’être clair que les individus qui choisissent le suicide médicalement assisté soient dans une position fondamentalement différente de ceux qui décident de se suicider. Les différents arguments avancés pour établir une différence entre le suicide médicalement assisté et les autres formes de suicide, comme la capacité à réaliser un choix éclairé, l’existence d’un support familial, les différences en termes de souffrance ou de raisons de vouloir se donner la mort ou encore d’espérance, ne permettent pas de conclure de manière claire et précise à une différence fondamentale entre les deux et, partant, à la nécessité de les séparer, au moins sur le plan terminologique16 ».
Le suicide assisté étant une forme de reconnaissance du suicide, il s’apparente à une incitation lorsqu’il donne à penser que le suicide est ici jugé bienfaisant. Le désir de suicide ne serait plus considéré comme néfaste et le suicide serait une conduite normale, voire, s’il s’agit de ne pas peser sur les siens ou sur la société, une conduite à laquelle il serait légitime de recourir avec l’effet de contagion qu’il induit. En 2011 dans son rapport sur les soins palliatifs, la prévention du suicide et l’assistance organisée au suicide, le Conseil fédéral suisse a évoqué cette parenté entre suicide et suicide assisté. Il a rappelé que pour certains psychiatres, on ne peut pas comparer le suicide dit « émotionnel » ou « impulsif » (Affekt– ou Kurzschluss Suizid) et le suicide dit « bilan » (Bilanzsuizid). Le rapport précise que « Dans le premier cas, le souhait de mourir provient d’une émotion violente que la personne en cause est incapable de gérer ; dans la plupart des cas, la personne présente une certaine vulnérabilité sur le plan mental. Dans le second cas au contraire, le souhait de mourir est le fruit d’une longue réflexion durant laquelle la personne concernée a soigneusement mis en balance tous les éléments pertinents, cette personne disposant de toutes ses facultés mentales. Cependant, certains experts dans le domaine du suicide soutiennent qu’une séparation stricte entre ces deux types de suicide reste relativement théorique ou, plus précisément, que le suicide émotionnel au sens strict n’existe pas »17.
Cette position sur le caractère théorique de cette distinction contredit l’affirmation des promoteurs de la mort administrée selon laquelle la demande de mourir s’identifie à l’ultime liberté : « la demande de mourir émane toujours d’une personne pour qui la vie est devenue insupportable, et qui estime qu’elle n’a d’autre choix que de l’interrompre. C’est tout à fait le contraire d’une liberté, et il convient, une fois pour toutes, de tordre le cou à cette idée selon laquelle la demande d’euthanasie serait de ces libertés glorieuses pour lesquelles on est prêt à se battre parce qu’elles sont un idéal de vie. Ce n’est jamais cela18 ».
L’Observatoire français national du suicide rappelle que : « l’association québécoise de prévention du suicide a souligné en 2013 que si l’aide médicale au suicide, le suicide assisté et l’euthanasie deviennent des options possibles, le suicide risque de devenir collectivement accepté et ainsi d’être plus facilement envisagé comme une option acceptable. Or, la prévention du suicide vise justement à lutter contre cela en montrant aux personnes en détresse que d’autres issues sont possibles. Dans les pays du Benelux et en Suisse (pays ayant autorisé le suicide assisté ou l’euthanasie dans les conditions définies par la loi19), certaines dérives sont observées. Des médecins acceptent de fournir un produit létal à des personnes souffrant de troubles psychiatriques, sans nécessairement connaître leur parcours20 ».
À l’occasion de la publication d’un rapport de cette instance sur la question du suicide, la présidente du comité d’éthique allemand, l’Ethikrat21, a fait valoir également qu’à côté de facteurs individuels, des facteurs liés à la société entraient en ligne de compte dans les pensées suicidaires. Le respect de l’autodétermination ne signifie pas que les personnes, les institutions et la société soient indifférentes au problème du suicide. Les décisions des personnes de recourir au suicide assisté ne sont pas seulement des affaires privées.
Enfin la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) dans l’arrêt Pretty du 29 avril 2002 a considéré que, sous l’angle de l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui proscrit les discriminations, il existe des raisons convaincantes de ne pas chercher à distinguer entre les personnes qui sont en mesure de se suicider sans aide et celles qui en sont incapables : « La frontière entre les deux catégories est souvent très étroite, et tenter d’inscrire dans la loi une exception pour les personnes jugées ne pas être à même de se suicider ébranlerait sérieusement la protection de la vie que la législation a entendu consacrer et augmenterait de manière significative le risque d’abus »22. Cet arrêt fragilise l’avis 139 du CCNE.
Il est souvent prêté au suicide assisté d’avoir eu pour effet de réduire le nombre de suicides afin de faire droit à une demande, de manière encadrée. En Suisse le suicide assisté n’a pas favorisé une hausse des suicides23 mais il en va autrement dans certains États américains l’ayant légalisé. En Oregon, la moyenne des suicides des personnes de plus de 65 ans est supérieure de 10 points à la moyenne américaine. Cette différence est de 15 points au Montana24. En Oregon, entre 1998 et 2018, le nombre de suicides a augmenté de 50% chez les femmes âgées (65 ans et plus)25. Dans une perspective plus large, on pourrait également rapprocher le chiffre des suicides de celui des euthanasies, là où celles-ci ont été légalisées. Les suicides ont connu une hausse de 27% entre 2007 et 2021 aux Pays-Bas26 et la Belgique se situe au cinquième rang des États européens dans la pratique des suicides.
