Coran, clés de lecture
Deuxième note de la série « Valeurs d'islam »Coran, une communication divine à distance
Le Coran, structure et style
La Sunna (Le Hadîth)
De l’interprétation
Deux cohérences du Texte
Deux formes d’exégèse
Les catégories du Coran
Le Coran, livre ouvert
Le pouvoir, entre le théologique et l’historique
L’alliance politique et l’alliance religieuse dans le Coran
Le Coran et la violence
L’égalité homme-femme
Conclusion
Les juifs et les chrétiens arabes utilisent le nom d’Allâh pour nommer Dieu. Dans la Bible, nous trouvons les mots Elohim, Elohe ou Eloah, qui ont la même racine sémite que le mot Allâh que l’on peut écrire aussi Elah. Quant au mot « dieu », il est d’origine indo-européenne païenne : dei, qui signifie « briller ». Il fut adopté en latin (deus) au IXe siècle pour devenir « dieu » en français. En islam, Dieu a plusieurs noms, autant que ses multiples qualités. Et, contrairement à ce qui est répandu, même chez les communs des musulmans, il en a beaucoup plus de 99 noms.
Introduction
L’islam appartient à l’univers des monothéismes, celui des religions révélées. Le Coran, son livre référence, se qualifie comme une parole de Dieu (en arabe Allâh1 ), Celui même de l’Ancien et du Nouveau Testament : un Dieu existant, communiquant et exigeant. C’est-à-dire un Dieu qui s’intéresse à l’homme et à sa condition, et attend de lui une relation et un retour. L’islam partage particulièrement avec le christianisme la notion de salut eschatologique et l’universalité de son message, car destiné à toute l’humanité et non pas un peuple particulier.
Deux notions se confondent quand on évoque l’islam : celle de la religion (islam) et celle de la civilisation (Islam). Toute la problématique à laquelle doit répondre le discours sur l’islam aujourd’hui est celle de sa capacité à séparer l’ordre de la spiritualité de celui de la temporalité, le particulier et l’universel. Une séparation qui ne veut pas dire une rupture de lien car, quel que soit le degré de sécularisation d’une religion, celle-ci reste portée par des hommes qui ont une histoire et qui vivent dans leur monde et leur époque. Pour comprendre la nature de l’islam en tant que religion et comment elle fonctionne dans sa relation à l’histoire et à la réalité, nous allons dans cette note accomplir un voyage dans les références de l’islam. Elle sera brève, certes, mais elle tâchera néanmoins de donner une idée sur la complexité du phénomène coranique, une complexité qui échappe même aux musulmans les plus avisés et qui explique en partie l’intégrisme et le fanatisme dont souffre l’islam à cause de l’ignorance d’une partie de ses adeptes.
Cela permettra indirectement de comprendre quelque peu ce qui se passe actuellement dans ce qu’on appelle par économie de langage « le monde musulman », un monde où le théologique s’imbrique souvent avec le politique, l’économique, l’identitaire, l’anthropologique… et où parfois la religion apparaît comme une cause de conflits, alors qu’elle y est souvent instrumentalisée. En effet, nous sommes dans un moment d’effondrement des idéologies politiques, un affaiblissement notoire des États-nations. Le progrès, qui n’est plus une promesse de bonheur, est devenu source d’incertitude et donc inquiétude et l’économie qui dicte sa logique de rentabilité et de profit aggrave encore les inégalités. Et quand l’horizon social se rétrécit, celui du ciel s’ouvre. Cette situation contribue à un retour au religieux, parfois par défaut, chaotique, voire brutal, lequel retour doit faire l’objet de toute une discipline, que je qualifierais de «géothéologie », afin de suivre la mondialisation des religions et leur circulation dans les différents systèmes politiques.
Les traductions des versets du Coran proposées dans cette note sont extraites de l’édition : Le Coran. Essai de traduction, de Jacques Berque, Edition Albin Michel, Paris, 1995 |
Le conseil scientifique de la série Valeurs d’islam a été assuré par Éric Geoffroy, islamologue à l’Université de Strasbourg. |
Tareq Oubrou,
Grand Imam de Bordeaux et théologien.
L'humanisme et l'humanité en islam
Le soufisme : spiritualité et citoyenneté
Islam et contrat social
L'islam et les valeurs de la République
Éducation et islam
Les femmes et l'islam : une vision réformiste
Islam et démocratie : les fondements
Islam et démocratie : face à la modernité
Chiites et sunnites : paix impossible ?
Le pluralisme religieux en islam, ou la conscience de l'altérité
Valeurs d'islam
Coran, une communication divine à distance
Toute pensée ou tout agir musulman prend en principe son élan à partir de la notion de Révélation. La théologie musulmane utilise le vocable coranique al-wahy, qui veut dire « faire signe ». Nous comprenons dès lors pourquoi les versets du Coran sont appelés âyât, signes ou traces. Selon le Coran, Dieu communique par médiation. Il ne se manifeste pas par Lui-Même2. Il ne s’agit donc pas d’une révélation proprement dite, d’un dévoilement total, mais d’une simple indication qui ne lève pas intégralement le suspens sur la vérité de Dieu et sur Son dessein. En effet, le Coran est le Verbe de Dieu, mais il ne peut être confondu avec Lui. Il indique un sens qu’il faudra continuer à chercher. Le Verbe ne s’est pas fait chair, dans le sens entendu dans le christianisme, mais Écrit. Dieu ne vient pas dans le monde des hommes. Il y a là une sécularisation théologique fondamentale, une démarcation entre l’ordre du divin et celui de l’humain. Les théologiens distinguent la Parole ontologique de Dieu et l’essence de ce qui est écrit dans le Coran, lu et articulé par le musulman. L’origine de la Parole est absolue et intemporelle, mais son irruption en dehors de l’Essence de Dieu ne peut être saisie et comprise que dans les limites d’un sens historique. Elle s’exprime dans un langage arabe humain, et est donc relative.
Le travail sur le sens du Texte consistera alors à chercher et à comprendre uniquement les signes de Dieu. L’accès au sens ontologique (ta’wîl) de Dieu restera pour l’érudit herméneute une tâche inéluctablement inachevée, car il ne s’agit que d’une herméneutique de la trace, avec la conscience qu’il y aura toujours une marge sémiologique et sémantique entre la Parole Divine intérieure (al-kalâm al-nafsî), l’Intention de Dieu, et la Parole Divine exprimée en langue arabe dans le texte du Coran. Par conséquent l’intention du Texte n’est donc pas forcément celle de son Auteur. Ce qui veut dire que l’interprétation quelle que soit sa pertinence ne peut rendre compte intégralement du vouloir et de la « Pensée » de Dieu. Aussi est-il clair que les Paroles de Dieu ne sont pas toutes dans le Coran, car elles sont infinies3. En résumé : l’interprétationdu Texte n’est pas le Texte, et par conséquent l’interprétation du Sacré n’est pas sacrée. C’est ce qui explique théologiquement l’absence en islam d’une institution religieuse qui serait impeccable, infaillible et qui aurait la légitimité divine et le monopole de canoniser une quelconque interprétation du Coran, encore moins une traduction. Cette séparation entre le Texte et son interprétation explique un certain degré de tolérance par le passé entre les différentes doctrines théologiques, juridiques et mystiques de l’islam. Elles ne se sont pas constituées comme des religions à part, mais comme des ordres, des écoles et des courants au sein d’une même religion. Il a certes existé des tensions, voire des violences, mais globalement l’histoire musulmane n’a pas assisté, avec la même acuité, aux abus des excommunications et des guerres de religion qui ont déchiré le christianisme occidental avant sa sécularisation.
