La régulation professionnelle : des règles non étatiques pour mieux responsabiliser
Introduction
La régulation ne se limite pas aux seules règles étatiques du droit positif
Qu’appelle-t-on régulation ?
Régulation publique ou privée ?
Autorégulation ou régulation professionnelle ?
Corégulation ou métarégulation ?
Régulation privée nationale ou transnationale ?
Forces et faiblesses de la régulation privée
La régulation privée existe depuis longtemps, elle est relancée avec la mondialisation
La régulation privée existe depuis longtemps
La régulation privée est fortement relancée par la globalisation
Les conditions d’une régulation privées crédible et acceptable
L’absence d’une déontologie des journalistes en France
L’exemple de la régulation professionnelle de la publicité
Les conditions d’exercice d’une régulation privée crédible et acceptable
Les conditions de crédibilité de la régulation professionnelle
Les conditions de légitimité de la régulation professionnelle
Conclusion
Résumé
La crise économique et financière a renforcé le débat sur les formes les plus efficaces de régulation : comment mieux encadrer des entreprises et des professions où certains comportements sont moralement critiquables ? Dans de nombreux secteurs, il existe, à la place ou en complément de la réglementation publique, des règles non étatiques. On appelle régulation professionnelle ces systèmes de production et de contrôle de règles privées qui responsabilisent les acteurs de certains secteurs. Ainsi, dans le domaine du sport, on a vu très tôt des instances professionnelles, nationales et internationales, établir sans intervention des États des règles propres à chaque sport.
La globalisation a puissamment accéléré la régulation non étatique, les entreprises devenues mondiales devant se fixer des normes transnationales pour coordonner et harmoniser les conditions de travail, de production et de distribution. À cette préoccupation s’est ajoutée ensuite celle du développement durable : pour défendre leur réputation et leurs marques, les grandes firmes, sous la pression des pouvoirs publics et des ONG, ont dû mettre en place des normes sociales et environnementales devenues la forme contemporaine de l’éthique des entreprises.
Pour être jugée crédible et efficace, la régulation professionnelle doit garantir l’efficacité des règles qu’elle a établies, avec un contrôle, des sanctions en cas de manquements et une évaluation publique et périodique de ses résultats. Mais il lui faut surtout une légitimité démocratique.
Le secteur de la publicité a ainsi réformé une autodiscipline, qui date des années 1930, en y associant les associations concernées et en permet- tant à tout consommateur de se plaindre auprès d’un jury indépendant d’une publicité qui serait contraire aux règles déontologiques écrites par les annonceurs, les agences et les médias.
La régulation professionnelle s’appuie sur la liberté d’engagements volontaires et sur la responsabilisation d’acteurs privés confrontés à l’éthique de leur activité et de leur métier. On ne peut mettre de côté cette régulation privée au moment où l’on cherche, dans un monde global, et en crise éthique, à moraliser le marché. Elle n’est certes pas suffisante, mais, à l’évidence, elle est plus que jamais nécessaire.
Jean-Pierre Teyssier,
Maître de conférences à sciences Po
Ancien président de l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP) et de l’Alliance européenne pour l’éthique en publicité (EASA)
Introduction
Les deux mots les plus cités depuis la crise sont « règle » et « morale1 ». La crise économique et financière, qui s’est déclenchée en 2007 avec les excès des subprimes et dont les effets sont loin d’être dissipés, a généré dans nos sociétés une demande de régulation et d’éthique. On demande des règles mieux adaptées à un monde ouvert, mais aussi des comportements plus acceptables de la part des acteurs économiques. Or réguler autoritairement décourage toute démarche éthique, par nature volontaire.
Les systèmes d’encadrement des économies et des entreprises, largement fondés sur des législations nationales, ont de plus en plus de difficulté à normaliser des marchés ouverts et internationalisés, comme les marchés financiers ou Internet, pour ne citer qu’eux. La régulation bancaire et financière, par exemple, entendue comme la réglementation imposée par les pouvoirs publics aux banques et aux établissements financiers, a mal fonctionné pendant la crise. Non pas par absence de règles ou par excès de dérégulation, mais par son incapacité à répondre au développement de nouveaux produits financiers. Pour Élie Cohen, on a « surrégulé le cœur financier tout en fermant les yeux sur une périphérie proliférante, instable et dangereuse2 ». Il faut une action régulatrice nouvelle, qui soit capable, avec souplesse et rapidité, de suivre sans relâche des innovations financières sans cesse à la recherche des niches les plus favorables.
Mais comment une réglementation peut-elle être efficace dans des économies ouvertes, aux échanges instantanés et sans entraves, si les acteurs économiques ne changent pas leur comportement ? Animés par l’individualisme qui domine notre époque, motivés par la recherche de gains à court terme, les professionnels de la finance ont trop souvent développé leur savoir-faire aux dépens des besoins de l’économie réelle et au rebours de leur responsabilité sociale. Et, en plus, notent les victimes de la crise, cette irresponsabilité leur vaut des rémunérations extravagantes. L’opinion ne peut plus accepter un marché soumis au seul jeu des égoïsmes. Comme l’écrit Armatya Sen : « On perçoit souvent le capitalisme comme un système dont la dynamique met en jeu exclusivement l’avidité des individus, alors qu’en vérité l’économie capitaliste repose sur un système fortement charpenté de valeurs et de normes3. »
Les règles ne peuvent donc fonctionner sans une éthique professionnelle, car sans valeurs on trouvera toujours un moyen de les tourner. Et, plus grave encore, à vouloir les tourner, on s’enfoncera dans des chemins encore plus dangereux pour la société. À ce titre, une réglementation autoritaire peut aller à l’encontre du but recherché : en déresponsabilisant les acteurs concernés, elle les pousse aux comportements qu’elle cherche à proscrire. C’est ainsi qu’en France la loi Évin sur les alcools, en considérant tout producteur ou distributeur, comme un délinquant en puissance, l’incite à se comporter comme tel. Dans le domaine financier, c’est pour tourner la réglementation que l’innovation bancaire a créé les produits les plus dangereux. En déniant aux professionnels leur responsabilité sociale, on les pousse à la faute. Une bonne règle est celle qui en appelle aux valeurs et à la liberté de ceux qu’elle régule.
Comment sortir de cette impasse où nous enferme la contradiction entre règles et valeurs ? Imposer unilatéralement des règles par la loi et par les tribunaux conduit à ce que Kant appelait l’hétéronomie : avec des règles autoritaires imposées par l’extérieur, celle-ci implique la soumission des acteurs concernés, les incite à ne plus se vouloir libres ni responsables, et leur ferme toute recherche éthique. D’un autre côté, les comportements d’un secteur professionnel doivent être encadrés, ne serait-ce que pour faire respecter à tous les mêmes règles du jeu. Tout marché a besoin de règles. Mais celles-ci ne doivent pas déresponsabiliser. À ce titre, une voie est possible : celle de la régulation privée, apte à fonder des règles professionnelles respectées. Il suffit de demander aux acteurs et aux entreprises de se fixer elles-mêmes leurs règles, à condition qu’un contrôle impartial soit assuré. Quel meilleur moyen de se sentir responsable qu’en étant ainsi appelé à définir soi-même le meilleur comportement dans son activité ? Face à l’hétéronomie, on pourrait plutôt rechercher, dans une démarche kantienne, l’autonomie d’acteurs économiques libres et responsables. Cette note propose d’étudier cette voie et de dégager les conditions d’une régulation privée à la fois acceptable par nos sociétés et apte à fonder une éthique professionnelle.
La régulation ne se limite pas aux seules règles étatiques du droit positif
Les normes ou règles qui encadrent un secteur, une activité ou une profession peuvent être très différentes, dans leur origine comme dans leur nature. Elles peuvent découler du droit positif, la hard law, mais aussi d’engagements volontaires, de codes ou de règles déontologiques, la soft law. Il faut tout d’abord s’entendre sur quelques définitions pour mieux démêler tous les aspects de cette mécanique normative complexe.