Nous disposons enfin du recul nécessaire pour porter une appréciation sur les législations étrangères ayant légalisé l’euthanasie et/ou le suicide assisté.
Avec le temps, le champ de ces textes s’est élargi, l’interprétation des normes s’est assouplie et le contrôle par des commissions a posteriori s’est avéré une illusion. L’extension aux mineurs par une loi de 2014 et la suppression du pronostic vital engagé à court terme en 2021 en Belgique, l’inclusion des malades mentaux et des toxicomanes au Canada, d’abord en mars 2024 puis en mars 2027, la proposition de n’exiger que 48 heures entre la prescription et l’ingestion létale et de confier cette prescription aux infirmières en Oregon – comme au Québec depuis le 7 janvier 202327 –, le débat persistant sur la prise en compte des patients « fatigués de la vie » aux Pays-Bas28 sont les preuves de cette pente glissante. Au Québec, les personnes ayant souhaité accéder à l’aide médicale à mourir mais devenues hors d’état d’exprimer leur volonté y ont accès depuis 2023, si elles ont exprimé ce souhait dans les 90 jours avant l’acte, sachant que la condition de fin de vie a été levée la même année.
La loi belge du 28 mai 2002, considérant que certaines maladies psychiques sont incurables, les inclut dans le champ de l’euthanasie. Son article l’admet dans les termes suivants : « souffrance physique ou psychique constante et insupportable qui ne peut être apaisée et qui résulte d’une affection accidentelle ou pathologique grave et incurable ». La notion de « souffrance psychique insupportable » éligible à l’euthanasie n’est pas définie par la loi belge. La commission canadienne qui s’est penchée sur la prise en compte de ces souffrances dans la législation de ce pays29 rappelle que le terme d’incurable s’applique le plus souvent à des situations dans lesquelles il est impossible ou très improbable de contrer la pathologie sous-jacente d’une affection. Dans la mesure où cette pathologie est inconnue pour la très grande majorité des troubles mentaux, les termes « incurable » et « irréversible » sont difficiles à retenir et ne sont pas couramment appliqués dans la pratique clinique. Ces incertitudes n’ont cependant pas freiné les promoteurs de l’extension de l’euthanasie à ces pathologies, les médecins étant invités à établir l’incurabilité et l’irréversibilité de la maladie. L’association psychiatrique néerlandaise30, la Netherlands Association of psychiatry, a élaboré des lignes directrices pour ces pathologies31 : une perspective de traitement raisonnable existe ; il y a un espoir d’amélioration en suivant un traitement adéquat ; une durée de temps raisonnable et un rapport raisonnable entre les résultats attendus et le fardeau du traitement pour le patient sont possibles. En Belgique, l’association psychiatrique flamande, la Flemish association for psychiatry, a adhéré à cette démarche mais le délai d’observation d’un an du patient, recommandé par les psychiatres néerlandais n’est pas respecté et un refus de traitement du patient qui ne permet pas de vérifier l’incurabilité de ce traitement rend la personne éligible à l’euthanasie32.
Dans deux tribunes33, un ancien membre d’une commission néerlandaise de contrôle de la loi sur l’euthanasie, a critiqué sévèrement les évolutions incontrôlées des cas d’euthanasie. Elles sont dues selon lui aux « interprétations toujours plus souples des critères d’éligibilité, concernant de façon courante les personnes souffrant de maladies chroniques, les personnes handicapées, celles souffrant de problèmes psychiatriques, les adultes non autonomes ayant formulé des directives anticipées ainsi que les enfants ». Les pratiques belges nous livrent plusieurs enseignements. Derrière la notion vague de « polypathologies multiples » au nombre de 17,5% des affections34 se cache une catégorie fourre-tout permettant de contourner l’obligation de consultation d’un psychiatre lorsque le décès ne doit pas intervenir à brève échéance. Aux Pays-Bas, le critère de polypathologie qui peut recouvrir l’arthrose et la surdité, représentait 16% des euthanasies en 2022. L’avis du second médecin requis n’est souvent pas sollicité35. Son opinion ne lie pas la décision du premier, offrant ainsi la possibilité de pratiquer une euthanasie malgré l’avis contraire d’un second médecin36. En Belgique, « la Commission [de contrôle] estime que certains facteurs objectifs peuvent effectivement indiquer une souffrance insupportable, mais que cela est en grande partie d’ordre subjectif et dépend de la personnalité, des conceptions et valeurs propres du patient ». La même commission reconnaît régulièrement avec ingénuité qu’« elle n’a pas la possibilité d’évaluer la proportion du nombre d’euthanasies déclarées par rapport au nombre d’euthanasies réellement pratiquées37 ». De fait, 40% des euthanasies ne seraient pas reportées38, ce qui enlève beaucoup de poids aux vertus de transparence prêtées à cette procédure, d’autant que 80% des euthanasies aux Pays-Bas et 54% en Belgique sont pratiquées à domicile, ce qui n’offre pas toutes les garanties souhaitables de transparence. L’euthanasie a été appliquée en Belgique sur des frères jumeaux de 45 ans nés sourds, une femme de 50 ans violée sept ans auparavant, une jeune fille de 23 ans victime collatérale des attentats de 2016. La dépression et les troubles de la personnalité sont éligibles à l’euthanasie en Belgique. Aux Pays-Bas, on peut faire état de l’euthanasie d’une jeune femme de 20 ans à cause de souffrances consécutives à des abus sexuels et d’une jeune femme de 29 ans dépressive.