L’accès démocratique au Texte, qui était un avantage, est devenu aujourd’hui un accès sauvage, une source de violence chez certains musulmans qui pensent qu’il suffit de lire le Coran pour le comprendre et qu’il suffit de le comprendre pour le mettre en application, abstraction faite des situations et dans une intolérance parfois violente.
Le Coran, structure et style
Genèse 17 : 15-21.
Coran 33 : 40.
Nous verrons que la fin de la prophétie ne signifie pas clôture de la vérité, encore moins une source d’intolérance et de violence.
Cet aspect a fait l’objet de toute une discipline qui s’intitule la science de l’ordonnance et des connexionsdes versets et des sourates du Plongée dans les interstices du Coran, elle étudie la continuité et la logique d’un texte dont les thèmes paraissent discontinus et discrets, exactement comme les éléments de lanature. Ils paraissent séparés alors qu’ils sont liés, comme la plante et le soleil. En effet, on ne comprendraitpas la croissance d’une plante sans le soleil qui lui permet la photosynthèse. Le Coran, comme le monde, paraît discontinu alors que tous ses éléments sont liés.
Le Coran s’inscrit dans la même lignée que les deux autres anciennes Écritures, l’Ancien et le Nouveau Testament (Évangile). Il se revendique du même message monothéiste et reprend beaucoup de thèmes de la Bible. Il se considère comme une réalisation de la promesse biblique d’Abraham concernant son fils Ismaël et sa descendance4, parmi laquelle figure Muhammad, sceau et dernier des prophètes5. Le Coran, à cet égard, se veut comme Dernier Testament6.
Comme la Bible, il est constitué de chapitres (114 au total), lesquels sont composés de versets (6.326). En évoquant les origines de la Création, les récits des prophètes et leur peuple, et sommairement quelques événements qui se sont déroulés au vivant du Prophète, le Coran, à la différence de la Bible, n’entre pas dans les détails. Il ne donne pas de date, ni ne précise de lieu, à quelques rares exceptions.
Aussi le Coran est-il un texte de structure anarchique. Il n’est organisé ni selon une logique chronologique, ni selon des thématiques. Le discours y est saltatoire : il passe d’un sujet à un autre sans continuité ni relation apparente7. Les transitions sont adoucies grâce à un style rythmé et à une acoustique qui bercent l’oreille et l’esprit du lecteurarabophone.
Le texte est atypique – ni prose (nathr), ni prose rimée (saj’), ni poésie (shi‘r)- et n’appartient à aucun genre littéraire connu des Arabes d’alors. Son style est particulièrement elliptique et de structure linguistique très contractée, le signe même de l’éloquence par excellence aux yeux des Arabes. Ils y virent d’ailleurs un signe divin, car le Prophète était illettré et n’a jamais pratiqué la poésie ni participé aux concours de l’éloquence que son peuple organisait chaque année à La Mecque.
La Sunna (Le Hadîth)
La Sunna8, ou Tradition, est l’autre référence scripturaire de l’islam après le Coran. Elle constitue le corpus des paroles, des actes et des approbations du Prophète. Sans elle, le Coran ne peut être correctement lisible.
Souvent le Coran renvoie au Prophète comme modèle à suivre. Il n’était donc pas un simple messager, un facteur qui apporte un message à son peuple. Il était aussi un message. Il a certes reçu l’injonction coranique de l’incarner, de l’expliquer – et donc de le commenter –, mais aussi d’enseigner la sagesse, et donc ouvrir sur l’universel10.
Nous avons parlé du Coran comme Révélation de Dieu. Pour être encore plus précis, nous sommes en présence d’une Révélation à deux strates : le Coran est d’origine divine et d’expression divine dans la mesure où ses mots et sa forme linguistique et stylistique ne sont pas l’œuvre du Prophète ; la Sunna, elle, est d’origine divine mais d’expression humaine, celle du Prophète.
À la différence du Coran, le contenu de la Sunna pourrait se confondre avec l’interpolation et l’interprétation des rapporteurs. Les disciples du Prophète transmettaient souvent ce qu’ils avaient compris du discours et des actes du Prophète, non ce qu’ils avaient entendu à la lettre ou vu réellement. En revanche, le Coran est transmis et appris par cœur et à la lettre. Du point de vue de l’authenticité historique, la Sunna n’est pas toute formelle, contrairement au Coran qui est unanimement authentique et de manière certaine. Il y a une partie de la Sunna authentique qui relève d’une Révélation formelle. Par exemple, les cinq prières quotidiennes, deuxième des cinq piliers de l’islam. En effet, les détails et le nombre de ces prières canoniques sont établis par la Sunna et non par le Coran. L’autre partie de la Sunna n’est pas admise unanimement comme authentique par les spécialistes traditionnistes critiques (muhaddithûn).
Il s’ajoute à cette complexité le fait que tout ce qui est attribué au Prophète n’est pas forcément de l’ordre d’une Révélation, ni même d’une inspiration. En effet, tout n’était pas religieux dans ses comportements, comme il l’a répété lui-même plusieurs fois, telles les prises de position qu’il a été amené à prendre en tant que chef d’une cité, par exemple.
La Sunna acquiert son importance dans la mesure où elle explique ce qui est général ou ambivalent dans le Coran et relativise la charge normative des enseignements de celui-ci, pour ne citer que cet aspect sensible qui touche à la pratique. Nous pouvons examiner quelques cas pour illustrer ce lien
Premier exemple, celui du plus grand verset normatif du Coran11. Il s’agit d’un verset qui oblige, entre autres et en apparence, à consigner les contrats par écrit, par un notaire, en présence de témoins. Or le Prophète lui-même n’a pas mis en pratique ce verset dans ses contrats. Il faut noter que le style du Coran, comme tout langage, est lié à l’usage de lalangue en général et de l’arabe de l’époque en particulier. C’est ce qu’on appelle la « pragmatique du langage ». Ce qui veut dire concrètement que toute injonction coranique n’implique pas systématiquement une obligation. L’attitude du Prophète vient nous l’indiquer ici. Le fait que le Prophète ne met pas en pratique ce verset signifie qu’il n’est pas de l’ordre de l’impératif catégorique, mais de celui de l’impératif optatif (amr irshâd) : un simple conseil. Rappelons que dans ce même verset le témoignage d’un homme équivaut au double de celui d’une femme. Est-ce à prendre comme une obligation ? La réponse est la même, il s’agit d’une option, non d’une obligation.