Qu’appelle-t-on régulation ?
Bertrand du Marais, Droit public de la régulation économique, Paris, Presses de sciences Po/Dalloz, 2004.
Voilà un terme, et un concept juridique, employé d’abondance et qui recèle bien des significations, voire même des contradictions. La régulation a trois sens possibles4 :
- un sens technique : le mécanisme ou le système qui permet le main- tien d’une fonction ou d’un équilibre (dans les domaines scientifique et technique, notamment en cybernétique) ;
- un sens économique : l’appareillage juridico-économique utilisé pour permettre l’ouverture à la concurrence d’un secteur économique qui ne peut s’équilibrer sans l’intervention d’un régulateur (définition plutôt retenue en France depuis l’ouverture des anciens monopoles publics, comme les télécommunications ou l’énergie) ;
- un sens normatif : l’ensemble des règles collectives qui permettent à une société de vivre dans l’ordre qu’elle s’est défini. Ce sens, plutôt anglo-saxon d’origine, est celui qui l’emporte de plus en plus sur les autres. C’est celui que nous retiendrons.
Régulation publique ou privée ?
En tant que système de production et de contrôle des règles collectives, la régulation peut utiliser des règles publiques, ou bien privées :
- des règles publiques fixées par l’État : la loi, les règlements et les décisions des autorités administratives indépendantes, qui alimentent le droit positif, sous le contrôle des tribunaux ;
- des règles privées, produites et décidées par des associations, entreprises ou groupes de personnes privées (déontologie professionnelle, codes de conduite, chartes éthiques, ).
La régulation privée inclura donc tous les engagements volontaires décidés par des acteurs privés, des professions ou des entreprises qui auront été écrits et publiés de manière à engager l’ensemble d’un secteur ou d’une profession. On exclura donc les engagements contractuels et individuels pris par une personne physique ou morale, qui relèvent aussi du droit privé mais ne constituent pas des corps de normes collectives applicables par des professionnels dans un secteur ou dans une entreprise.
Autorégulation ou régulation professionnelle ?
La régulation privée d’un secteur économique ou d’une profession avec des règles collectives librement décidées s’est développée :
- d’abord, par autorégulation, c’est-à-dire par l’écriture de règles volontaires dans des systèmes autonomes et fermés, allant jusqu’au corporatisme dans le cas des ordres professionnels. Sous cette forme ancienne, les acteurs professionnels dénient à quiconque le droit de décider ou de contrôler leurs règles. Cette autorégulation « pure » est celle défendue par les professions et les entreprises hostiles à toute intervention extérieure, notamment de l’État ou du législateur. Cette vision exclut en tout cas un sens prêté couramment à l’autorégulation chez les plus libéraux : celui d’un rééquilibre spontané d’un marché ou d’un secteur par des « mains invisibles » sans besoin de régulation. L’autorégulation n’est pas le laisser-faire, mais une régulation de type privé avec des règles collectivement acceptées ;
- ensuite, par régulation professionnelle : les systèmes autorégulés ont dû s’ouvrir pour tenir compte des demandes de transparence et de participation des parties prenantes (consommateurs, clients, etc.) ou des exigences de l’État ou du législateur. Le contrôle des règles privées a dû aussi inclure de l’impartialité et de l’indépendance avec des personnes extérieures au secteur. C’est ainsi que dans le domaine de la publicité, le Bureau de vérification de la publicité (BVP) a donné naissance à une Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP). On observe également la même évolution dans la régulation d’Internet.
Corégulation ou métarégulation ?
Cary Coglianese et Evan Mendelson, « Meta-regulation and self-regulation », in Robert Baldwin, Martin Cave et Martin Lodge (dir.), The Oxford Handbook of Regulation, Oxford , Oxford University Press, 2010.
Régulations publiques et privées ne s’excluent pas, elles se complètent sous de nombreuses manières.
La corégulation est une coordination entre acteurs privés et responsables publics pour encadrer une activité et un secteur. Ce nouveau mode de gouvernance se développe à l’incitation de l’Union européenne, mais aussi en France pour éviter de nouvelles réglementations. Ainsi, dans le domaine des rémunérations des dirigeants ou de celui de la gouvernance des entreprises, l’Autorité des marchés financiers (AMF) contrôle le respect des codes de conduite décidés par le Medef et l’Association française des entreprises privées (Afep) ;
Forgé dans les universités anglo-saxonnes5, le nouveau concept de métarégulation permettrait de suivre les formes nouvelles de corégulation voulue par le législateur ou l’État. Il s’agirait d’utiliser la régulation privée à des fins d’intérêt public, en tirant parti des mécanismes et des organismes de régulation mis en place par le secteur professionnel considéré. Ce mode de gouvernance s’observe notamment dans les domaines de la finance et de la banque depuis la crise.
Régulation privée nationale ou transnationale ?
Les règles privées décidées par des entreprises ou des professionnels peuvent s’appliquer dans un cadre national (comme la déontologie professionnelle des ordres ou des médias), mais aussi international. On peut, à ce titre, citer les codes de conduite développés par la Chambre de commerce internationale depuis les années 1930 afin de réguler la concurrence entre les entreprises. Le développement de l’Union européenne a incité de nombreux secteurs à se fixer des règles sur le plan européen (le textile, l’automobile ou l’industrie pharmaceutique, par exemple). Sur le plan transnational, la globalisation des activités économiques et sociales a conduit de nombreuses entreprises à se doter de leurs propres règles pour préciser leurs conduites, au sujet notamment des conditions de travail de leurs salariés ou de l’environnement. On peut considérer que les grandes entreprises ou les professions qui agissent mondialement voient désormais leurs activités et leur éthique professionnelle encadrées par des normes collectives d’origine privée ou publique, d’une part, nationale ou internationale, d’autre part. La régulation devient donc infiniment plus complexe à l’ère de la globalisation des marchés.
Forces et faiblesses de la régulation privée
Bertrand du Marais, op. cit.
Par rapport à la régulation étatique, les règles et les normes produites et contrôlées par des acteurs privés dans un secteur ou une profession présentent un certain nombre d’avantages, mais aussi de faiblesses6.
Avantages
- Responsabiliser les acteurs et professions concernés, car on respecte mieux ce que l’on a décidé librement et volontairement pour soi-même. Les contraintes qui en découlent ont fait l’objet d’une discussion et d’un accord collectif.
- Produire des normes adaptées aux réalités et à l’expertise du secteur, car venant du terrain (bottom-up) et non imposées d’en haut par les pouvoirs publics.
- La norme ainsi fixée peut être plus facilement changée ou adaptée, surtout dans les secteurs à forte évolution technique, par rapport au processus législatif et réglementaire.
- Meilleure adéquation avec les besoins du public, car les règles sont faites par ceux qui ont accès aux consommateurs.
- Le coût est moindre pour obtenir les informations nécessaires à l’élaboration des normes et pour appliquer ces dernières : les finances publiques en sont allégées, puisque ce sont les acteurs privés concernés qui prennent en charge le contrôle et le suivi du respect de cette régulation.
- Les tribunaux ne sont pas alourdis par la législation ainsi évitée et les éventuels conflits découlant de la régulation privée, les professions devant mettre en place elles-mêmes les moyens de médiation ou de discipline nécessaires en cas de non-respect des règles édictées.
Faiblesses
- Aspect « club » fermé de ceux qui produisent les normes, dans un secteur donné, tentés de les utiliser aux dépens de nouveaux entrants ou de profiter de l’opacité du système pour disposer d’informations privilégiées.
- Risque de corporatisme, quand les instances d’autorégulation sont réservées à certains et fermées à d’autres ou quand une réglementation de la profession nuit à la libre concurrence : cette critique a d’autant plus été émise, notamment par les instances européennes à l’encontre des ordres professionnels, que ces derniers se sont vus investis par la loi d’une délégation de service public leur conférant de forts pouvoirs disciplinaires.
