Résumé

Introduction

I.

La religion de 1900

II.

Le travail transformé

III.

Le confort électrique

IV.

L’électricité mise en scène

V.

L’âme de l’univers

VI.

Une autre unification du territoire

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Résumé

Pendant longtemps, l’électricité a été le symbole de la modernité, porteuse d’un type de progrès technique et dont l’impact sur les modes de vie a été tout à fait essentiel. Cette modernité s’est traduite par la volonté d’encourager et de favoriser l’essor et la pénétration de cette énergie particulière. Des années 1880 jusqu’aux années 1970, l’électricité, sous des modalités diverses, a accompagné une profonde mutation des modes de vie.

Dans cette première partie, les auteurs retracent, en s’appuyant sur des travaux d’anthropologie culturelle, l’évolution des principaux usages de l’électricité qui ont transformé la société française à partir de quelques exemples symboliques et heuristiques.

La seconde partie de cette note, publiée simultanément, s’intitule : Une civilisation électrique (2) Vers le réenchantement.

Alain Beltran,

Directeur de recherche au CNRS (SIRICE).

Patrice Carré,

Historien et chercheur.

Notes

1.

Voir Bertrand Gille, « Prolégomènes à une histoire des techniques », in Bertrand Gille (dir.), Histoire des techniques, Gallimard, « Encyclopédie de la Pléiade », 1978, 1-118.

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Pendant longtemps, l’électricité a été le symbole de la modernité et d’une certaine révolution industrielle porteuse d’un type de progrès technique dont l’impact sur les modes de vie a été tout à fait essentiel. Cette modernité s’est traduite par un discours qui a accompagné l’essor et la pénétration de cette énergie qui n’est pas tout à fait comme les autres. Globalement, des années 1880 aux années 1970, sous des modalités diverses, l’électricité a accompagné une profonde mutation des modes de vies dans les sociétés occidentales. Les commentaires qu’elle a générés ont été dans l’ensemble positifs. Mais on peut aisément constater qu’il n’en est plus de même aujourd’hui, pour la bonne et simple raison que, partout présente – la plupart de nos gestes quotidiens en sont tributaires –, l’électricité est de l’ordre de l’évidence et, comme telle, ne fait plus l’objet d’un discours d’étonnement.

Sans céder à un déterminisme technique simplificateur et en écartant toute tentation anthropomorphique, en tant qu’historiens et chercheurs en sciences humaines et sociales nous essaierons :

  • de retracer, sous l’angle d’une histoire des sensibilités et des représentations, et tout en nous appuyant sur des travaux d’anthropologie culturelle, l’évolution des principaux types d’usage de l’électricité qui ont «enchanté» la société française à partir de quelques exemples à la fois symboliques et heuristiques ;
  • de nous interroger, dans la longue durée, sur les formes et les mécanismes d’un oubli dont est l’objet l’électricité ;
  • de traquer ce qui, au XXIe siècle, peut encore faire l’objet d’une adhésion à la civilisation matérielle électrique, autrement dit d’examiner s’il est encore possible de rêver quand on parle d’électricité. La Fée Électricité serait-elle capable de nouvelles ruses pour surprendre et convaincre ?

Nous insisterons dans cette première partie sur les années 1950-1970 mais avec une plongée dans le temps long pour évoquer l’« enchantement » (i.e. les années 1880), en isolant certains moments et usages particulièrement pertinents. L’énergie électrique est une innovation globale, comme le chemin de fer au XIXe siècle ou le numérique aujourd’hui (il s’agit, de fait, d’un « système technique » au sens où l’entendait l’historien des techniques Bertrand Gille1). Nous reviendrons sur l’imaginaire électrique (et sa narrativité) chez les écrivains de la fin du XIXe siècle, dans la presse ou la littérature, en soulignant les thèmes les plus porteurs, en particulier dans la durée. Nous insisterons sur une certaine iconographie, sur quelques « figures » de premier plan, sur l’inouï et la magie (Robert-Houdin est à la fois magicien et électricien). D’autres témoignages pionniers montreront la fascination de la toute-puissance électrique (John Muir), sans oublier quelques résistances (le baron Haussmann). L’électricité se construit matériellement mais se développe également dans un champ symbolique. Dans une démarche non exhaustive, nous mettrons en avant quelques usages qui ont donné lieu à un discours majeur et qui ont aussi transformé la société en profondeur.