Deuxième exemple, le verset coranique qui autorise le mari à « frapper » sa femme si elle se refuse à lui12. Certains littéralistes y voient même une obligation. Or le verbe daraba utilisé dans le verset ne signifie pas forcément « frapper », mais pourrait signifier en arabe le fait d’arrêter ou d’empêcher un acte. Mais supposons que le mot signifie bien « frapper » ou « taper », ce qui est plausible. Il faudrait alors inscrire cette lecture et traduction dans la culture du moment coranique qui viserait un accompagnement d’une violence masculine culturelle dans le but de l’atténuer. Soulignons que le verset est destiné à un public dont il ne faudrait pas ignorer les mœurs. Cela fait partie de l’exégèse fondamentale : comprendre le Texte dans son univers (asbâb al-nuzûl). En effet, il n’était destiné qu’à une catégorie de la communauté musulmane de l’époque, notamment les Mecquois. Les Médinois, eux, étaient dociles à l’égard de leur femme. Un verset qui doit être entendu dans un sens plus pédagogique que normatif, le geste physique qui doit être un dernier recourt. Il demande au mari d’abord d’appeler gentiment l’épouse à la raison ensuite de la bouder sans quitter le lit conjugal, avant de recourir à un geste physique lui-même atténué par des hadîth qui le réduisent à une simple expression symbolique de la colère. On dit que les femmes de certaines cultures tolèrent ce genre de geste de jalousie de la part du mari, qui est pour elle est une preuve d’amour ; c’est pourquoi, explique Tahar Ibn Achour (m. 1973) dans son exégèse, quand ce geste même anodin est perçu comme contraire à la dignité des femmes dans une autre culture, il doit être systématiquement interdit, voire sanctionné. C’est pourquoi il faudrait comprendre la cohérence de ce passage dans le sens d’une démarche qui procède d’un remède justement à ce type de violence, dont souffrait une partie de la population musulmane d’alors. Il s’inscrit dans cette même perspective de sevrage que le hadîth du Prophète qui stipule que celui qui frappe son esclave doit le libérer s’il veut éviter un châtiment de Dieu le jour du Jugement. Tout en prenant compte d’une certaine réalité culturelle, le Coran propose une éducation qui se fait avec douceur. La Sunna vient jouer son rôle dans ce processus d’interdiction de violence conjugale par étapes. En effet, nous avons des paroles du Prophète qui interdisent définitivement toute violence conjugale ou domestique. Ici, non seulement la Sunna atténue la charge normative du Coran mais annule ce que le verset aurait autorisé provisoirement. D’où l’importance dela Sunna pour comprendre l’intention coranique. En effet, selon les hanafites, ce que le Coran permet peut être abrogé par une Sunna. Mais si l’on retient le sens « empêcher » que pourrait prendre le verbe daraba du verset et non celui de « frapper physiquement », le débat devient alors clos.
Troisième exemple : on peut dire la même chose de la permission de la tétragamie13.La culture polygame était tellement ancrée anthropologiquement à ces époques qu’il était impossible de l’éradiquer par une simple injonction du Coran, qui s’est contenté de l’atténuer et de la restreindre. En effet, comme le fait remarquer Ibn Taymiyya (m. 1328), le Coran et la Sunna ont appliqué la sagesse qui dit : « Si tu veux être écouté demande ce qui est possible. » Certains aujourd’hui y voient un privilège donné aux hommes. Ce n’était pas la perception qu’en avaient les hommes de l’époque. Le verset était une limitation à leur droit, car avant l’islam ils se mariaient avec autant de femmes qu’ils voulaient et en répudiaient sans conditions. Cette limitation à quatre femmes fut parallèlement accompagnée par des conditions rigoureuses, exigeant une égalité parfaite dans la relation avec les épouses. Le Coran précise qu’en cas de risque d’être injuste l’homme doit alors se contenter d’une seule femme. Et le Coran de souligner subrepticement que le fait d’être parfaitement juste envers ses épouses reste impossible14. Autrement dit, le droit coranique limite définitivement et rigoureusement la polygamie, pour qu’ensuite vienne la morale coranique pour inviter les hommes à la monogamie. En effet, pour changer la loi ou le droit, il faudrait d’abord changer la culture et la mentalité par des indications morales qui parlent d’abord aux consciences. C’est-à-dire avant que la loi tombe, il faut d’abord un environnement favorable pour l’appliquer, sinon elle sera rejetée. C’est pourquoi des hanbalites interdisent le mariage avec une deuxième femme si la culture ou les mœurs d’un peuple ne l’admettent pas. Ils ont compris que la coutume est normative et qu’en principe une loi doit attendre le moment favorable pour qu’elle s’exprime entièrement, comme l’abolition de l’esclavage. Il ne fut aboli qu’une fois devenu plus coûteux, moins rentable économiquement après la révolution industrielle. Ce ne sont donc pas des raisons uniquement philosophiques ou éthiques mais surtout des raisons pragmatiques qui ont favorisé la libération des esclaves.
La loi se négocie avec la société, c’est ce que le Coran a fait avec les musulmans de l’époque : une pédagogie à suivre. Autrement dit, s’adapter n’est pas forcément approuver.
De l’interprétation
Abdurrahmân Al-Suyûtî (m. 1505), grand érudit de l’islam, a rédigé 981 ouvrages, concernant toutes les disciplines islamiques (théologie, langue arabe, exégèse, sciences du Coran, sciences du hadîth, droit,éthique, soufisme…).
De toutes les religions monothéistes l’islam est probablement la religion du Livre par excellence. En effet, le Livre est la seule autorité qui s’impose à la conscience religieuse musulmane. Et qui dit Livre dit lecture et interprétation sans médiation ecclésiale. Cependant, l’interprétation exige des compétences intellectuelles et un travail savant. Suyûtî15 évoque 80 matières nécessaires pour l’exégèse du Coran. Le Coran ne se lit pas n’importe comment.
Deux cohérences du Texte
- la cohérence endogène : elle consiste à comprendre le passage concerné dans le contexte scripturaire et la péricope où il se trouve ; ensuite il faut le mettre en rapport avec les autres passages dans d’autres chapitres (sourates) qui traitent explicitement ou implicitement du même sujet ;
- la cohérence exogène : elle exige la mise en relation du passage étudié avec son contexte historique, la raison de sa révélation au Prophète (asbâb al-nuzûl).
Cette double cohérence, textuelle et contextuelle, est nécessaire pour comprendre l’esprit des enseignements du Coran. En effet, le fait de se contenter de la première cohérence, celle du texte avec lui-même, pourrait conduire à un autisme herméneutique.
Deux formes d’exégèse
l’exégèse fondamentale : elle consiste à comprendre le Texte dans son univers (linguistique, anthropologique, historique…) d’origine ;
l’exégèse appliquée : elle s’intéresse au sens du Texte à partir de la situation historique de l’exégète, en partant des problématiques posées par son époque. Il s’agit de rendre le Texte lisible et intelligible aux contemporains, une sorte de traduction après décodage.
Ces deux manières différentes d’approcher le Coran, exigent deux méthodologies différentes. La première, part de la réalité historique a priori du Texte ; la seconde part de la réalité actuelle et donc a posteriori du Texte. Il est impossible, par conséquent, de comprendre le Coran et l’universalité de son message en faisant fi d’une certaine forme d’épistémologie herméneutique de la réalité.
L’exégèse plurielle et spécialisée
Dans la bibliothèque musulmane, nous pouvons constater une multitude d’ouvrages d’exégèse de toutes approches : l’exégèse linguistique, littéraire, théologique, théosophique, morale, juridique, mystique, traditionnelle, discursive, moderne… Et, contrairement à une idée répandue, le Coran est certainement le texte qui a été le plus commenté parmi les livres dits sacrés. L’histoire musulmane enregistre des dizaines de milliers d’ouvrages d’exégèse. Chaque ouvrage peut parfois atteindre plusieurs volumes. Je ne citerai ici que deux exemples : l’ouvrage d’Abu al-Hassan al-Ach‘arî (m. 936), une exégèse en 500 volumes, et celui d’Abu Bakr Ibn al-‘Arabî (m. 1148) en 80 volumes, chacun composé de 2.000 feuilles.
Au Moyen Âge, il y a eu une véritable inflation herméneutique, tellement déroutante pour le commun des musulmans que les savants ont décidé de l’arrêter pour sauver la foi et l’unité des musulmans. Aujourd’hui, notre monde a considérablement changé, ses interrogations et attentes ne sont plus celles de l’âge classique de l’islam. Il faudrait réactiver de nouveau la culture de l’interprétation (ijtihâd), mais sur des bases épistémologiques nouvelles et à la lumière des problématiques posées par notre époque.