- Efficacité de façade, quand les engagements présentés par les acteurs privés ne sont pas accompagnés d’un système qui assure leur suivi et leur contrôle, avec des sanctions suffisantes en cas de non-respect.
- Problème de légitimité, surtout : dans un pays démocratique, toute règle doit être produite par une instance légitime qui, dans le cas d’acteurs privés, ne peut se résumer à un syndicat professionnel ou à une part du marché. Les règles de la démocratie doivent aussi jouer dans l’élaboration de la norme, même privée, en faisant intervenir les parties prenantes au secteur concerné, ou les consommateurs, et en présentant les garanties d’impartialité, de transparence et de publicité suffisantes pour légitimer la norme ainsi décidée. On trouve là le défi le plus important lancé à la régulation privée, qui doit trouver en elle-même les moyens de garantir l’acceptabilité démocratique des normes qu’elle édicte. Ces moyens existent, comme on tentera de le démontrer.
La régulation privée existe depuis longtemps, elle est relancée avec la mondialisation
La régulation privée existe depuis longtemps
Elle s’est imposée sous l’effet de deux facteurs : l’organisation dans les zones de non-droit et la mise en place des règles professionnelles.
L’organisation dans les zones de non-droit
Depuis des temps immémoriaux, la société a fait appel à des règles privées pour s’organiser : avant l’institution de l’État ou dans les zones de non-droit, c’est ainsi que l’on pouvait assurer la sécurité de chacun. Comme le rappelle Michel Serres7, la forêt de Sherwood était une zone de non-droit, où Robin – un robin est celui qui porte la robe du juge – a installé, avec ses compagnons, ses propres règles. Face à l’occupant, qui édicte les règles étatiques, il y a des résistants qui leur opposent des règles privées tout autant légitimes. Ainsi durant la Seconde Guerre mondiale, dans le maquis limousin, Georges Guingoin, chef local des Francs tireurs et partisans (FTP), apposait ses propres arrêtés fixant le prix du pain sur les portes des boulangeries de la Haute-Vienne. Sans aller aussi loin, dans les zones internationales non soumises à la souveraineté des États on fait encore aujourd’hui appel à la régulation privée pour y encadrer le commerce international ou la navigation hors des eaux territoriales.
Interview paru dans le quotidien Les Échos du 24 août 2009.
La mise en place des règles professionnelles
Deux systèmes très différents de régulation professionnelle ont par exemple été bâtis au XIXe siècle :
– les professions libérales : soucieuses de définir leur déontologie, elles ont compté sur elles-mêmes pour garantir à leurs clients des prestations fondées sur certaines valeurs. Pendant longtemps, leur expertise, combinée à leur professionnalisme, leur donnait la légitimité suffisante pour fixer leurs règles de conduite dans les situations complexes que peut connaître leur activité. Seuls des médecins pouvaient, dès la plus haute Antiquité, écrire et garantir le serment d’Hippocrate. Les professions « libérales », car dignes d’exercer librement (médecins, avocats, notaires, etc.), ont pu ainsi édifier des ordres professionnels pour organiser leur activité autour de règles déontologiques fortes. Cette autonomie est apparue tellement légitime que l’interdiction des corporations imposée par la Révolution a été levée au XIXe siècle afin d’autoriser les professions libérales à s’organiser en ordres professionnels. La régulation professionnelle ainsi édifiée disposait de tels pouvoirs, notamment dans les sanctions disciplinaires, que le législateur a dû prévoir une procédure d’appel devant le juge administratif. Aujourd’hui mis en cause par Bruxelles au nom du respect de la concurrence comme par l’opinion après l’affaire Enron, les ordres professionnels doivent réduire les risques corporatistes de leurs organisations, tout en garantissant à leurs clients une éthique professionnelle encore plus affirmée.
– le mouvement sportif : là aussi, des règles privées ont prévalu pour organiser une activité dont les règles du jeu incombent légitimement à ses participants. C’est ainsi que sont nées, au XIXe siècle, les instances sportives, nationales et internationales, pour réguler les sports pratiqués aujourd’hui. L’État n’est intervenu auprès des fédérations sportives que tardivement et à propos de problématiques connexes, tels le droit du travail ou la sécurité dans les stades. Le développement totalement auto- nome et privé du mouvement olympique est une illustration de cette capacité du sport à s’autoréguler. Le Comité international olympique (CIO) déploie dans le monde un pouvoir quasiment souverain à propos de Jeux olympiques, dont l’importance économique et politique est devenue considérable. Citons aussi le Tribunal arbitral du sport (TAS), instance totalement privée, devenue indépendante du CIO qui l’a créé en 1981 et dont les pouvoirs en matière de dopage et d’arbitrage sont considérables. La régulation privée du sport sur le plan international n’est pas exempte de critiques : les soupçons de corruption ou de partialité dans les décisions et de manque de démocratie et de transparence dans les procédures d’élection des dirigeants exigent aujourd’hui des ajustements dans le fonctionnement des mouvements sportifs.
La régulation privée est fortement relancée par la globalisation
L’impuissance des règles étatiques à encadrer seule la globalisation
- L’internationalisation des règles à édicter
Comme l’illustre la régulation d’Internet, le monde global et les nouvelles technologies nécessitent l’appel à des règles transnationales nouvelles. Là où le droit positif, qui s’arrête aux frontières des États, est impuissant, les acteurs privés et professionnels doivent décider de leurs règles. Avec la mondialisation, ce besoin se renforce. Pour Michel Serres, « si vous voulez réguler le monde d’aujourd’hui avec le vieux droit, vous allez échouer, comme pour Internet. Il faut attendre que dans la forêt d’Internet on puisse inventer un droit nouveau sur ce lieu de non-droit. Plus généralement, dans cette crise qui fait entrevoir un nouveau monde, ce n’est pas le droit ancien qui va prévaloir8 ». Le droit nouveau que demande la mondialisation laissera nécessairement une large place à la régulation privée, puisque les États ne pourront plus décider seuls, comme le montre la régulation d’Internet qui préfigure la gouvernance mondiale.
- Les besoins des multinationales
Avec la globalisation, l’internationalisation de leurs activités a contraint les entreprises à coordonner et à sécuriser leurs activités de production et de distribution en édictant leurs propres normes. Se conformer aux législations nationales, qui varient ou qui n’existent pas, ne suffit plus. Cela a commencé avec les règles comptables et les conditions de tra- vail, jusqu’à intégrer aujourd’hui des normes sociales et environnemen- tales. Au-delà des règles internes aux entreprises, la régulation mondiale aspire à des règles transnationales privées pour épauler, voire remplacer, la coopération intergouvernementale. Nombreux sont les domaines où s’imposent, surtout depuis la crise, ces nouveaux modes de régulation transnationale, comme dans le secteur de la finance internationale, avec des règles comptables, des procédures de notation, etc. La coopération intergouvernementale ne suffira pas sans l’adhésion des acteurs et des professions concernées.