I Partie

La religion de 1900

Notes

2.

Louis Figuier, « L’Exposition d’électricité de Paris en 1881 », in Les Nouvelles Conquêtes de la science. L’électricité, Librairie illustrée/Marpon & Flammarion, 1883, p. 508

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3.

Paul Morand, 1900 [1931], in Œuvres, Flammarion, 1981, 351-352.

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Durant des siècles, le rythme des journées était scandé par le soleil. Avec la diffusion de la lumière électrique se sont instaurées de nouvelles relations au temps, aussi bien dans l’espace privé que public, et aux saisons. Le surgissement de l’électricité a vraiment marqué une rupture. Pour commencer, dès ses premiers balbutiements, l’électricité apporte une lumière d’une qualité supérieure : de la lumière tremblante et hésitante des bougies, on passe à une lumière nette, franche et éclatante. Par ailleurs, non seulement l’électricité introduit de nouveaux modes d’éclairage mais, plus profondément, prépare l’éclosion d’un nouvel imaginaire. Parce qu’aux yeux du plus grand nombre, elle reste longtemps inexpliquée, elle est d’emblée perçue comme de l’ordre de la magie. Elle charme, ensorcelle et enchante. Elle est bien une fée. Dès les années 1880, la dimension allégorique revêt un poids considérable : la conquête est de l’ordre du prométhéen, il s’agit ni plus ni moins – et le thème se fera lieu commun – de dérober le feu aux dieux, puis de les égaler, voire de les remplacer. La lumière électrique permet aussi l’effacement artificiel de la distinction entre le jour et la nuit, et rompt avec le rythme traditionnel du temps du travail et celui du sommeil.

Dans le système de représentations dominant, l’électricité est essentiellement éclairage. Elle est lumière. La révolution électrique autorise une nouvelle saisie de l’espace, de nouveaux regards. Parlant de l’Exposition internationale d’électricité de 1881 – première exposition internationale uniquement consacrée à l’électricité –, l’écrivain Louis Figuier s’émerveille : « Et le soir, lorsque les foyers électriques inondaient tout l’édifice de leur resplendissante lumière, on se serait cru transporté dans un de ces palais féeriques que rêve l’imagination des poètes2. » Plus tard, lors de l’Exposition universelle de 1889, la lumière électrique s’est peu à peu imposée, mais ce n’est qu’avec l’Exposition de 1900 que, pour le grand public, naîtra la thématique de la «Fée Électricité». Magicienne, elle règne sur son Palais. Plus de 5.000 lampes illuminent à la tombée du jour le décor que dessine la lumière. Elle danse et oscille au rythme des jets d’eau et des fontaines lumineuses. Au sommet du Palais, elle veille. Chaque soir, raconte Paul Morand, retentit « un rire étrange, crépitant, condensé : celui de la fée Électricité […]. La nuit, des phares balaient le Champ-de-Mars, le Château d’Eau ruisselle de couleurs cyclamen ; ce ne sont que retombées vertes, jets orchidée, nénuphars de flammes, orchestrations du feu liquide, débauche de volts et d’ampères. La Seine est violette, gorge-de- pigeon, sang-de-bœuf3

Le Palais de l’électricité à l’Exposition universelle de 1900 à Paris.

Notes

4.

Guy de Maupassant, « La nuit » [1887], in Contes et II, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1978, p. 945.

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5.

Voir David Nye, Electrifying America. Social Meanings of a New Technology, The MIT Press, 1992.

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6.

Guy de Maupassant, Pierre et Jean [1887], II, in Romans, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade», 1987, p. 737.

+ -

7.

Voir Thierry Paquot, « Le sentiment de la nuit urbaine aux XIXeet XXe siècles », Les Annales de la recherche urbaine, nº 87, septembre 2000, 7-14.