On ne peut pas invoquer l’existence de garde-fous robustes, lorsque sur plus de 25.000 euthanasies depuis 2002 en Belgique, on ne compte qu’une seule saisine du parquet (2015), soldée par un acquittement. Les doutes sont encore plus forts aux Pays-Bas, où on recense 91.000 euthanasies en 20 ans, dont une seule a fait l’objet d’une poursuite pénale. Le système fonctionne comme un autocontrôle, un entre-soi. Deux études parues en 2014 montrent que la Commission fédérale de contrôle a posteriori belge ne fonctionne pas comme un filtre entre les médecins et le parquet mais plutôt comme un bouclier protecteur des médecins pratiquant l’euthanasie39. C’est ce qu’a confirmé un de ses membres médecins qui en a démissionné en 2018. La CEDH dans son arrêt du 4 octobre 2022 (Affaire Mortier contre Belgique) a relevé que le médecin ayant pratiqué une euthanasie était juge et partie, puisqu’il siégeait en même temps à la commission40. L’arrêt de la Cour constitutionnelle du 20 octobre 2022, invitant le législateur à réduire les sanctions en cas de méconnaissance de la procédure a pour effet de réduire encore un peu plus la portée du contrôle41. La même mansuétude des autorités de contrôle se retrouve aux Pays-Bas, où l’absence de saisine d’un second médecin indépendant n’est pas punie, comme l’apprend la lecture des rapports des commissions régionales de contrôle pour 202242. Pas plus que ne sont sanctionnées les euthanasies pratiquées par du personnel infirmier.
Si l’exigence du consentement libre et éclairé est un point commun aux législations ayant légalisé la mort provoquée, certaines d’entre elles vont plus loin et admettent l’« aide active à mourir » à partir de directives anticipées, laissant une grande marge d’interprétation au médecin. C’est vrai des lois hollandaise43, belge44 et maintenant québécoise à partir de 202545.
Voir l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle.
Regional Euthanisia Review Committees, Annual reports.
Article 2, 2 loi 12 avril 2001. Annexe IX.
Article 4 loi 28 mai 2002. Annexe X.
Article 29 loi concernant les soins de fin de vie.
Voir le rapport de la commission de réflexion sur la fin de vie en France.
Source EXIT. Rapports officiels : Belgique (Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de l’euthanasie). Canada (rapports annuels sur l’aide médicale à mourir). Pays-Bas (Regional euthanasia review committees).
La tranche d’âge la plus touchée est celle des 25-54 ans.
Les effets induits par la légalisation de l’euthanasie ont été clairement résumés par la Commission Sicard en 2012 : « La pratique euthanasique développe sa propre dynamique résistant à tout contrôle efficace et tend nécessairement à s’élargir, avec un curseur qualitatif sans cesse mouvant qui ne revient jamais en arrière. Elle intériorise des représentations sociétales négatives d’un certain nombre de situations de vieillesse, de maladie et de handicap. Les contraintes économiques qui vont dans tous les cas augmenter peuvent susciter un sentiment de culpabilité chez les personnes en perte d’autonomie pouvant les conduire à formuler une demande d’euthanasie46 ».
Ces dérives sont d’autant plus préoccupantes que les pratiques sont en constante augmentation :
– 24 euthanasies en Belgique en 2002, 2.966 en 2022 ;
– 1.018 assistances actives à mourir au Canada en 2016, 10.064 en 2021 ;
– 1.882 euthanasies aux Pays-Bas en 2002, 7.666 en 2021 ;
– 63 euthanasies au Québec en 2015-2016, 5.211 en 2022-2023 ;
– 5 suicides assistés en Suisse romande réalisés par Exit en 2000, 111 en 2011 et 502 en 2022.
Ramenés aux nombres de décès, les euthanasies et les suicides assistés représentent les taux suivants : 5% en Belgique ; 0,3% en Californie ; 5% au Canada ; 0,6% en Oregon ; 5% aux Pays-Bas ; 8% au Québec ; 1,9% en Suisse47.