- La crise de la loi
Dans certains pays, comme la France, s’ajoute l’impuissance de la loi à respecter sa mission normalisatrice première. Les lois sont devenues des actes de communication, hâtivement rédigées avec des textes mal écrits, trop nombreux et très souvent de ce fait dépourvus de règlements d’application. Chaque année le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État dénoncent l’inflation législative. Depuis 1980, le Journal officiel est passé de 15.000 pages annuelles à 23.000. Il y a aujourd’hui 59 codes législatifs et chaque année sont promulguées 200 lois nouvelles ! On se souvient de la « colère sacrée » de Pierre Mazeaud, alors président du Conseil constitutionnel, qui, en janvier 2005, dénonçait « un rite incantatoire, surchargé de détails, trop fréquent, imprécis, bavard et donc inefficace ». À cette imprécision il faut ajouter l’insécurité juridique et l’encombrement de tribunaux déjà surchargés. Ajoutons que vouloir tout régler avec des textes autoritaires ne permet plus au gouvernement et au Parlement de faire appel à la responsabilité de la société. « La fébrilité du législateur trahit l’illusion de remplacer par la loi le recul des responsabilités individuelles et de la morale9. »
- Internet, laboratoire de la nouvelle gouvernance mondiale
La loi nationale, très souvent inefficace et, en outre, bloquée aux frontières, est impuissante à réguler des techniques qui évoluent constamment en extraterritorialité, comme l’illustrent les difficultés de la loi Hadopi, immédiatement tournée. Avec Internet, la coopération inter- gouvernementale, qui avait su encadrer les échanges postaux et téléphoniques (avec des organisations comme l’UIT), s’est heurtée à l’opposition des acteurs privés de la Toile. Créé par des chercheurs, animé par un esprit libertaire, Internet est gouverné par des acteurs hostiles à toute réglementation étatique. Dominé par les États-Unis, le développement d’Internet est en outre très respectueux de la liberté d’expression. C’est par l’autorégulation que s’est installée toute la normalisation technique du Web, avec des organismes privés comme l’Internet Engineering Task Force (IETF) pour le protocole TCP/IP, le World Wide Web Consortium (W3C) pour les normes HTLM et HTTP, ou l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN) pour les noms de domaine. À cette autorégulation technique – efficace, mais critiquable par son opacité – s’est ajoutée une autorégulation du contenu de la part des fournisseurs d’accès : citons, par exemple, la « police du Net » menée par les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) de trente-neuf pays qui permet de fermer les sites dits « odieux » (racistes, antinationaux, choquants, etc.) signalés par les internautes. La « coproduction » entre internautes10 (comme on l’observe aussi avec Wikipédia) est ainsi un mode nouveau et original d’encadrement de la Toile. Internet devient un objet de responsabilité partagée entre les États, les acteurs et la société civile. C’est le laboratoire de la gouvernance nouvelle que demande le XXIe siècle, où les États, le secteur privé et la société civile doivent coopérer, avec une place importante offerte à la régulation privée.
Droit d’alerte professionnel, avec un problème de compatibilité avec le droit, la Cnil ne l’admettant que dans des cas précis (comptabilité, relations bancaires, corruption).
Article L121-1 prohibant les pratiques commerciales trompeuses, comme se prévaloir d’un code de conduite non respecté.
Article 27 du Code de commerce : « Lorsqu’une société se réfère volontairement à un code de gouvernement d’entreprise élaboré par les organisations représentatives des entreprises, le rapport prévu au septième alinéa du présent article précise également les dispositions qui ont été écartées et les raisons pour lesquelles elles l’ont été. Se trouve de surcroît précisé le lieu où ce code peut être consulté. Si une société ne se réfère pas à un tel code de gouvernement d’entreprise, ce rapport indique les règles retenues en complément des exigences requises par la loi et explique les raisons pour lesquelles la société a décidé de n’appliquer aucune disposition de ce code de gouvernement d’entreprise. »
L’éthique des affaires relancée par la globalisation et moteur d’une régulation professionnelle
- Globalisation et éthique professionnelle
Intégrer des préoccupations éthiques et les mettre en œuvre avec des codes de bonnes pratiques n’est pas quelque chose de nouveau pour le monde des affaires. Dans les pays anglo-saxons, notamment, à mentalité protestante, un bon comportement fait partie intégrante du « bon business ». Cela a très tôt entraîné des codes de conduite et une forme volontaire de régulation de certaines des activités des entreprises (pro- motion des ventes, publicité, etc.). Dès 1913, aux États-Unis, fut créé dans ce sens le Better Business Bureau (BBB) et, en 1919, sur le plan international, la Chambre de commerce internationale. Mais il s’agissait alors de promouvoir de bons comportements entre agents économiques en assurant la loyauté de la concurrence, afin de développer sainement les échanges et l’activité. Aujourd’hui, ce n’est pas seulement entre elles, c’est vis-à-vis de la société que les entreprises doivent démontrer et pratiquer leur responsabilité sociale, sous l’effet de nouveaux facteurs introduits par la mondialisation :
- dans les années 1990, les entreprises ont souhaité mettre en avant leurs valeurs : la mobilisation de leur personnel le nécessitait. Désenchantés par la mondialisation, inquiets pour leur travail, déroutés par la complexité croissante de leurs tâches, les salariés devaient être rassemblés et remobilisés. C’est ainsi que l’on a vu s’installer dans les plus grandes entreprises l’idée d’intégrer cette démarche dans des projets d’entreprise, des chartes et, plus largement, dans des engagements qui ont été les premiers pas d’une business ethics revenue sur le devant de la scène ;
- avec la mondialisation, un nouveau facteur est intervenu : dans une globalisation qui inquiète, la réputation des marques nécessite de manifester une responsabilité sociale. Nike a ainsi cruellement souffert quand les consommateurs ont appris que les fameuses chaussures de sport étaient fabriquées dans certains pays par des enfants. Toute entreprise apparaissant comme un facteur de risque social ou environnemental, il lui est indispensable de prouver un sens affirmé de sa responsabilité. Elle a intérêt à présenter une certaine éthique dans ses activités, non seulement face aux consommateurs mais aussi face aux investisseurs, qui se fondent de plus en plus sur les appréciations en la matière, exprimées par des ONG particulièrement critiques et attentives ou par les agences de notation sociale.
Tout cela, combiné avec la pression des pouvoirs publics, des ONG ou des organismes internationaux (ONU, OCDE) poussant en faveur de règles de gouvernance plus claires ou de normes sociales et environnementales, a conduit les grandes entreprises à se doter d’engagements volontaires, sur le plan international avec le Global Compact, lancé en 2000 par les Nations unies, ou en France avec la responsabilité sociale des entreprises (RSE). Et, toujours dans l’Hexagone, la loi sur les nouvelles régulations économiques (NRE) de 2001 oblige les sociétés cotées à présenter chaque année un rapport sur leurs engagements en matière de développement durable.
- Contenu et validité de cette éthique des entreprises
Les engagements volontaires pris ainsi par les entreprises les ont conduites à édicter des normes nouvelles et nombreuses, codifiées dans des chartes éthiques, des codes de conduite ou des règles déontologiques dans de nombreux domaines. On peut légitimement s’interroger sur la validité et la crédibilité de ces normes : simple moyen de communication ou outil de contrôle interne, peuvent-elles aller jusqu’à garantir des changements réels de comportements ? Initiative sincère des acteurs privés en cause ou moyen d’éviter une législation ? La pression exercée par les pouvoirs publics, les organismes intergouvernementaux internationaux et la société civile joue un rôle indéniable, dont l’impact varie en fonction de la problématique en cause. En revanche, on n’entrera pas dans le débat sur la sincérité ou le caractère désintéressé de l’éthique ainsi revendiquée par des entreprises. Toute conduite humaine, qu’elle soit le fait d’acteurs publics ou privés, mêle motivations altruistes et motivations intéressées. Bien des chefs d’entreprise et des professionnels se révèlent dignes de défendre des intérêts publics, parfois mieux que des hommes politiques. Après tout, Bill Gates a fait plus pour l’intérêt général que nombre de gouvernants.