Les catégories du Coran
Dans le Coran et la Sunna, tout n’est pas absolu ni universel, ni même universalisable. L’enjeu herméneutique commence d’abord par une bonne taxinomie scripturaire. Le Coran n’est pas organisé en thématiques et la Sunna est constituée de fragments de paroles qui appellent à une classification et à une organisation en fonction du thème traité. Les textes ne présentent pas de doctrine, mais une somme d’informations. Ce sont les savants qui, pour trouver un sens et une cohérence à toutes ces informations scripturaires, ont dû forger des doctrines différentes. C’est ainsi que la pensée théologique, éthique ou encore juridique musulmane a toujours fonctionné. Je proposerai ici quelques éléments sommaires d’approche des textes. Il s’agit essentiellement de classification et de séparation des ordres, comme une des clés de lecture.
L’une des classifications les plus importantes est celle qui consiste à distinguer les informations fondamentales des secondaires.
Deux typologies se présentent :
- les passages principiels : par exemple les versets et les hadîth qui demandent aux croyants d’honorer leur engagement ; ceux qui exigent le souci de justice et le respect de la dignité humaine ; les passages qui expliquent que la guerre n’est pas un objectif et que la paix doit être recherchée et jamais refusée, etc. ;
- les passages circonstanciels, qui sont liés à une situation donnée et qui, parfois, ne concernent que la période du moment coranique : dispositions particulières liées au statut du Prophète et de sa famille, appels au combat dans des situations qu’il faudrait comprendre comme une défense et une exception, et non comme la règle…
Toute erreur à ce niveau taxinomique pourrait conduire à absolutiser et universaliser ce qui est relatif et particulier, et à relativiser ce qui est absolu et universel.
Trois grands domaines à ne pas confondre
- Le dogme (al-‘aqîda), domaine des croyances, celui de la foi : l’unicité de Dieu, les prophéties, les anges, les Livres révélés (Coran, Torah, Évangile, psaumes…), le jour du Jugement dernier, le Il s’agit du credo de la foi. Ce domaine a donné naissance par la suite à la discipline appelée kalâm, la théologie spéculative, qui s’est développée pour traiter des questions que l’on pourrait qualifier de métaphysiques ou de philosophiques, concernant la liberté humaine, le statut de la raison, etc.
- La sharia, système normatif qui codifie les pratiques exotériques qui sont de deux sortes :
- le rite : domaine cultuel, celui des adorations strictes (al-‘ibâdât). Il s’agit de pratiques invariables et symboliques telles que les cinq prières quotidiennes, le jeûne du mois de Ramadan, le pèlerinage. Ces pratiques cultuelles relèvent d’une catégorie d’actes et de gestes symboliques (‘ibâdât lâ tu‘qal) qui s’inscrivent dans un temps spirituel cyclique. Les textes ont prévu parallèlement des dérogations et des commutations en cas de nécessité ou de difficulté ;
- l’éthique et le droit : domaine du relationnel (al-mu‘âmalât). C’est le domaine horizontal des pratiques musulmanes qui sont intelligibles (ma‘qûlât), contrairement au rite qui est de l’ordre de l’inintelligible rationnellement, où l’on ne se pose pas la question du pourquoi des pratiques rituelles. Le domaine relationnel, lui, exige de connaître la raison (‘illa) des lois, leurs conditions d’application (shart), leurs finalités (maqâsid)… Les valeurs éthiques universelles ne changent pas, mais les règles et les lois qui les traduisent changent et évoluent en fonction des époques, des cultures et des contextes.
3. La mystique musulmane (soufisme) : domaine des pratiques intérieures. Elle s’intéresse, entre autres, aux règles qui orientent le comportement de l’esprit et du cœur. Il s’agit également dans ce domaine des lois de l’ascétisme, du renoncement (zuhd), duscrupule (al-wara‘), etc , et ne concernent qu’une élite musulmane en quête de sainteté.
Toute confusion entre ces trois ordres – le dogme de foi et le culte, le relationnel (éthique etdroit) et la mystique – conduirait au mélange des genres.
Le Coran, livre ouvert
Nous avons souligné que la Révélation en islam est un phénomène qui procède par indication et non pas par dévoilement ni par incarnation. Nous ajouterons ici le fait que Dieu, selon le Coran, ne communique pas uniquement par une sémantique ou une sémiologie. Il désigne d’autres sources de communication divine : « Nous [Dieu] leur montrerons Nos signes aussi bien dans l’Univers [horizons] qu’en eux-mêmes [leur esprit] jusqu’à ce qu’ils reconnaissent que c’est cela [le Coran] la vérité16. » Ce qui veut dire tout simplement que la sortie de la clôture scripturaire n’est pas une sortie de la religion.
Il s’agit en définitive de trois modes de communication divine : par signes coraniques ; par signes cosmiques et naturels ; et à travers les signes intérieurs qui se trouvent dans le livre de la raison qui n’est autre que cette « voix divine » qui nous parle à partir de notre esprit et de notre conscience profonde. Le théologien mystique al-Ghazâlî (m.1111) a trouvé les mots justes pour exprimer ce lien intime entre la transcendance et l’immanence en disant que « la révélation est une raison extérieure et la raison est une révélation intérieure ». Et c’est peut-être le sens même du verset de la lumière17 qui parle de deux lumières qui se joignent, celle de la Révélation et celle de la Raison. Le philosophe, théologien et canoniste Averroès (m. 1198) ne s’est pas contenté de ce constat. Il confectionna un opuscule canonique sous forme de fatwa (fasl al-maqâl) dans lequel, Coran et Sunna à l’appui, il rend obligatoire l’étude de la philosophie, comme savoir et sagesse universels. On peut parler ici d’une théorie de trois livres interdépendants mais convergents et d’une triple herméneutique qui doit concilier l’interprétation du monde et celle du Coran avec les lumières de la raison. À ce titre, le silence de Dieu n’est qu’apparent : la nature, notre raison et les événements de l’histoire permettent de mieux comprendre les textes. Une condition spirituelle reste cependant nécessaire : évacuer les bruits intérieurs et les préjugés qui nous empêchent d’écouter la voix de la sagesse (al-hikma). C’est ce qu’on appelle aussi le souci d’objectivité (al-insâf), qui suppose une ouverture de l’esprit.
Il est utile ici de rappeler que l’être humain, en tant que vicaire (calife) de Dieu sur terre18, doit assumer complètement sa liberté de croire ou non, d’agir pour le bien ou non, et donc sa totale responsabilité. Mais il doit être en même temps conscient qu’il n’est pas la mesure de toute chose, que son monde ne constitue pas la totalité du monde, ni son histoire toute l’histoire de l’univers ; son existence n’y occupe que la place d’un battement d’ailes. Et c’est là que, paradoxalement, la conscience de l’infime serait la meilleure garantie contre le nihilisme, d’une part, et contre le fanatisme, d’autre part, en contribuant à l’avènement d’une conscience des liens qui unissent les éléments d’un monde complexe à ce qu’elle prétend indéfiniment explorer et exploiter. Le Coran rappelle cette condition humaine : « Vous n’avez acquis qu’une infime partie du savoir19. » Ce passage peut se conjuguer au présent et au futur. En effet, le savoir n’est qu’un moyen de nous faire découvrir nos ignorances. L’ignorant, lui, ne sait ce qu’il ignore.
Le pouvoir, entre le théologique et l’historique
Il y a dans le Coran des passages critiques à l’égard du Prophète, parfois dans un langage dur, touchant même à des questions qui relèvent de sa vie personnelle et de ses pensées les plus En effet, dans la théologie musulmane, Mohammed n’est pas le Christ, Dieu incarné. Il n’est pas infaillible par lui-même, mais un prophète infaillibilisé par la Révélation. Quand son attitude est juste, le Coran ne réagit pas et son attitude devient une catégorie que les hanafites qualifient de révélation implicite.