La signification de ces chiffres varie suivant que l’on a affaire à une légalisation de l’euthanasie ou du suicide assisté. La même année, en 2016, la Californie introduisait le suicide assisté quand le Canada légalisait de fait l’euthanasie. Or, en 2022, on compte 853 suicides assistés en Californie contre 13.241 euthanasies au Canada, soit un écart de 1 à 16. Si l’on rapportait ces chiffres à la France (667.000 décès en 2022), on atteindrait avec la loi québécoise 53.000 décès par an, soit 145 euthanasies par jour et avec une législation orégonaise 4.100 décès par an, soit 11 suicides assistés par jour, à rapprocher des 26 suicides déclarés quotidiennement48.
Évolution du nombre d’euthanasies déclarées au Canada (en milliers)
Évolution du nombre d’euthanasies déclarées en Belgique (en milliers)
Évolution du nombre d’euthanasies déclarées au Pays-Bas (en milliers)
Évolution du nombre d’euthanasies déclarées au Pays-Bas et en Belgique – base 100 depuis 2016
Une rupture juridique
Le Québec mélange dans une seule loi concernant les soins de fin de vie l’aide médicale à mourir et les soins palliatifs.
Voir Attitude face à la vie et à la mort, Académie suisse des sciences médicales, 2018, rev.2021.
Yves-Marie Doublet, « Euthanasie et suicide assisté : les leçons de l’étranger », Revue de droit sanitaire et social, mars-avril 2023.
Voir la décision n° 2018-717/718 QPC du 6 juillet 2018, § 7.
L’article 223-13 du Code pénal emploie bien l’expression de « provocation au suicide ».
Voir le rapport Leonetti, op. cit.
Cette rupture juridique se traduirait par une insertion de dispositions de légalisation de l’euthanasie et/ou du suicide assisté dans le Code de la santé publique et la contradiction de cette légalisation avec des principes fondamentaux de notre droit pénal.
Les interventions médicales sont étroitement définies par l’article L.1110-5 du Code de la santé publique. Elles renvoient aux actes de prévention, d’investigation ou de traitements et de soins. Là où ils ont été légalisés, l’euthanasie et/ou le suicide assisté n’ont pas été inscrits dans un corps de dispositions relatives à la santé publique49. L’Académie suisse des sciences médicales est sans ambiguïté sur le sujet : « L’assistance au suicide n’est pas un acte médical auquel les patients peuvent prétendre50 ». En Belgique, en Espagne, en Italie, en Oregon, au Québec, il s’agit d’un texte autonome. Les Hollandais ont légiféré sur le sujet en modifiant le Code pénal et la loi sur les pompes funèbres. La loi autrichienne est autonome mais fait référence au Code pénal pour punir les infractions à ses dispositions. Un débat a surgi dans ce pays sur la prise en charge des dépenses de suicide assisté, l’assurance maladie s’y refusant, dans la mesure où pour elle, il ne s’agit pas d’un acte médical. La législation canadienne déroge au Code pénal51. Il en va de même des deux propositions allemandes relatives à l’aide au suicide rejetées par le Bundestag le 6 juillet 2023. Enfin, les pratiques suisses d’assistance au suicide à des fins désintéressées échappent à l’article 115 du Code pénal en vertu de la jurisprudence.
Légaliser l’euthanasie et le suicide assisté soulève des questions au regard de la pénalisation de la non-assistance des personnes en péril et de la provocation au suicide. L’article 223-6, alinéa 2 du Code pénal impose une obligation de solidarité. Il réprime « quiconque pouvant empêcher par son action immédiate sans risque pour lui ou pour les tiers, soit un crime, soit un délit contre l’intégrité personnelle de la personne s’abstient volontairement de le faire ». Le Conseil constitutionnel a même fait du principe de fraternité un principe de valeur constitutionnelle52. La non-assistance à personne en péril est considérée comme une infraction intentionnelle. Alors que le principe de l’assistance à personne en péril s’imposerait face à la personne voulant commettre l’acte de suicide, pour les promoteurs de la mort administrée il devrait s’effacer pour la personne relevant de cette législation. Dans le cas de figure du suicide assisté, l’implication de la collectivité pourrait se décliner sous plusieurs formes : l’abstention, la réalisation de l’acte dépendant exclusivement de la personne (comme en Autriche et en Oregon) ; l’intervention de militants associatifs (comme en Suisse) ; le recours à l’euthanasie pour les personnes ne pouvant s’auto- administrer la dose létale comme suggéré dans l’avis 139 du CCNE.
La frontière entre la provocation au suicide et la légalisation du suicide assisté est cependant ténue53. Une déclaration de Robert Badinter devant la Mission d’information de l’Assemblée nationale illustre cette proximité entre les deux notions : « Le fait de laisser un livre sur la table pour montrer une « recette » est-il une provocation, une incitation au suicide, ou la fourniture d’un moyen technique ? J’opterai plutôt pour la deuxième considération54 ».
Une rupture médicale
Ibid. p.67.
Ibid. p.241.
Sondage Opinionway, août-septembre 2022.
Martyna Tomczyk, Mathieu Bernard et Ralf J. Jox (dir.), Les soins palliatifs à travers les humanités médicales, 2023, p.113.
Voir Deutscher Bundestag.
Voir le rapport de l’IGAS.
Voir Cour des comptes, Rapport sur l’application des lois de financement de la sécurité sociale, p.69.