Afin de tenter d’évaluer la validité de ce type de régulation privée, on distinguera son champ d’application, interne ou externe à l’entreprise :
- interne à l’entreprise : il peut y avoir des engagements qui restent déclaratifs, dans un souci de communication, de mobilisation interne ou de réponse ponctuelle à des préoccupations de l’opinion. Les engagements annoncés en matière de gouvernance des grandes sociétés n’ont, pour prendre un exemple, guère été respectés. Mais les règles internes mises en place dans de nombreux domaines (par exemple, pour lutter contre la corruption, l’obligation du whistle blowing11) peuvent acquérir une validité juridique lorsqu’elles sont reprises dans des contrats, par exemple dans les contrats de travail des salariés ou dans les conditions générales de vente. Le non-respect de ses propres normes éthiques par une entreprise peut être sanctionné sur le terrain du droit de la consommation depuis la transposition d’une directive européenne dans le Code de la consommation12. Les juges, particulièrement dans les pays de common law, considèrent de plus en plus les engagements des entreprises annoncées publiquement comme des allégations publicitaires et assimilables à de la publicité trompeuse si elles ne sont pas respectées. Le respect de ces règles internes est d’ailleurs quelquefois confié à des observateurs externes, comme des audits en cas de certification ISO, voire des ONG (comme WWF). Reste à savoir si ces normes constituent une véritable éthique professionnelle ou s’il ne s’agit pas, au contraire, d’une forme de contrôle de qualité, apportant certaines garanties au consommateur, à l’actionnaire et aux autres parties prenantes de son activité.
- externes à l’entreprise : les règles collectives valables pour une profession dans son ensemble ou un secteur économique particulier sont beaucoup plus crédibles, car la publicité donnée à ces normes et, surtout, le contrôle extérieur de leur bonne application apparaissent plus sérieux. La crise financière a conduit bien des professions, comme celle de l’audit, à clarifier et à renforcer leurs codes de conduite sur le plan international. En France, la question controversée des rémunérations des dirigeants a entraîné le Medef et l’Afep à écrire et à publier un code sur ce sujet en 2008. Les conditions de son respect sont-elles suffisantes ? Le mécanisme comply or explain (« appliquer ou expliquer ») a l’inconvénient d’autoriser par avance les manquements, s’ils sont expliqués, sans que les contrevenants soient nommément cités dans le rapport public imposé par la loi de juillet 200813. En ce qui concerne les sociétés cotées, l’AMF a été également chargée d’établir un rapport annuel, qui reste général, sans citer les sociétés et les dirigeants qui ne respectent pas le code auquel leur entreprise a portant adhéré. Cet exemple pose le problème des conditions de mise en œuvre et du contrôle de la régulation privée à laquelle il est fait ainsi appel. Pour pouvoir être accepté et crédible, ce mode de régulation nécessite de strictes conditions qu’il convient de préciser.
Les conditions d’une régulation privées crédible et acceptable
Pour s’implanter ainsi que pour fonctionner efficacement et être acceptée par la société, une régulation privée ou professionnelle nécessite des conditions précises.
Pour s’implanter dans une profession ou un secteur, une régulation privée nécessite l’adhésion forte et la cohésion de tous les acteurs concernés
Prenons l’exemple du secteur des médias : il est digne d’attention, car le législateur préfère ne pas toucher à leur liberté d’expression et laisser aux entreprises et aux professionnels de ce secteur la responsabilité de se fixer eux-mêmes les conditions d’exercice de leur métier. Or on y observe deux exemples opposés de régulation professionnelle, l’un qui a réussi à fonctionner, celui de la publicité, et l’autre qui n’a pas pu encore mettre en place une déontologie avec des règles unanimement acceptées et contrôlées, celui des journalistes.
L’absence d’une déontologie des journalistes en France
Nombreux sont les journalistes qui s’interrogent légitimement sur les règles de leur métier : par exemple, à propos de l’« affaire DSK », peuvent-ils divulguer des éléments de vie privée pour un personnage public ? Jusqu’où peut aller leur devoir d’information ? Ce questionnement n’est pas nouveau, il revient périodiquement, comme on l’a vu lors des inculpations dans l’affaire d’Outreau. Il ne s’agit pas de savoir comment respecter la loi, ce que tout journaliste, comme tout citoyen, doit faire ; il s’agit, au-delà, de savoir si les journalistes ne doivent pas se fixer, comme l’ont fait de nombreuses autres professions, des règles déontologiques qu’ils se fixeraient volontairement et qui leur imposeraient des limites complémentaires à la législation en vigueur.
Or, alors que l’éthique journalistique est constamment évoquée dans les rédactions et dans les écoles de journalisme, il n’existe en fait dans notre pays ni déontologie ni organisation professionnelle pour la mettre en œuvre. Font notamment défaut :
- un corps unique et connu des règles déontologiques valable pour tout journaliste : depuis la charte écrite en 1918, dite « des devoirs professionnels des journalistes français », actualisée en 1935 et considérée aujourd’hui comme dépassée, aucun code de conduite ne gouverne l’éthique journalistique dans son ensemble ;
- un organe professionnel pour contrôler et, si nécessaire, sanctionner le bon respect de ces règles. Tout lecteur, tout téléspectateur ou tout auditeur pourrait s’adresser à cette instance et se plaindre s’il pense que la déontologie n’a pas été respectée. Les « médiateurs » existant dans certains médias ont une autre fonction : ils répondent aux courriers des lecteurs ou des téléspectateurs, sans se référer à une déontologie commune ;
- une instance où les journalistes discuteraient de leur déontologie avec la société civile car, après tout, c’est le public qui peut être blessé et mis en cause par certains articles.
Aucune de ces propositions n’a été mise en place en France, alors qu’à l’étranger des Conseils de presse ont été créés par la profession, destinés à recueillir les demandes du public. Et pourtant, la presse française souffre d’un manque croissant de confiance et sa survie est mise en cause par Internet.
Pour quelles raisons ce qui a été réalisé à l’étranger ne l’est pas en France ? On peut avancer trois raisons à cet état de fait :
- la presse française se considère comme une presse d’opinion plus que d’information : chaque journal défend une ligne rédactionnelle, qui devient la marque et la personnalité du titre. L’éthique journalistique ne peut être acceptée que particulière à une rédaction et différente en fonction du journal. Ainsi lorsqu’en 2008 les États généraux de la presse ont examiné la nécessaire refonte de la charte déontologique de la presse, inscrite comme un des problèmes à régler, le rapport final a préféré pré- coniser des chartes éditoriales pour chaque publication : « Le pluralisme de la presse doit passer par un pluralisme des chartes éditoriales14. » Comment concevoir une éthique professionnelle à géométrie variable ? Le public peut être protégé dans un journal, et non dans un autre ? Ce qui est juste pour un titre ne le serait pas ailleurs ? Aucune éthique ne peut tomber dans un tel relativisme ;
- les journalistes défendent farouchement leur indépendance, s’opposant à toute « police déontologique », comme à tout examen de leur conduite par un tiers, même le plus impartial. Un « Conseil de presse » sur le modèle pratiqué dans des pays démocratiques, dont une dizaine en Europe, a été écarté par les États généraux de la presse devant le refus des journalistes. Il serait pourtant légitime de permettre au public, lorsqu’il s’estime atteint et blessé par des articles les mettant en cause, eux ou leurs proches, d’obtenir des explications, voire des rectifications, que le droit de réponse ne leur permet pas. La loi en France ne sanctionne que l’injure et la diffamation ; en deçà de telles incriminations, très limitées d’ailleurs par la jurisprudence et par les tribunaux, qui n’aiment pas toucher à la liberté d’expression, il y toutes sortes d’informations ou d’images qui affectent des personnes sans qu’elles puissent saisir les tribunaux. La liberté de la presse et l’éthique journalistique ne pourraient que s’honorer d’offrir au public la possibilité de se plaindre, comme c’est le cas pour la publicité ;
- les syndicats de journalistes, notamment le SNJ-CGT, revendiquent une compétence dans le domaine de la déontologie. Ils la dénient à leurs employeurs, les éditeurs, sans lesquels on ne saurait pourtant bâtir une éthique éditoriale, puisque ces derniers sont légalement et aux yeux du public responsables du contenu des journaux. Le SNJ refuse ainsi de siéger avec les éditeurs, comme leurs collègues étrangers, dans un Conseil de presse. Il est tout à fait légitime pour les syndicats de journalistes de défendre les intérêts de leurs mandants face à leurs employeurs, mais la déontologie d’un journal relève de toute l’entreprise et de tout le secteur professionnel en cause, comme c’est le cas ailleurs.