Les textes ont une histoire. Celle-ci se trouve en grande partie dans la sîra : la biographie du Prophète et l’histoire de son peuple. Elle en assure la traçabilité. Elle permet de situer les versets du Coran et la Sunna dans leur contexte et leur géographie. Comme le style de la Bible, elle rapporte les événements sans lesquels beaucoup de passages de Coran et de la Sunna resteraient illisibles. Cependant cette histoire (sîra) est découplée du corpus du Coran, lui-même découplé de celui de la Sunna.
Nous pouvons parler d’une certaine forme de sécularisation qui fait que, tout en s’inscrivant dans l’histoire, la Révélation se démarque de toute tentative de canonisation de celle-ci. Pour la simple raison que l’histoire ne doit pas être un code. Il n’y a pas d’histoire ni de mémoire musulmane sacrées.
Appliquons ce paradigme de démarcation entre le théologique et l’historique sur le système politique califal. En effet, lors du « moment coranique », les réponses aux situations historiques que traversaient les premiers musulmans se faisaient par le biais de la Révélation et grâce aux initiatives personnelles du Prophète qui, parfois, se voient réfutées puis rectifiées par le Coran quand il lui arrive de se tromper20. Tout en énonçant les grands principes de la foi et de la morale, et sans anticiper les événements, le Coran venait répondre aux différentes situations ponctuelles, accompagnant le Prophète dans sa mission et suivant l’évolution historique de la première communauté de l’islam. On pourrait dire, d’une façon générale, que les musulmans étaient gouvernés par Dieu Lui-même et à travers son Messager.
Après la mort du Prophète, les disciples (sahâba, compagnons) durent s’accommoder, subitement et difficilement, du silence de la Révélation et affronter ainsi seuls des situations inattendues. Dès sa mort et avant même son enterrement, le choix de la personne qui devait succéder au Prophète à la tête de la communauté s’est instinctivement et pragmatiquement posé. Or, ni intellectuellement ni psychologiquement, les disciples du Prophète n’étaient préparés à sa disparition. Pourtant, tous le savaient mortel, comme le rappelle le Coran plus d’une fois. Le débat sur sa succession fut d’autant plus agité que ni le Coran ni le Prophète n’avaient laissé de consignes explicites : « Il n’y a aucun espoir de trouver un passage du Coran ni un enseignement du Prophète qui traiterait de cette question, et dont l’authenticité serait certaine », fait remarquer le grand juriste al-Juwaynî (m. 1085). Le seul recours qui restait était le principe coranique de délibération (shûrâ), un concept au demeurant amphibologique ainsi qu’en témoignent les différentes manières de désigner les quatre premiers califes. Le champ et le mode de cette délibération étaient restrictifs ; elle se déroulait au sein du cercle fermé des compagnons les plus rapprochés du Prophète.
La succession du Prophète fut le premier problème de nature théologico- juridico-politique qui se posa à la communauté des croyants. Il déterminera par la suite beaucoup d’autres questions théologiques, notamment l’orthodoxie et l’hétérodoxie. On donna à celui qui gouverne la communauté (al-Umma) le titre de « calife » (vicaire), de « gouverneur des croyants » (amîr al-mu’minîn) ou d’« imam » (imâm). La démarche, à ce niveau d’approche, consiste à voir si la succession du Prophète fut de nature religieuse ou politique séculière, ou bien les deux en même temps, c’est-à-dire semi-séculière. Cette question est en lien avec la classification des comportements du Prophète, qui n’étaient pas tous d’ordre religieux, et la taxinomie scripturaire des enseignements coraniques, qui ne sont pas tous absolus. C’est à ce niveau de discernement ou de séparation des ordres (furûq) que se joue cette question. Nous allons nous contenter ici d’évoquer les principaux courants théologiques classiques en la matière :
- les sunnites (ahl al-sunna wa l-jamâ‘a) : orthodoxes, ils constituent le courant majoritaire et Ils considèrent que le Prophète n’a pas laissé de testament désignant son successeur, mais a laissé cette responsabilité à la communauté. Ils exigent de la part de celui qui gouverne une connaissance religieuse importante, mais pas d’infaillibilité. Ils exigent aussi une moralité irréprochable, mais pas d’impeccabilité. Commettre des péchés graves ne le destitue pas, pourvu qu’il soit compétent dans la gestion de la Cité, qu’il garantisse l’ordre public et sécurise les frontières. Les sunnites sont les plus pragmatiques en ce domaine, ils sont majoritaires et le pouvoir califal a toujours été entre leurs mains, sauf à quelques moments exceptionnels de l’histoire politique de l’islam;
- les mu‘tazilites et les kharijites, d’une part, et les chiites, de l’autre : qualifiés par les sunnites d’hétérodoxes (ahl al-bid‘a). Les mu‘tazilites et les kharijites exigent comme les sunnites la délibération de la communauté pour désigner son Mais, contrairement aux sunnites, ils exigent du calife ou de l’imam une impeccabilité morale. Il suffit qu’il commette un péché grave pour qu’il soit destitué. Ces deux tendances se sont éteintes politiquement.
- Les chiites, quant à eux, considèrent que la succession du Prophète doit se faire par désignation divine et au sein de sa Selon leur doctrine testamentaire, seul Ali(cousin et gendre du Prophète) et sa descendance issue de son mariage avec Fatima, fille du Prophète, sont les vicaires et successeurs
canoniques et légitimes du Prophète. Ils se réfèrent pour cela à des textes dont l’authenticité et/ou l’interprétation sont controversées. Les plus connus aujourd’hui sont les chiites imamites ou duodécimains, car ils ont douze imams. Selon leur doctrine, ces imams répondent aux qualités d’infaillibilité intellectuelle, parce qu’ils seraient inspirés directement de Dieu, comme une sorte de prolongement de la Révélation, ainsi que d’impeccabilité morale. On peut parler ici d’une vraie vision théocratique de l’État et d’une vision qui ressemble à celle de l’infaillibilité pontificale de l’Église romaine. Les chiites considèrent que cet État ne doit se réaliser qu’avec la parousie du douzième imam, qui aurait disparu au Xe siècle et qui reparaîtra pour rétablir l’ordre. On parle de l’Imam caché (occulte), qui reviendrait en même temps que Jésus. Les chiites vivent dans cette perspective messianique. Ce qu’on appelle « État islamique » en Iran aujourd’hui serait alors une hérésie théologico-politique, si l’on se réfère à cette doctrine. Pour esquiver la difficulté et la surprise de l’histoire provoquées par la révolution iranienne, Khomeiny a dû inventer un artifice théologique nommé wilâyatu al-faqîh, la «gouvernance du canoniste», incarnée par le « guide de la révolution », dont le statut est au-dessus de celui du président, en attendant le dernier imam et le Messie. On voit bien dans ce dernier cas de figure la résistance de la réalité et de l’histoire aux doctrines, notamment messianiques.
Les sunnites, n’ont pas été non plus conformes à leur propre doctrine depuis le quatrième calife Ali. Le califat fut dynastique et ne fonctionna pas par délibération conformément à la doctrine théologico-politique sunnite. Le souverain était un empereur ou un roi comme dans tous les systèmes de gouvernement du Moyen Âge.
L’alliance politique et l’alliance religieuse dans le Coran
Coran 8 : 72.