Alexis Burnod, Yves-Marie Doublet, Louis Puybasset, « La légalisation de l’euthanasie et du suicide assisté entraînerait le déclassement de l’offre palliative », Le Monde, 23 juin 2023.
Timothy Devos (dir.), Euthanasie, l’envers du décor, Éditions Mols, 2019, p.24.
L’euthanasie et le suicide assisté vont à l’encontre du serment d’Hippocrate consacré par l’article R.4127-38 du Code de la santé publique. Il y aurait une contradiction à afficher dans le Code de la santé publique une disposition légalisant le suicide assisté et/ou l’euthanasie, tout en y conservant la règle interdisant au médecin de provoquer délibérément la mort. Le médecin ne peut être celui qui tue. Il est celui qui soigne : ces actes sont incompatibles avec les soins palliatifs, et là où l’euthanasie a été légalisée, les soins palliatifs ont été marginalisés.
L’interdit est la source fondamentale de la créativité morale. Comme le faisait valoir en 2008 la philosophe Suzanne Rameix devant la Mission d’information de l’Assemblée nationale sur l’application de la loi Leonetti de 2005 : « Si l’interdit n’est plus là, il n’y a plus la recherche acharnée, par les personnes de bonne volonté morale, des meilleures solutions, les plus humaines, les plus ajustées, les plus fines, les plus bienveillantes, etc. à l’égard des problèmes que nous rencontrons… Le maintien de cet interdit est fondamental parce que nous allons avoir besoin de tous nos moyens de subtilité morale, d’intelligence morale, de conscience de la complexité pour mettre en œuvre ne serait-ce que les analgésies, limitations et abstentions de traitements vitaux ou arrêts de traitements vitaux55 ». Prendre soin d’un patient exige de tenir compte de tous les aspects de la complexité de la situation du patient et n’est pas un acte automatique. Devant ces mêmes parlementaires, la médecin Anne-Laure Boch soulignait l’incompatibilité de l’euthanasie avec la nature du métier de médecin : « Ce que l’on ne veut pas faire porter à la famille, l’homicide volontaire, l’on ne peut pas davantage l’imposer aux soignants qui recevraient là une véritable injonction contradictoire, destructrice de leur vocation profonde. Si l’on se mettait à tuer nos malades les plus diminués, comment soignerait-on les suivants ?56 ». Selon un sondage Opinionway de 2022, 85% des acteurs de soins travaillant en soins palliatifs sont « plutôt pas favorables » ou « pas du tout favorables » à l’idée de donner intentionnellement la mort et 69% opposeraient leur clause de conscience ou envisageraient de démissionner57. Ces conflits de conscience vécus par les médecins pourraient favoriser une division du corps médical, des établissements voire des services, alors même que notre système de santé traverse une crise profonde.
Ouvrir largement le suicide assisté aurait pour effet de faire de sa prescription une prestation de service et non plus un acte médical. Le médecin ne remplirait plus sa vocation d’accompagnement du patient en fin de vie : il deviendrait un prestataire. Or on ne peut nier sa symbolique. Le CCNE le relevait dans son avis 121 : « ll faut désamorcer l’illusion qui voudrait que l’euthanasie soit simple pour le médecin à qui il est demandé de prêter son concours58 ». Pour l’Académie suisse des sciences médicales « le rôle du médecin face à la fin de vie et à la mort consiste à soulager les symptômes et accompagner le patient. Il n’est de son devoir ni de proposer une assistance au suicide, ni de la pratiquer59 ». Dans un livre récent sur la pratique du suicide assisté dans les équivalents suisses des EHPAD français, un médecin fait état du sentiment de culpabilité qu’entraîne la pratique du suicide assisté60.
Les débats qui agitent l’Allemagne depuis l’adoption de l’article § 217 du Code pénal (§ 217 StGB) le 6 novembre 2015 montrent précisément les enjeux d’une acceptation large du suicide assisté. Lors de la discussion au Bundestag de cette disposition législative, la question du caractère professionnel et non compassionnel du suicide assisté avait retenu l’attention. La rédaction finale prévoyait qu’une personne ayant pratiqué le suicide assisté de façon professionnelle était passible de trois ans de prison et d’une amende. La Cour constitutionnelle fédérale a jugé cette disposition inconstitutionnelle le 26 février 2020, au motif qu’elle ne laissait pratiquement pas d’espace à la liberté individuelle protégée par la Constitution. Mais les deux initiatives législatives soumises le 6 juillet 2023 au Bundestag pour tirer les leçons de cet arrêt ont été rejetées. Ces propositions pénalisant des actes de suicide assisté répétitifs et légalisant des actes de suicide assisté plus strictement encadrés qu’en 2015 n’ont pas été adoptées61, le Bundestag se ralliant à une résolution en faveur d’une politique de prévention du suicide.