Mais bâtir une déontologie journalistique est pourtant urgent à l’heure d’Internet. Ce nouveau média pose à l’éthique de la presse de sérieux défis, avec les blogs, les sites éditoriaux et autres dispensateurs d’information qui, surtout lorsqu’ils sont diffusés de l’étranger, ne peuvent être encadrés que par une régulation professionnelle et non plus étatique. Jamais le public n’a été aussi défiant à l’encontre des médias et des journalistes. Respecter le public, la véracité des faits qui le concernent et les images qui l’atteignent est d’autant plus indispensable. Nombreux sont les journalistes, en France, qui en sont convaincus15. La commission parlementaire sur l’affaire d’Outreau l’avait préconisé. Un comité des sages a été constitué à l’issue des États généraux de la presse pour en discuter, sans aboutir à ce jour. Tant que les journalistes et les éditeurs n’auront pas la volonté et la cohésion nécessaires, une régulation professionnelle ne pourra pas s’implanter dans le secteur éditorial de la presse écrite et audiovisuelle, comme elle l’a été dans celui de la publicité. Il en résulte que, pour l’audiovisuel, c’est le CSA qui édicte les règles déontologiques des journalistes de la radio et de la télévision, alors qu’une déontologie véritable est censée découler de ceux qui exercent le métier en question.
L’exemple de la régulation professionnelle de la publicité
Terme qui figure dans la loi dite Grenelle I d’août 2009 et qui a été préféré à celui d’autorégulation qui, aux yeux du public a plutôt, le sens de « régulation spontanée » sans règles, alors qu’il y a au contraire en l’espèce des règles produites et contrôlées par le secteur concerné.
Dominique Baudis, depuis octobre 2010.
Les codes de la CCI ont longtemps été les seules règles professionnelles régulant les pratiques des professionnels de la publicité en France, jusqu’à ce que le BVP, puis l’ARPP, disposent de règles spécifiques depuis les années 1970. Le dernier Code consolidé de la CCI, Advertising and Marketing Communication Practice, publié en 2006, inspire toujours les travaux déontologiques de l’ARPP et figure dans les règles professionnelles reconnues en France, notamment par le Jury de déontologie de la publicité.
Notamment pour la publicité télévisée : tout spot, une fois produit, doit être soumis pour avis à l’ARPP avant sa Cette obligation, qui s’impose également aux non-adhérents de l’ARPP, résulte en France d’une demande du régulateur audiovisuel, le CSA, qui depuis 1991 confie à l’ARPP cette vérification préalable, effectuée également au nom des régies des chaînes de télévision. En 2010, plus de 21.000 avis TV ont été émis par l’ARPP.
Le JDP est composé de non-professionnels et présidé par un conseiller d’État. En 2010, il a reçu 505 plaintes et a jugé 40 campagnes dans des séances plénières, dont 27 ont conclu au caractère fondé de la plainte. Dans ces derniers cas, la publicité subit une double sanction : elle doit être retirée (pour cela le JDP en fait la demande à l’ARPP) et la décision du Jury est rendue publique. Cette atteinte à la réputation de la marque en cause est très efficace, car ce name and shame nuit à la relation de confiance que l’annonceur souhaite établir envers le consommateur.
Contrairement au cas précédent, le secteur des médias offre en revanche, avec la régulation professionnelle de la publicité, l’exemple sans doute le plus abouti en la matière. Les professionnels de la publicité (annonceurs, agences et supports) sont unanimes, en effet, à estimer que la communication commerciale ne peut être efficace et acceptée par le public que si une déontologie forte et contrôlée permet d’asseoir la confiance du consommateur. Le discours publicitaire, séducteur et partial, est diffusé au moyen de médias puissants et devient avec Internet de plus en plus intrusif. Ce mode de communication appelle donc une vigilance particulière. La méfiance du public et des pouvoirs publics à l’encontre de la publicité, surtout en France, explique la réglementation importante qui encadre cette activité, mais aussi l’autorégulation non moins active qui caractérise ce mode de communication. C’est l’engagement ancien, collectif et unanime des professions de la publicité qui explique la forte régulation privée réussie dans ce secteur. Il faut sommairement la décrire pour comprendre comment peut fonctionner ce type de régulation, peu étudié par la recherche académique.
L’autodiscipline des professionnels de la publicité, appelée officiellement régulation professionnelle16 depuis 2008, est fort ancienne en France. C’est la même association qui la conduit depuis soixante-quinze ans, initialement sous le nom d’Office de contrôle des annonces (créé en 1935 à l’initiative de la presse écrite), puis de Bureau de vérification de la publicité (en devenant tripartite avec l’adhésion des annonceurs en 1953), et d’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP) depuis la réforme des statuts en juin 2008. La grande majorité des annonceurs, des agences et des médias (y compris Internet) adhèrent à l’ARPP, soit directement, soit par l’intermédiaire de leurs organisations professionnelles, et la financent par leurs cotisations. En y adhérant, ces professionnels et leurs entreprises s’engagent à respecter les règles déontologiques et les décisions de leur Autorité. En outre, le respect des règles professionnelles de la publicité figure généralement dans les conditions générales de vente des régies publicitaires, ce qui leur assure une validité juridique opposable aux tiers. Signalons enfin que des dispositifs analogues existent à l’étranger, notamment dans la plupart des pays européens.
Présidée par une personnalité indépendante de la publicité17, l’ARPP mène son action de trois manières :
- en incitant les professionnels à se doter de règles professionnelles pour les messages publicitaires : la procédure doit responsabiliser les acteurs, qui doivent rester les seuls auteurs de leurs règles déontologiques, mais aussi permettre la consultation au préalable des représentants de la société civile. Dans une démocratie, on ne peut produire des normes sans y associer les parties prenantes. Pour cette raison, depuis 2008, un Conseil paritaire de la publicité (CPP) réunit représentants des professionnels (annonceurs, agences et médias) et représentants des associations de consommateurs et de l’environnement avant toute rédaction, ou toute modification d’une règle déontologique. Le CPP, présidé par un associatif, émet un avis qui est rendu public. Mais c’est le conseil d’administration de l’ARPP, où siègent les seuls professionnels, qui décide de l’opportunité d’une nouvelle règle et de son contenu final à l’issue du travail de rédaction mené, après consultation du CPP, par un comité ad hoc composé de professionnels.
- en diffusant de la déontologie publicitaire : les règles professionnelles de la publicité sont celles qui sont publiées par l’ARPP. Ce sont les seules reconnues en France dans le domaine du contenu de la publicité, avec le code de conduite publicitaire de la Chambre de commerce internationale18. Elles sont rassemblées dans une quarantaine de codes de conduite, appelés « recommandations19 », et qui ont pour objectif d’assurer, comme ailleurs, une communication commerciale responsable. Cette déontologie vise à garantir au consommateur et au public une publicité qui réponde aux trois objectifs de l’éthique publicitaire :
- garantir une publicité qui ne mente pas : assurer une publicité honnête et loyale est un principe qui figure dans la loi, mais dont les modalités ont besoin d’être précisées par la déontologie professionnelle ; par exemple, quand les messages utilisent un argument en faveur du respect de l’environnement, afin d’éviter le greenwashing considéré comme abusif et trompeur ;
- garantir une publicité qui ne choque pas le public dans sa sensibilité ou ses convictions personnelles : dans ce domaine, où les réactions du public varient avec la société, l’autodiscipline a prouvé son efficacité en s’adaptant plus rapidement et pragmatiquement que la législation. On peut citer, à ce titre, la recommandation « Image de la personne humaine » qui édicte les règles professionnelles permettant d’éviter, entre autres, l’atteinte à la dignité des femmes : une publicité ne peut montrer une personne dévêtue que lorsque le produit promotionné le justifie (lingerie, maillot de bain, etc.) et à condition d’éviter toute situation de violence, de soumission ou d’humiliation à l’encontre de la personne représentée ;
- garantir une publicité qui n’entraîne pas de risques pour le public ou une catégorie de la population, notamment les plus fragiles, comme les enfants ; nombreuses sont les recommandations de l’ARPP qui, à ce titre, proposent aux professionnels des règles précises, afin de protéger la sécurité des personnes (comme la recommandation « Automobile », qui proscrit l’argument de la vitesse ou de la puissance dans la publicité automobile), leur santé (la recommandation « Allégations santé » interdit de présenter un aliment bénéfique pour la santé comme un médicament qui guérit) ou leur alimentation (une nouvelle recommandation « Comportements alimentaires » encadre depuis janvier 2010 les publicités des produits alimentaires, avec des règles professionnelles très strictes, comme l’interdiction de présenter des situations d’alimentation non équilibrée ou en dehors des repas).