Cette question est connue sous le vocable walâ’, dont le sens se modifie (alliance, allégeance, fidélité…) selon le contexte de son utilisation dans le Coran et la Sunna, et selon la pragmatique linguistique arabe liée à son usage, c’est-à-dire en fonction des circonstances de la révélation du verset ou du hadîth et en fonction du public cible du moment coranique… Par exemple, l’allégeance politique et citoyenne d’un musulman à une nation ou à un pays, quel qu’il soit, peut être totale, de même que son allégeance spirituelle à l’islam, comme religion, est totale également. Il s’agit de deux allégeances qui relèvent de deux répertoires différents et non opposés.
Dans le Coran, rompre une alliance (al-barâ’) – et il s’agit toujours d’une rupture politique momentanée, en fonction des circonstances – ne concerne pas uniquement les Gens du Livre et les païens. Il y a aussi des versets qui parlent de rupture d’alliance avec d’autres croyants musulmans. En effet, certains musulmans, à l’époque du Prophète, étaient restés à La Mecque et avaient refusé de le rejoindre à Médine, là où il y avait une communauté musulmane au sein d’une entité politique, là où ils auraient pu être mieux protégés. Il s’agissait dans ce cas de rompre une alliance politique avec les musulmans mecquois en ce sens que les musulmans de Médine déclaraient n’avoir plus d’obligation ni morale ni politique de venir à leur secours en cas de guerre avec d’autres tribus non musulmanes, comme l’indique le Coran21. Politiquement, ils étaient une entité séparée de la communauté politique de Médine, même s’ils appartenaient tous à une seule et même communauté religieuse et spirituelle. Ce qui veut dire aussi que l’ennemi politique d’une communauté musulmane particulière n’est pas forcément l’ennemi politique de toute l’Umma. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la parole du Prophète disant qu’il rompait son alliance avec le musulman qui vit parmi les polythéistes et désignant par-là les musulmans qui ne voulaient pas rejoindre le territoire de Médine où ils vivraient leur religion en toute sécurité. Cela veut dire aussi que le Prophète en tant que chef politique n’avait pas l’obligation de les défendre. Par contre, les juifs de Médine faisaient partie de l’entité politique de Médine dans une alliance (walâ’) politique commune avec les musulmans.
Ce qui est interdit à un musulman, c’est l’alliance politique avec l’ennemi en temps de guerre, ou bien une alliance religieuse dogmatique avec une autre religion, ce qui serait une forme de syncrétisme, nuisible aux religions elles-mêmes. Il faut donc comprendre le sens de l’alliance dans le contexte scripturaire, d’une part, et dans le contexte politique et religieux de la révélation du passage coranique concerné, d’autre part. Beaucoup de tribus polythéistes, pendant la trêve de Hudaybiyya, firent alliance avec les musulmans. La tribu Khuzâ’a faisait partie de ces tribus idolâtres qui s’allièrent aux musulmans. Elle fut massacrée par une tribu alliée aux Qurayshites de La Mecque, avec le soutien de ces derniers. Les musulmans, selon les termes mêmes du contrat en vigueur, prirent les armes pour défendre leur alliée Khuzâ’a, pourtant polythéiste. Ce fut la raison de la conquête de La Mecque. Elle fut pacifique et sans effusion de sang, avec un pardon général et sans condition de conversion. Après qu’ils ont reconnu leur tort, le Prophète dit aux Qurayshites mecquois : « Partez ! Vous êtes libres. »
Et c’est cela le vrai pardon, lorsque l’on a tous les pouvoirs et la capacité de se venger. Il pardonna à une ville qui l’avait chassé, combattu pendant plus de vingt ans, qui avait causé la mort de membres de sa propre famille, persécuté ses compagnons, spolié leurs biens. Il refusa même de reprendre sa maison spoliée. En fait, il cherchait la souveraineté sur les cœurs et sur les consciences, non sur les corps et sur les territoires. Sa conquête était celle des esprits. Et c’est cela le vrai règne.
Omettre tous ces aspects de l’histoire du moment coranique et dont les détails ne se trouvent pas dans le Coran absolutiserait ce qui à l’origine n’était que circonstanciel.
Le Coran et la violence
Coran 2 : 216.
Coran 42 : 41 et 42.
Le Coran condamne le « fanatisme du temps de l’ignorance (paganisme) » : hamiyatu al-jâhiliyya (48 : 26).
Coran 8 : 72.
Coran 60 : 7 et 8.
Coran 9 : 6.
Coran 28 : 56.
Coran 12 : 103.
Coran 11 : 118.
Coran 10 : 99.
Coran 88 : 21 et 22.
Coran 16 : 125.
Coran 3 : 113.
C’est une somme d’argent apparemment très élevée (1.000 pièces d’or, 1.000 dinars?, on ne sait pas précisément). Nous sommes en présence d’un contenu du Coran dont le sens nous échappe, car il fut enfoui dans l’histoire et les savants musulmans n’ont jamais essayé de le Ils savaient que ce contenu était destiné aux seuls contemporains du moment coranique.
Coran 3: 75.
Parmi les étymologies du mot « islam » se trouve la notion de paix. Dieu dans le Coran est nommé Salâm : Paix. C’est aussi la salutation des musulmans. Quant à la guerre évoquée dans le Coran, elle n’était pas un objectif, ce qui serait d’ailleurs absurde. Elle est un mal nécessaire dans certaines situations, lorsqu’elle est imposée. « La guerre vous a été imposée, alors qu’elle vous est désagréable22 », dit le Coran. Dans de telles situations conflictuelles, il faut réagir soit par la diplomatie, soit par les armes. Dans toute l’histoire, il en a été ainsi : pas d’autre issue. Celui qui veut pratiquer la couture doit nécessairement utiliser ses ustensiles : le ciseau et l’aiguille. Menacés dans leur foi et dans leur existence spirituelle et matérielle, les musulmans, sous le commandement du Prophète, étaient donc contraints de tirer les armes, une fois forts et organisés. C’était une question vitale. En revanche : « Ne souhaitez pas la rencontre et la confrontation avec l’ennemi. Mais si le combat vous est imposé, alors vous devez résister, et sachez que le paradis est dans l’ombre des épées », leur disait le Prophète. Cela signifie que le martyr est celui qui subit la guerre et la mort, et non le kamikaze qui les recherche, ce qui ne serait en définitive qu’un suicide déguisé. Or provoquer volontairement sa propre mort est interdit, sans parler de celle des innocents. Le Coran est venu autoriser et confirmer une règle universelle, celle de la légitime défense : «Quant à ceux qui, après avoir subi un tort, se défendent, à ceux-là aucun reproche ne sera fait. Le reproche est fait à ceux qui sont injustes envers les hommes et qui, sans raison, se montrent violents sur terre23.»
Souvent, la guerre fut inévitable pour le Prophète, mais il arrivait parfois à éviter le conflit par la diplomatie. Nous connaissons les conditions qui lui furent imposées par les Qurayshites en échange d’une trêve de dix ans, lors du pacte de Hudaybiyya que nous avons déjà examiné. Le Prophète en accepta les conditions malgré la position de force et les victoires que les musulmans avaient obtenues. Parmi les termes de ce traité, leProphète devait laisser partir la personne qui voulait quitter l’islam et Médine, pour rejoindre la Mecque. En revanche, il devait rendre aux Mecquois la personne qui quittait laMecque pour le rejoindre à Médine. Cette attitude révolta beaucoup de musulmans, au point qu’il y eut une insurrection. Ils perçurent ce pacte comme une capitulation sans raison de la part du prophète, et donc pour eux comme une humiliation, une offense et une atteinte à leur fierté d’Arabes, peuple rebelle et fier par nature.