On peut rappeler également que la pratique de l’euthanasie ne requiert aucune compétence particulière, à la différence des traitements et des soins. Les lois Leonetti et Claeys-Leonetti avaient mis en place une procédure collégiale et transparente pour les arrêts de traitement et la sédation profonde et continue jusqu’au décès pour faire échec aux cocktails lytiques pratiqués solitairement par des médecins. Lorsque l’on constate les dérives belges et hollandaises qui ne recourent pas systématiquement à la collégialité, d’autant que leur méconnaissance n’est pas sanctionnée, il y a fort à craindre que l’euthanasie ne constitue un retour en arrière aux pratiques médicales antérieures à la loi de 2005.
La question des dépenses de santé en fin de vie est rarement évoquée dans le débat sur la légalisation de l’euthanasie et du suicide assisté. Si la loi de 2005 a proscrit l’obstination déraisonnable, les autorités de santé et la société ferment les yeux sur des dépenses en constante augmentation qui relèvent pour une part de l’obstination déraisonnable. Selon le rapport de la Commission des comptes de la sécurité sociale, les dépenses de l’assurance maladie s’élevaient à 247 milliards d’euros en 202262. Six milliards d’euros seraient dépensés sur la période de la fin de vie dont la moitié dans le dernier mois63. Parmi ces dépenses figurent les médicaments et dispositifs dit onéreux. Une proportion de ces prescriptions se rattache à de l’obstination déraisonnable faute de concertation réfléchie sur la pertinence de leur indication. Les dépenses globales de ces traitements onéreux « curatifs » ont augmenté de 36,7% depuis 2015, soit trois fois plus que l’ensemble de la consommation des soins hospitaliers sur la même période. Les dépenses liées à ces traitements éclipsent celles qui sont destinées au soulagement des symptômes et à la logistique de l’aide à l’autonomie, que requiert toute personne fragilisée par la maladie, la vieillesse ou le handicap. On dépense beaucoup mais mal. La Cour des comptes constate que « la France est l’un des pays européens dans lequel les dépenses ont le plus progressé et qui a conduit le moins de réformes structurelles64 ». La satisfaction de demandes pour accéder « quoi qu’il en coûte » à des traitements onéreux, la garantie d’un financement par la collectivité d’une activité rentable pour l’industrie pharmaceutique, génératrice d’emplois, sont des réalités pesant plus lourd que la culture palliative, qui exige du temps et du personnel. On mesure donc la distorsion entre les lois de l’économie de la santé et la Loi, norme juridique, qui prohibe l’obstination déraisonnable65. Ignorées dans le débat sur la fin de vie, ces données économiques devraient perdurer mais cette contradiction risquerait d’apparaître encore plus crûment face à la légalisation de l’euthanasie et/ou du suicide assisté. D’un côté, la collectivité dépenserait sans compter en pratiquant dans un certain nombre de cas de l’obstination déraisonnable pendant que la loi encouragerait l’euthanasie et/ou le suicide assisté. Obstination déraisonnable et mort administrée peuvent d’ailleurs se recouper : « Le recours à l’euthanasie chez le personnel médical peut provenir des mêmes sentiments qui mènent à l’acharnement thérapeutique. Car l’un comme l’autre comportent le refus de connaître son impuissance : l’euthanasie supprime le patient qui souffre pour ne pas avoir à regarder sa souffrance… L’euthanasie, paradoxalement semble rendre au médecin son autorité, sa puissance : devenu impuissant pour préserver la vie, il agit… en donnant la mort66 ».
Les illusions du progrès
Birgit Wagner, Julia Müller et Andreas Maercker, “Death by request in Switzerland : Posttraumatic Stress Disorder and Complicated Grief after Witnessing Assisted suicide”, European Psychiatry, vol 27, n°7, Cambridge.org, 2012, p. 542.
Voir « Un bond de 42%, la ministre s’interroge », La Presse, 17 décembre 2023.
Jacques Ricot, « La vie humaine et la médecine », Esprit, 8-9 août-septembre 2001, p.243.
Voir le rapport Leonetti, op.cit.
Voluntary Assisted Act 2017, 8.
Voir “The Quality of death Index, Ranking palliative care across the world”, The Economist, Intelligence Unit.
Cour des comptes, « Les soins palliatifs. Une offre de soins à renforcer », p.123.
Camille Munro et al. Involvement of palliative care in patients requesting medical assistance in dying. Canadian Family Physician, 2020, vol.66, p. 833-842.
Voir “A cross country comparison of the quality of death and dying”, Duke Nus medical school, 2021.
Cour des comptes, op.cit.
Cette quadruple rupture se double d’illusions souvent entretenues. On s’accordera à reconnaître que la légalisation de l’euthanasie et/ou du suicide assisté a pour finalité de satisfaire une revendication d’un droit à l’autonomie de la personne et de répondre à une mauvaise prise en charge de la fin de vie en France. Or on peut douter que le franchissement de ce pas atteigne ces deux objectifs.
Peut on soutenir qu’une légalisation de la mort administrée aurait pour effet de faire reculer le « mal mourir » ? En quoi la solution à la souffrance passerait elle par la mort ? La réponse au mal mourir dont on ne saurait nier la réalité en France, consisterait-elle à se débarrasser du malade ?