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8.

Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs I [1918], in À la recherche du temps perdu. I, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1987, p. 596.

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9.

Pierre Andreu, Le Rouge et le Blanc, La Table ronde, 1977, 25.

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10.

Voir Michelle Perrot, Histoire de chambres, Seuil,

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Ce qui caractérise d’emblée l’électricité, c’est bien l’éclairage, et particulièrement l’éclairage urbain. De nombreux travaux ont montré la plus ou moins lente progression de ce type d’éclairage qui s’est substitué au gaz. Son adoption accompagne, à l’orée du XXe siècle, les mutations de l’environnement urbain. Ainsi Maupassant voyait-il dans l’illumination des Champs-Élysées des « globes électriques, pareils à des lunes éclatantes et pâles, à des œufs de lune tombés du ciel, à des perles monstrueuses, vivantes, [qui] faisaient pâlir sous leur clarté nacrée, mystérieuse et royale, les filets de gaz, de vilain gaz sale, et les guirlandes de verre de couleur4 ». C’est aux États-Unis que l’attrait pour ce nouveau type d’éclairage est le plus rapidement perceptible. Dès 1903, Chicago, Boston ou New York ont cinq fois plus de lampadaires électriques par habitant que Paris, Londres ou Berlin5. Éclairage des rues, certes, mais très vite les sociétés propriétaires de grands magasins ne s’y trompent pas et y voient un fabuleux auxiliaire de la publicité naissante. Dès 1890, Broadway ruisselle d’éclairages électriques et Times Square étincelle de publicités lumineuses. Déchirant l’obscurité, l’électricité se fait mise en scène de la ville. Elle illumine les devantures des grands magasins d’où débordent les flots de lumière projetés jusque dans les rues et attirent les chalands comme des phalènes éblouies par la lumière. L’abondance électrique se fait ostentatoire. Publicités, éclairage des rues et des magasins mais aussi, à partir des années 1920, feux tricolores et sémaphores électriques, afin de réguler la circulation et d’organiser les nouveaux flux urbains, dessinent un environnement inédit qu’accompagne un nouveau paysage sonore : moteurs, klaxons, bruit du tram sur ses rails… Poètes, écrivains, cinéastes et artistes ont dit cette nouvelle expérience sensible de la ville, le renouveau d’une stimulation sensorielle et d’inédites émotions esthétiques. Un port comme Le Havre prend ainsi une tout autre dimension, ainsi que l’évoque Maupassant : « Sur sa droite, au-dessus de Sainte-Adresse, les deux phares électriques du cap de la Hève, semblables à deux cyclopes monstrueux et jumeaux, jetaient sur la mer leurs longs et puissants regards. […] Puis sur les deux jetées, deux autres feux, enfants de ces colosses, indiquaient l’entrée du Havre6. » La lumière électrique contribue à l’invention d’un nouveau paysage urbain7. Dans les grandes villes américaines, qui plus tard fascineront tant Paul Morand, elle accentue les angles et le gigantisme de l’architecture. L’éclairage public est au cours du temps devenu un élément du processus de transformation des espaces urbains, au service d’une politique d’aménagement d’une ville mieux éclairée, plus propre et plus apte à la circulation et à la tranquillité.

Si, dans un premier temps, l’éclairage électrique ne semble concerner que les espaces publics et les grandes villes, il s’introduit peu à peu dans l’espace privé, à commencer par les foyers les plus aisés. Évoquant le nouvel hôtel particulier des Verdurin, Proust fait ainsi dire à Mme Cottard : «Vous a-t-on dit que l’hôtel particulier que vient d’acheter Mme Verdurin sera éclairé à l’électricité ?», précisant un peu plus loin : « Jusqu’aux chambres qui auront leurs lampes électriques avec un abat-jour qui tamisera la lumière8. » Dans un appartement bourgeois de Paris, vers 1920, l’électricité n’était installée que dans le salon et la salle à manger : « Mes parents mirent plusieurs années à faire installer partout l’électricité9», raconte ainsi l’écrivain Pierre Andreu. Éclairer les chambres à la lumière électrique semblait tout à fait excessif10. Jusqu’après le second conflit mondial, l’éclairage électrique de toutes les pièces d’un appartement restait un luxe.