- en contrôlant le respect des règles professionnelles : l’ARPP assure ce contrôle avant la diffusion du message20 (environ 150 projets de publicité sont soumis chaque jour aux services de l’ARPP, dont un tiers font l’objet d’une demande de modification, suivie dans la très grande majorité des cas) ou bien après sa diffusion, en demandant la cessation d’une campagne contraire aux règles de la déontologie Pour obtenir la cessation de diffusion, l’ARPP s’appuie sur les engagements qu’ont pris les médias membres de l’ARPP. La très grande majorité des médias sont présents à l’ARPP et se sont engagés à retirer les publicités contraires aux règles professionnelles. En outre, depuis 2008, le consommateur peut se plaindre d’une publicité auprès du Jury de déontologie publicitaire, instance nouvelle, totalement indépendante, qui a le pou- voir de demander à l’ARPP, s’il juge la plainte fondée, le retrait de la campagne incriminée21.
Le dispositif d’autodiscipline de la publicité en France a connu ces dernières années d’importantes évolutions :
- il est passé en 2008 de l’autorégulation (considéré par les non-professionnels, associations et pouvoirs publics, notamment, comme un système fermé et opaque, dont le contrôle et les sanctions n’étaient pas crédibles) à la régulation professionnelle, avec un dispositif ouvert, transparent et plus impartial grâce à la création d’instances associées nouvelles, comme le Jury indépendant pour juger les plaintes et le Conseil paritaire de la publicité, qui est associé à la rédaction des règles professionnelles. Le BVP a pu devenir ainsi l’ARPP, la première autorité de régulation privée en France ;
- ce système de régulation privée a été depuis reconnu par le législateur dans plusieurs lois, comme celle qui, en mars 2009, transposant en France la directive européenne sur les services de médias audiovisuels, a autorisé le CSA à utiliser l’ARPP pour la vérification de la publicité télévisée. En août 2009, une autre loi, dite Grenelle I, votée à la suite du Grenelle de l’environnement, a de son côté reconnu la régulation professionnelle comme mode d’encadrement de la publicité en matière environnementale ;
- cette régulation professionnelle est prolongée de corégulation pour la publicité télévisuelle, par délégation du CSA, et par des accords entre l’ARPP et le gouvernement pour confier à la régulation professionnelle la publicité dans des secteurs sensibles (comme l’image de la personne humaine, les allégations écologiques et la publicité alimentaire).
Les conditions d’exercice d’une régulation privée crédible et acceptable
Les secteurs concernés par la régulation professionnelle peuvent être très différents, comme l’attestent les exemples d’Internet, des professions libérales, du sport ou de la publicité. Mais son exercice est commandé par des conditions semblables dans notre monde global et face à un public de plus en plus exigeant, informé et réactif. Dès le départ, on a reconnu à ce titre les handicaps de la régulation privée par rapport aux règles étatiques et au droit positif. Produire des règles et vouloir les faire respecter constituent une forme de pouvoir qui, dans nos sociétés démocratiques, doit être accepté et reconnu. Aussi l’exercice de la régulation professionnelle doit être accompagné d’un certain nombre de conditions pour être reconnue comme un mode d’encadrement efficace et légitime des professions ou du secteur en cause.
Les conditions de crédibilité de la régulation professionnelle
- Une production loyale et transparente des règles professionnelles et déontologiques
Elles ne doivent pas apparaître comme visant à protéger un « club » fermé. Le pouvoir normatif d’une profession ou d’une association d’entreprises ne peut être utilisé contre des concurrents ou de nouveaux entrants. On peut d’abord se montrer attentif à ce risque en prévoyant une procédure ad hoc : c’est ainsi que le règlement intérieur de l’ARPP prévoit que toute rédaction d’une nouvelle règle déontologique doit respecter le droit de la concurrence. La transparence et la publicité donnée à la procédure normative et déontologique (par exemple en lançant une consultation publique avant toute rédaction ou en consultant les parties prenantes) sont des bonnes garanties en l’espèce. L’ouverture et la transparence sont les meilleurs moyens de prouver le sérieux et la loyauté de la procédure.
– Un contrôle effectif et objectif des règles professionnelles avec des sanctions publiques est indispensable.
Sans contrôle de ces règles et sans sanctions en cas de non-respect, une régulation professionnelle ne peut être reconnue. Mais comment exercer un contrôle crédible sur soi-même sans être suspecté d’être juge et partie ? Comment sanctionner les contrevenants sans que cela appa- raisse comme des petits arrangements entre amis ? Il faut d’abord, au minimum, séparer l’organe normatif et l’organe de contrôle : ainsi, dans le secteur de la publicité, les services de l’ARPP qui contrôlent les messages sont distincts des professionnels qui font les règles. On a été plus loin en permettant à tout consommateur de saisir une instance de jugement, comme en France le Jury de déontologie publicitaire (JDP), totalement indépendant. Il faut enfin des sanctions réelles, publiques et dissuasives en cas de manquement : outre la très efficace atteinte à la réputation que provoque la publication du nom ou de la marque du contrevenant (avec un éventuel communiqué de presse pour la renforcer), il y a aussi l’exclusion, le blâme, voire l’interdiction d’exercer pour les professions libérales. La gravité des sanctions justifie le respect des règles d’accès à un procès équitable, avec possibilité de recours devant les tribunaux si nécessaire.
- Enfin, une évaluation publique et impartiale du respect des règles professionnelles doit être présentée à l’opinion et aux pouvoirs
Ainsi, pour la régulation de la publicité, toutes les publicités diffusées sur certains médias pendant une certaine période (par exemple, trois à six mois) sont analysées afin de repérer les manquements à certaines recommandations. Ce monitoring est pratiqué pour prouver aux pouvoirs publics, aux associations et aux médias le respect des règles déontologiques par la publicité sur des terrains sensibles aux yeux de la société civile. De tels bilans, demandés notamment par des chartes signées par les professionnels, l’ARPP et le gouvernement, sont menés pour vérifier le respect des recommandations de l’ARPP dans trois domaines sensibles : l’image de la personne humaine, les allégations environnementales et la publicité alimentaire. Des milliers de publicités sont ainsi tirées des bases de données disponibles et analysées pour repérer les manquements éventuels aux règles et leur importance. En cas de manquement repéré, l’annonceur est prévenu, et il lui est demandé de ne pas renouveler le message. Ces études, auditées par des organismes indépendants (comme l’Agence publique sur l’environnement), sont publiées et présentées au ministre en charge à l’occasion d’une conférence de presse. Pratiqué chaque année, ce bilan du respect des règles professionnelles permet de prouver l’efficacité du système d’autodiscipline, et de disposer d’un baromètre que l’on peut suivre annuellement grâce à cette évaluation publique et transparente.
Les conditions de légitimité de la régulation professionnelle
D’où la floraison d’agences administratives indépendantes et le rôle croissant du Conseil constitutionnel ; sur ce point voir Pierre Rosanvallon, La Légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité, Paris, seuil, 2008.