Peut on affirmer que la légalisation de la mort administrée serait la réponse au sentiment d’abandon et d’isolement des personnes en fin de vie dans une société de plus en plus individualiste ? En Oregon, 56% des personnes ayant eu recours au suicide assisté sont isolées. En France, il a été démontré que 21% des personnes décèdent seules à domicile67 et d’après une enquête nationale sur la mort à l’hôpital réalisée en 2005 auprès de 200 hôpitaux, seuls 24% des patients étaient entourés d’un proche. On peut dès lors légitimement se demander en quoi l’euthanasie ou le suicide assisté réduiraient en quoi que ce soit cet isolement social, qui se traduit souvent par un sentiment d’abandon des personnes en fin de vie. Les personnes seules ont par ailleurs la plupart du temps de faibles revenus.
Peut-on considérer que la décision appartienne à la personne, lorsque dans le cadre de l’euthanasie elle abdique tout pouvoir au médecin dont l’évaluation de la souffrance du malade est projetée sur celui-ci ? Loin de l’autodétermination du malade, c’est le retour d’une forme de paternalisme médical.
Peut-on croire qu’une légalisation de la mort administrée puisse être sans conséquences sur les proches ? Une enquête sur les réactions de l’entourage des personnes décédées à la suite d’un suicide assisté en Suisse conclut que 20% d’entre elles souffraient de troubles post-traumatiques et 16% de dépressions68.
Peut-on défendre l’idée qu’une même loi, comme au Québec, puisse simultanément légaliser la mort administrée et développer le recours aux soins palliatifs ? Dans cette province canadienne, avec le temps, la balance a plus penché vers l’élargissement de l’aide active à mourir que vers le développement des soins palliatifs et la hausse de 42% de l’aide à mourir entre mars 2022 et mars 2023, suscite même des inquiétudes auprès du gouvernement provincial69.
De fait, les soins palliatifs ont des objectifs radicalement distincts. Ils obéissent à une philosophie et à des techniques différentes. L’objet des soins palliatifs est de soulager la douleur, d’apaiser la souffrance psychique, de sauvegarder la dignité de la personne malade et de soutenir son entourage, selon l’article L.1110-10 du Code de la santé publique. L’euthanasie et le suicide assisté visent à hâter la mort. L’article 2 de la loi belge du 28 mai 2002, rappelons-le, définit l’euthanasie comme l’acte pratiqué par un tiers qui met intentionnellement fin à la vie d’une personne à la demande de celle-ci. Toujours selon l’article L. 1110-10, les soins palliatifs sont des soins actifs et continus, pratiqués par une équipe interdisciplinaire en institution ou à domicile. L’euthanasie est un geste létal qui n’exige aucune compétence médicale, proscrite par l’article R.4127-38 du Code de la santé publique et par le serment d’Hippocrate. Comme le souligne Jacques Ricot, « l’euthanasie ne complète pas les soins palliatifs, elle les interrompt, elle ne couronne pas l’accompagnement, elle le stoppe, elle ne soulage pas le patient, elle l’élimine70 ». Les soins palliatifs cherchent à favoriser le lâcher-prise, tandis que la mort provoquée favorise une maîtrise et un contrôle de la mort. Les soins palliatifs permettent d’anticiper le temps du deuil, ce que ne permet pas la violence de l’euthanasie.
Les soins palliatifs reposent sur une éthique de la vulnérabilité de la personne. L’euthanasie et le suicide assisté postulent la prééminence de l’autonomie de la personne sur sa vulnérabilité. Ces deux approches sont incompatibles, parce que, comme le rappelait Robert Badinter devant la Mission d’évaluation de l’Assemblée nationale de la loi du 22 avril 2005, le 22 septembre 2008 : « le respect de la vie constitue le fondement de l’abolition de la peine de mort71 ». En d’autres termes à partir du moment où l’on a fait le choix de l’abolition de la peine de mort, on doit respecter la vie.
La réalité de la pratique des soins palliatifs dans les pays ayant légalisé l’euthanasie et/ou le suicide assisté conduit à relativiser beaucoup l’idée selon laquelle un système de santé peut fonctionner sur les deux jambes de l’aide active à mourir et des soins palliatifs. Ceux-ci sont une préoccupation de second rang dans les pays qui pratiquent l’aide active à mourir, quand ils ne sont pas marginalisés. En Belgique, si le législateur invite le médecin à évoquer avec le patient « les possibilités qu’offrent les soins palliatifs et leurs conséquences, il doit arriver avec le patient à la conviction qu’il n’y a d’autre solution raisonnable (c’est-à-dire l’euthanasie) dans sa situation et que la demande du patient est entièrement volontaire72 ». Là réside une différence sensible avec d’autres législations comme celle de l’État de Victoria en Australie, où l’information sur le suicide assisté ne doit pas être fournie initialement par le médecin73. De plus on peut craindre comme au Québec que l’on ne soit pas en mesure de vérifier la qualité des soins palliatifs offerts.