Le Prophète devait composer aussi avec le rang intérieur traversé et travaillé par des doutes et des moments de réminiscences du fanatisme tribal. Mais le respect des engagements et des traités, même au détriment des musulmans, était l’exigence éthique qui guidait le Prophète dans sa mission, dans un monde où la trahison et l’infidélité étaient courantes. Le Prophète devait prendre en considération les alliances tribales, sans pour autant accepter l’ethnocentrisme des valeurs quand cela heurtait de plein fouet l’universalisme de sa mission. Le Coran, tout en prenant en considération son contexte ethnique, vient néanmoins rompre clairement et sans équivoque avec un certain extrémisme ethnocentrique aveugle24 : « Si [des musulmans] vous demandent votre aide au nom de la Religion, vous devez les secourir ; sauf quand il s’agit de combattre une nation – non musulmane – avec laquelle vous avez signé un traité25. » On est ici en présence d’un exemple on ne peut plus parlant d’une norme qui met le contrat et les conventions signés au-dessus de toute appartenance ethnique ou religieuse. Quant à l’ennemi, il n’est jamais radical ni absolu ; il n’est que relatif et circonstanciel. C’est ce qui explique ce passage qui vise à apaiser l’esprit de vengeance chez certains musulmans et qui dit qu’« il se peut qu’un jour Dieu établisse de l’amitié entre vous et ceux qui étaient vos ennemis. Dieu est capable, Dieu est indulgent. Dieu ne vous interdit pas d’être vertueux et justes envers ceux qui ne vous ont pas combattus à cause de votre foi et qui ne vous ont pas chassés de vos demeures. Dieu aime les justes. Par contre il vous interdit de pactiser avec ceux qui vous combattent à cause de votre foi et qui vous ont chassés de vos demeures ainsi que ceux qui ont aidé à votre expulsion. Ceux qui pactisent avec eux, ceux-là sont iniques26 ».
Dans un contexte de rupture avec les polythéistes et un climat de guerre totale contre l’islam, la neuvième sourate, considérée comme la plus violente, ne manque pas d’appeler, malgré cela, au discernement : « Et si un polythéiste te demande asile, accorde-le lui, ce sera pour lui une occasion d’entendre la parole de Dieu, puis fais-le parvenir à son lieu où il trouvera sa sécurité. Car c’est un peuple qui ne sait pas27. » Dans ce passage, il s’agit pour le musulman de risquer sa vie pour protéger une personne qui serait potentiellement un ennemi de l’islam. Il ne s’agit même pas de convertir mais d’informer des gens hostiles sur le contenu du Coran pour arrêter leur hostilité, car ils combattent le Prophète par ignorance. Vient confirmer ce passage le hadith du Prophète qui dit que toute protection (dhimma) octroyée par un(e) musulman(e) à un non-musulman, même hostile ou en guerre contre les musulmans, engage tous les musulmans, qui doivent la respecter.
À propos des événements historiques rien n’empêchait les auteurs musulmans de la sîra, grâce auxquels nous avons d’ailleurs été informés sur ces conflits, d’évoquer l’existence d’une quelconque volonté de conversion religieuse, comme cause de la guerre. Mais comment pourrait-il en être ainsi, alors que le Prophète n’a pas cessé de recevoir, tout au long de sa mission, des versets qui lui rappellent sa fonction d’informateur et de transmetteur de la Vérité, et non de tyran qui doit imposer sa foi et trancher la tête de ceux qui la refusent : «Tu ne guides pas qui tu veux. C’est Dieu qui guide celui qu’Il veut28», lui rappelle le Coran. Non seulement il n’a pas un pouvoir coercitif en la matière, mais il était conscient que la conversion de tous les hommes était impossible, contraire à la volonté de Dieu Lui-même : « Quels que soient tes efforts, la plupart des hommes ne croiront pas29 » ; « Si ton Seigneur l’avait voulu, Il aurait rassemblé tous les hommes en une seule communauté. Or ils ne cesseront de se diviser30 » ; « Si ton Seigneur l’avait voulu, tous les habitants de la terre auraient été croyants. Est-ce toi qui pourrais forcer les hommes à croire par la contrainte ?31 ». Et le Coran de lui rappeler sa tâche : « Tu n’es en vérité que celui qui a l’obligation de faire entendre le Rappel. Tu n’es pas chargé de le leur imposer32. »
Le Prophète devait donc respecter une méthode de diffusion de la foi qui ne devait pas dépasser l’argumentation et le conseil sincère (nasîha), dans les limites de la courtoisie et de la bienveillance : « Appelle les hommes à venir sur le chemin du Seigneur par la sagesse et la douce exhortation33. » La raison de la religion dans ces conflits étant écartée, le Prophète, en homme vertueux qu’il était censé être, ne pouvait entrer en guerre sans raison juste, objective et rationnelle. C’est un postulat, un dogme de départ, autrement c’est son statut de prophète qui aurait été mis en cause. Il ne pouvait avoir de haine même à l’égard de celui qui ne croyait pas en lui et qui le combattait. Quand les polythéistes l’avaient frappé, tout en essuyant le sang qui coulait de son visage, il priait son Dieu en disant : « Ô Seigneur, pardonne à mon peuple, car ils ne savent pas ! » Le Prophète est mort alors qu’il avait mis en gage sa cotte de mailles chez un juif pour acheter de quoi manger. Autrement dit, il a préféré emprunter de l’argent à un juif plutôt qu’à un musulman, sachant que les musulmans riches ne manquaient pas dans sa Cité, à commencer par le richissime ‘Uthmân Ibn ‘Affân, qui était pourtant son beau-fils et qui sera le troisième calife de l’islam. Ce geste de sa part est plus que symbolique. D’une part, les juifs qui ont respecté leur engagement sont restés à Médine et n’ont pas été inquiétés pour ce qui est de leur religion, leur identité et leurs biens ; d’autre part, cela signifie qu’il y avait encore à Médine, bien après les conflits avec les tribus juives, des juifs plus riches que les musulmans et plus riches que le Prophète lui-même, lequel est mort dans une pauvreté totale. Aussi le Coran nous rappelle-t-il une réalité évidente à propos des Gens du Livre (et donc des juifs) : « Ils ne sont pas tous pareils34 », nous dit-il.
« Parmi les Gens du Livre, il y en a qui, si tu leur confiais un quintâr35, ils te le rendraient. D’autres, par contre, si tu leur confiais un seul dinar, ils ne te le rendraient qu’après longue insistance36. » On peut dire la même chose des musulmans : il y en a de bons et il y en a de moins bons.
Pour clore ce sujet rappelons que l’Empire musulman, malgré les conflits de pouvoir, s’étendit et permit le développement d’une civilisation qui s’est construite sur les restes des deux civilisations dominantes de l’époque, affaiblies par les guerres et les divisions internes : la romaine et la perse. L’expansion rapide de l’islam s’explique en grande partie par leur déclin et l’aspiration de leurs minorités à plus de justice et de liberté. Beaucoup d’entre elles virent un espoir dans la nouvelle civilisation naissante. C’est ce qui explique la pénétration de l’islam en Espagne, pour ne citer que cet exemple. Ce sont les juifs et les chrétiens d’Espagne qui firent appel aux musulmans, pour les délivrer de l’oppression qu’exerçaient sur eux les Wisigoths, qui étaient aussi des chrétiens. Tout ne s’explique pas dans ces conquêtes musulmanes par des raisons religieuses.
Et comme toute religion qui entre dans la logique de la civilisation, de la politique et de l’identité, l’islam y a laissé une partie de ces valeurs spirituelles et morales jusqu’au déclin et l’effritement puis la disparition de l’Empire ottoman.