On trouve là le principal défi lancé à la régulation professionnelle. La légitimité de la régulation privée peut s’appréhender soit au niveau du producteur des normes (en a-t-il le droit ?), soit au niveau de leur application (ces normes sont-elles justes ? Faut-il les respecter ?).
- Comment assurer la légitimité du producteur de normes privées ? Dans un secteur professionnel donné, il faudra garantir qu’une part suffisamment représentative des acteurs professionnels concernés soit d’accord pour jouer le jeu de cette régulation, puis accepte d’adhérer et, surtout, de financer le système commun de production et de contrôle des normes. Faut-il exiger la totalité des professionnels concernés, en établissant un système corporatiste (avec adhésion obligatoire, conditions d’admission, etc.) avec les risques anticoncurrentiels qui ont été soulignés antérieurement à propos des ordres professionnels ? Dans le cas de la publicité, la présence dans l’ARPP de la totalité des organisations professionnelles de la publicité a apporté une légitimité qui a été jugée suffisante. Cette condition doit cependant constamment être vérifiée, avec l’évolution des techniques et des activités du secteur concerné : les acteurs d’Internet ont dû être ainsi intégrés dans la régulation publicitaire. Établir une « autorité » professionnelle unique pose néanmoins le problème du monopole de représentation ainsi accordé et de l’entente ainsi créée entre les grands acteurs du secteur pour réguler ses activités. Une reconnaissance légale peut régler cette difficulté.
- Comment assurer l’acceptation d’une régulation privée ?
Par les professionnels du secteur considéré : en dehors des ordres professionnels, on a vu qu’il était difficile d’obtenir l’adhésion entière et garantie de tous les acteurs concernés. Dans le secteur de la publicité, on a vu ainsi des entreprises contester les décisions de l’ARPP ou du Jury de déontologie publicitaire. L’enseigne Leclerc, qui refuse d’adhérer à l’ARPP comme à toute organisation professionnelle, a néanmoins accepté en 2009 de retirer une campagne qui avait été jugée contraire aux règles déontologiques. Elle a ainsi reconnu la légitimité de la décision du Jury, car elle ne pouvait écarter qu’à ses dépens la déontologie professionnelle ainsi rappelée. La soft law trouve sa légitimité dans l’éthique professionnelle qui est revendiquée. Il est très difficile pour un professionnel établi de récuser les règles déontologiques de son métier, même s’il n’y adhère pas formellement. Ce n’est pas son intérêt, et le public, consommateur ou internaute, peut le lui reprocher aux dépens de ses ventes.
Par la société civile et les pouvoirs publics : la régulation étatique bénéficie d’une double légitimité démocratique : celle d’être produite par un pouvoir sorti des urnes et celle d’être mise en œuvre par une administration identifiée à l’intérêt général. Certes, comme l’a montré Pierre Rosanvallon, cette légitimité de notre système représentatif est en crise depuis les années 1980 : la majorité ne peut plus imposer sa loi et l’administration ne répond plus aux besoins d’impartialité, de proximité, et de prise en compte d’intérêts pluriels22. Mais c’est toujours vers l’État et sa norme que se tourne une société en mal de protection face aux risques de la globalisation. La régulation professionnelle peut sans doute répondre aux inquiétudes du corps social en produisant des comportements plus responsables de la part des entreprises grâce aux éthiques collectives qu’elle permet dans certains secteurs, mais trois conditions doivent être respectées pour acquérir la légitimité démocratique nécessaire :
- insuffler dans un système ouvert sur la société civile une dose suffisante d’impartialité et d’objectivité (dans les organes de contrôle, notamment) ;
- impliquer les parties prenantes, notamment en les consultant dans la procédure normative et déontologique ;
- rendre compte à l’extérieur (accountability) des résultats des contrôles effectués sur le respect des règles avec des publications périodiques et des bilans réalisés avec des audits indépendants.
Il en découle que la régulation professionnelle telle qu’elle est pratiquée dans de nombreux secteurs (comme la gouvernance d’Internet ou les ordres professionnels, pour ne citer d’eux) a des améliorations à apporter à ses dispositifs.
Conclusion
La régulation professionnelle est une catégorie juridique qui a de la difficulté, surtout en France, à exister pleinement. Nos gouvernants, nos tribunaux, nos universités l’ignorent le plus souvent. Elle peine à être utilisée par une gouvernance moderne dans un système complet de production de normes qui soient publiques comme privées.
Il y a d’abord un problème de compréhension de cette notion. Elle ne peut s’extirper de l’opinion commune qui l’assimile à l’autorégulation comme une forme de laisser-faire spontané, où le marché s’autorégulerait sous l’effet d’une sorte de « main invisible ». Nous avons pour cette raison préféré utiliser le terme de « régulation privée ou professionnelle ».
Nous avons vu ensuite combien cette notion se compliquait dans les différents secteurs où nous l’avons observée. Sous la pression de l’État, du droit positif, public surtout, des régulateurs et de la société civile, la régulation privée a subi des métamorphoses successives. Elle est devenue régulation professionnelle, en s’ouvrant puis en se connectant dans certains cas à la régulation publique sous la forme d’une corégulation.
Enfin, nous avons relevé, dans pratiquement tous les secteurs observés, la suspicion et les critiques opposées, surtout dans notre pays, à la régulation professionnelle. Trop fermée sur elle-même, en tant qu’autorégulation autonome, elle présente des risques d’opacité, de corporatisme ou d’entente. Si elle s’ouvre trop, en étant cogérée avec les tiers, ou si elle est soumise aux pouvoirs publics, elle échappe aux professionnels et n’incite plus à leur responsabilisation. Il faut trouver un juste milieu : nous avons esquissé les grandes lignes d’un modèle acceptable de régulation professionnelle. Il s’agit d’y insuffler de la concertation avec les tiers concernés, de la transparence sur les procédures et les résultats, de l’impartialité sur la production des normes et, enfin, de l’efficacité dans la sanction des manquements. Il y a là un chemin, difficile mais possible pour une régulation professionnelle démocratiquement acceptée et crédible.
La régulation professionnelle appartient à la soft law : en paraphrasant une célèbre publicité, on peut dire qu’elle apporte un peu de tendresse dans un monde de brutes.
En France, la loi est moins protectrice que restrictive de nos libertés. La loi est dure, elle est violente, elle brutalise, comme l’ont ressenti beaucoup d’internautes avec la loi Hadopi. En plus, il y en a trop, car elle est devenue pour les hommes politiques un moyen de communication plus que de régulation. Chaque année, le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État condamnent l’inflation législative et le non-respect de l’article 34 de la Constitution. Il faut donc restreindre la loi en épuisant, avant d’y recourir comme moyen ultime, toutes les autres formes de production de normes et revenir à la sage maxime de Montesquieu : « Les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires. » À ce titre, la régulation professionnelle a donc sa place et sa vertu.
Régulation professionnelle et éthique collective sont inséparables. L’une ne peut aller sans l’autre. La régulation professionnelle ne peut être acceptée que si elle est un moyen de responsabilisation sociale. On ne peut pas non plus parler d’éthique collective sans règles volontaires et respectées. Certes, il ne faut pas tomber dans l’angélisme : les hommes resteront toujours sensibles à leur intérêt. Mais on ne pourra jamais mettre un gendarme derrière chaque citoyen. Pour y suppléer, il ne reste que deux moyens : d’abord, la morale individuelle, avec cette loi morale que Kant veut voir dans le cœur de chacun ; et, ensuite, dans chaque profession, des règles déontologiques que la régulation professionnelle peut elle seule bâtir. Une éthique professionnelle digne de ce nom ne découlera jamais de la loi et ne sera jamais imposée par un État ou un régulateur tant qu’elle ne sera pas acceptée et intériorisée par ceux qui l’appliquent. On ne peut donc mettre de côté la régulation privée au moment où l’on cherche, dans un monde global et en crise éthique, à moraliser les comportements des professionnels. Elle n’est certes pas suffisante, mais elle est, à l’évidence, plus que jamais nécessaire.
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