Enfin, dans les pays ayant légalisé l’euthanasie, le suicide assisté, ou les deux, les soins palliatifs ne sont pas systématiquement favorisés. Moins de 9% des premiers médecins consultés et moins de 4% des seconds médecins consultés ont reçu une formation en soins palliatifs en Belgique. Au classement international Quality of death, la Belgique est passé du 5e rang en 2015 au 26e rang en 202174. Seulement 19% des Canadiens seulement ont accès aux soins palliatifs75. Moins de la moitié des patients ayant subi une mort administrée ont vu une équipe de soins palliatifs au Canada76. La place de ce pays a été également rétrogradée dans le classement international de la prise en charge de la fin de vie, occupant le 22e rang, soit 11 places de moins qu’en 201577. Au Québec la Commission sur les soins de fin de vie avoue peu connaître les données d’accès aux soins palliatifs et les marqueurs de la qualité de ceux-ci, montrant par là que l’euthanasie ignore les soins palliatifs dans la pratique78.
Peut-on attendre une amélioration de notre système de soins, si aucune réflexion n’est engagée sur la prolongation de la vie à travers les progrès constants de la chirurgie et de la réanimation au bénéfice du doute, sans savoir les séquelles possibles de cette réanimation pour le patient et son entourage ?
Peut-on prétendre développer les soins palliatifs avec une énième disposition législative déclamatoire sur l’accès aux soins palliatifs, si dans le même temps la tarification de l’activité hospitalière demeure inchangée ou peu changée ? La médecine palliative reste moins considérée que la médecine curative qui guérit, l’acte qui sauve étant par nature plus prestigieux que l’acte qui soulage. Mais c’est méconnaître que la prise en charge palliative, lorsqu’elle a lieu au bon moment, et de façon suffisamment précoce dans le parcours de soins, mobilise des soins moins onéreux que ceux qui sont prodigués sans soins palliatifs79.
Une certitude
Le poids des dépenses de santé dans le revenu des ménages, La complémentaire santé, édition 2019, DREES.
Bureau du directeur parlementaire du Budget, Cost estimate for Bill C-7, “Medical assistance in dying” , 20 octobre 2020.
Jean-Marc Sauvé, « Légaliser l’euthanasie n’est-ce pas renoncer à la construction d’un projet collectif ? », Le Monde, 8 septembre 2023.
Cour des comptes, op. cit.
Voir l’IGAS, op.cit.
Cela est vrai des trois derniers plans : 2008-2012, 2015-2018 et 2021-2024.
Dans un contexte de contraintes économiques, où les promesses de financement d’un cinquième risque sur la dépendance ont été oubliées, la légalisation de la mort administrée, sans que cela ne soit assumé ouvertement, aurait le mérite de réaliser des économies. Les complémentaires santé soutiennent d’ailleurs souvent ouvertement la légalisation de l’aide active à mourir, alors que le reste à charge pour elles des dépenses de fin de vie pour la dernière année de vie peut être estimé à 10% de ces dépenses80. Le Canada revendique dans un rapport parlementaire les gains nets que lui procure la mort administrée, soit 87 millions de dollars canadiens 81. Comme le relève Jean-Marc Sauvé dans une tribune : « La dernière ruse de notre société matérialiste ne serait-elle pas de s’abriter derrière la noble cause de l’autodétermination individuelle pour masquer une offre insuffisante de soins, notamment palliatifs, et alléger le fardeau financier de la solidarité à l’égard des plus âgés et des plus fragiles de ses membres82 ? ». La dépense publique de soins palliatifs représentait 1,4 milliard d’euros en 202183, les dépenses annuelles de santé en fin de vie s’élevant comme on l’a vu à 6 milliards d’euros84. On mesure donc l’intérêt économique d’une légalisation de l’euthanasie et/ou du suicide assisté. Les plans quadriennaux de soins palliatifs ont été parcimonieux et se sont échelonnés avec souvent des interruptions de plusieurs années entre chaque plan85. Le passage de plans quadriennaux à des plans décennaux de soins palliatifs permettrait d’étaler encore plus ces dépenses, en engageant chaque année moins de crédits publics, ceux-ci n’ayant au demeurant pas d’effet immédiat à la différence d’une légalisation de la mort administrée. En Autriche, l’augmentation des crédits des soins palliatifs annoncée lors de la légalisation du suicide assisté ne s’est pas concrétisée.
Conclusion
Paul Ricoeur, « Accompagner la vie jusqu’à la mort », Esprit, mars-avril 2006, p.320.
La rupture que l’on peut craindre dans le projet de loi à venir s’inscrit dans une vision libertaire de la société. Si elle venait à se concrétiser, cette évolution législative diminuerait le coût croissant de la prise en charge d’une population vieillissante dans un contexte de déclin démographique. À partir d’une manipulation sémantique, elle constituerait un profond bouleversement éthique, médical et juridique, tout en laissant en suspens de multiples questions sur la légitimité des soins, sur l’organisation de notre système de santé et en détournant l’attention de la société des véritables enjeux des soins.
En constatant ces dérives à l’étranger, en mesurant ces risques pour la collectivité, on ne peut finalement que rejoindre la sagesse de Paul Ricoeur : « Si l’éthique de détresse est confrontée à des situations où le choix n’est pas entre le bien et le mal mais entre le mal et le pire, alors le législateur ne saurait donner sa caution86 ».
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