L’égalité homme-femme
Il y a deux niveaux du discours coranique sur l’égalité des hommes et des femmes, l’un sur l’égalité ontologique et l’autre sur l’égalité juridique. La première égalité est métaphysique, voire axiologique ; la seconde dépend de la réalité historique.
La taxinomie du scripturaire en principiel et en circonstanciel est ici opérante. Il faudrait rappeler en même temps, pour ne pas tomber dans un anachronisme, que le concept d’égalité entre les hommes et les femmes tel que nous l’entendons aujourd’hui est né avec la modernité.
Coran 4 :1 ; 6 : 98 ; 7 : 189…
L’égalité ontologique et métaphysique
Le Dieu du Coran ne s’est pas fait homme, masculin, à travers sa kénosez et son incarnation dans Jésus, devenu Christ. Dans son apothéose, il est resté ni féminin ni masculin. Il n’a pris la chair ni d’un homme ni d’une femme. Aussi le récit du Coran ne cadre-t-il pas avec celui de la Genèse biblique. Selon le Coran il n’y avait qu’un seul être (nafs wâhida)37 qui donna deux entités (Adam et Ève) sans chronologie, une même âme (rûh) asexuée par essence mais dans deux corps différents. Ève n’a donc pas été créée pour tenir compagnie à Adam, encore moins son appendice sortant de sa côte, mais son égale, si l’on se réfère à la lettre du Coran cette fois-ci. Il n’y a pas non plus une faute d’Adam qui serait séduit par Ève, laquelle serait pécheresse par essence et complice de Satan. Le Coran sur ce sujet reste laconique : les deux furent tentés par Satan en même temps, péchèrent en même temps, se repentirent en même temps, puis furent pardonnés tous deux en même temps. Il n’y a pas de péché originel dont la cause serait la femme parce que tentatrice par nature. Les théologiens musulmans n’ont jamais parlé d’une quelconque infériorité spirituelle, intellectuelle et morale de la femme par rapport à l’homme, car le Coran a clos ce débat dès les débuts de la Révélation.
Coran 2 : 228.
L’égalité pratique et juridique
Si l’égalité est un principe théologique, métaphysique et ontologique absolu souligné parles textes de l’islam, néanmoins elle reste relative en matière de droits et de devoirs des hommes et des femmes, vu le contexte du moment coranique.
Les textes principiels soulignent l’égalité ontologique spirituelle et axiologique de l’homme et de la femme, alors que les textes circonstanciels normatifs soulignent les différences. En effet, le droit codifie essentiellement pour le corps en fonction de la division des rôles donnés dans la société. Ce droit coranique différencié ne pouvait êtremieux formulé dans un contexte tribal et patriarcal, où la richesse et le pouvoir étaient surtout liés à la force physique et où, de fait, les femmes étaient mises à l’écart des circuits politiques, économiques, etc. En conséquence de quoi, elles ne pouvaient avoir une grande indépendance par rapport aux hommes dans un tel contexte. C’est le sens du passage qui dit : « Elles ont des droits équivalents à leurs devoirs selon l’usage, et les hommes les dépassent par un degré [celui de la responsabilité]38. » Ce qui est tout à fait banal si l’on s’en tient à la condition des hommes et des femmes quels que soient d’ailleurs leur religion, leur culture, leur peuple, etc., dans le monde et à cette époque. Le constat que fait ce verset est pris malheureusement par beaucoup de musulmans comme une injonction et un modèle de société à entretenir. Or c’est la configuration anthropologique d’alors qui explique la disposition différenciée entre hommes et femmes dans les statuts de l’ordre social et relationnel (héritage, témoignage…), mais aucunement dans l’ordre spirituel, intellectuel et cultuel. Les femmes du moment coranique n’espéraient probablement pas mieux en matière d’héritage, d’indépendance économique, d’accès au savoir, de témoignage… C’était déjà une véritable révolution juridique, mais ce mouvement n’était pas censé s’arrêter à ce stade.
Conclusion
La clé de voûte de la compréhension du Coran se trouve dans une «métaphore galénique». En effet, le Coran est comme un médicament, il contient un principe actif (esprit oumessage) enrobé dans des excipients et des adjuvants culturels (langue arabe, contexteanthropologique…). Par conséquent, toute confusion à ce niveau de perception du phénomène coranique conduirait à une lecture qui non seulement serait sans effet mais pourrait être nocive, voire mortelle. Plus fondamentalement il s’agit de passer de la lettredu texte et même de son intention à celle de son auteur.
Ce qui doit importer le plus, c’est la pédagogie coranique. La question devient alors plus théologique que normative si l’on considère que « Dieu peut légiférer une loi qu’Il nevoulait pas forcément et qu’Il voudrait ce qu’Il n’a pas légiféré », pour reprendre une remarque théologique d’al-Juwaynî. On peut comprendre cette règle théologique à la lumière d’un hadîth normatif du Prophète qui dit : « Parmi les choses que Dieu aautorisées – tout en Lui étant la plus détestable – il y a le divorce. » Cela signifie en clair que la loi coranique ne reflète pas forcément l’idéal conforme au Vouloir divin.
On comprendra alors pourquoi le Coran tout en limitant et en atténuant les inégalités, sans les suspendre toutes, ouvre parallèlement et implicitement tout un dispositif d’évolution par le biais du principe recteur (irchâd) vers l’idéal, une fois le contexte devenu favorable. Une loi doit toujours attendre le moment convenable pour qu’elle soit admise et bien appliquée, sinon elle serait contre-productive ou tout simplement refusée. L’histoire nous montre que l’esclavage ne fut aboli qu’une fois devenu plus coûteux socialement, moins rentable économiquement, surtout après la révolution industrielle. Il n’y avait donc pas que des considérations philosophiques et éthiques, mais aussi pragmatiques voire utilitaristes.
Ce qui pourrait paraître aujourd’hui choquant dans le Coran s’explique par le fait que les conditions pour changer certaines lois n’étaient tout simplement pas toutes réunies lors du moment coranique. Le temps était trop court pour opérer tous les changements qui ont été amorcés par la dynamique de la Révélation. Il y a donc une intention téléonomique que le canoniste musulman doit extraire à partir du Coran lui-même.
Aujourd’hui, la technologie, entre autres, qui est l’une des caractéristiques de notre modernité, a permis par exemple aux femmes de travailler, d’avoir la même mobilité que les hommes, d’être ministres ou même présidentes – même si la parité est loin d’être atteinte – et d’être chefs d’entreprise, sans être handicapées par le physique, etc. C’est aussi grâce aux avancées de la médecine et des moyens de contraception que les femmes ont pu maîtriser leur fécondité– ce que l’islam n’a jamais condamné depuis ses origines. Tout ceci, entre autres, lié aux progrès de l’humanité, a permis aux femmes de rivaliser plus loyalement avec les hommes dans la société, voire même de les dépasser dans certains secteurs. Cette nouvelle situation convoque dès lors un déplacement d’un certain nombre de normes coraniques vers des formes éthiques concrètes, adéquates à la condition des hommes et des femmes aujourd’hui.
Cette perception cinétique du Coran est la seule réponse à ce conservatisme statique aiguë qui, au lieu d’extraire l’esprit et la méthodologie du Coran pour les traduire sous une forme nouvelle et contemporaine, cherche à reproduire un contexte coranique pour lui faire correspondre la lettre du Coran, confondant ainsi l’enveloppe avec le message que contient la lettre. Ceci à supposer que la lettre du Coran ait été un jour appliquée totalement, même à l’époque du Prophète.
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