À travers les transformations d’un paysage domestique quotidien se discerne la mise en place de sensibilités nouvelles. L’électricité – tout particulièrement l’éclairage électrique – dessine de nouvelles structures de l’intime. Son apparition accompagne la généralisation de la lecture solitaire. Elle fatigue moins les yeux. Elle favorise une lecture pour  soi,  muette.  Accentuant son caractère privé, la lecture, à la lumière de la lampe de chevet avant l’endormissement, contribue également à la construction d’un espace intime. Les lampes de chevet – et bientôt ce que l’on appellera, pour les accompagner, les « livres de chevet » – permettent de prolonger et d’individualiser la lecture nocturne. Cette nouvelle lumière autorise également, en raison de sa netteté, de nouveaux types de soins de soi, une nouvelle relation au corps. Mieux éclairé, le regard que l’on porte sur le corps de l’autre et sur son propre corps change. À partir des années 1900, lumière électrique et miroir vont de pair. Le miroir, les lumières, permettant de mieux se voir et de mieux y voir, renvoient à tout un jeu d’attitudes nouvelles liées au souci de soi (diffusion du portrait, de la photographie), souligné notamment par Walter Benjamin.

La lumière dévoile, mais l’atténuer est aussi promesse érotique. Si, en s’installant dans les foyers, les lampes changent de forme et lorsque l’intensité de la lumière, augmentée par l’électricité, se fait trop forte, on utilise des « abat-jours » qui s’adaptent aux lampes pour diffuser et tamiser la lumière. L’expression « baisse un peu l’abat-jour » est ainsi popularisée par le poète Paul Géraldy («Baisse un peu l’abat-jour, veux-tu ? Nous serons mieux. / C’est dans l’ombre que les cœurs causent, / et l’on voit beaucoup mieux les yeux / quand on voit un peu moins les choses », Abat-jour, 1885) ou par la chanson Baisse un peu l’abat-jour (1945), interprétée par Élyane Célis («Baisse un peu l’abat-jour / Laisse-moi te bercer. / Chéri, le temps qui court / Sera vite passé…»).

Des années 1880 aux années 1920, la vieille Europe comme la jeune Amérique s’enthousiasment pour la «Fée Électricité». L’électricité est alors synonyme d’énergie, de vitalité, de progrès… Elle est bien, dit Morand, «la religion de 1900». Si la lumière électrique autorise une nouvelle saisie de l’espace, elle contribue également à une nouvelle géographie mentale. Elle inaugure de nouveaux paradigmes. Elle reste alors associée à tout ce qui est spectaculaire et grandiose. Quelques années avant les frères Lumière, elle apparaît comme le premier médium du nouvel âge. Elle est spectacle !

II Partie

Le travail transformé

Notes

11.

Lazare Weiller, « Les sources de l’électricité », Revue des Deux Mondes, 150, 15 décembre 1898, p. 874

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13.

Anatole Leroy-Beaulieu, « Le règne de l’argent. III. Le capitalisme et la féodalité industrielle et financière », Revue des Deux Mondes, t. 123, 1er juin 1894, p. 529

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14.

Voir Auguste Pawlowski, « La désertion des campagnes et le lendemain de la guerre », Revue politique et parlementaire, t. LXXXVII, avril 1916, p. 91-98

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16.

M. Patrix, « L’électrification des campagnes limousines », L’Arbre et l’Eau, Société Gay-Lussac et des Congrès de l’Arbre et de l’Eau, 13e congrès annuel, 1925, p. 50

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On sait que la première révolution industrielle (qui se place entre la fin du XVIIIe siècle et le milieu du siècle suivant) s’appuie sur le charbon, la vapeur et une nouvelle mobilité. Les moyens dont disposent l’industrie sont décuplés, même si les machines gardent toujours un rendement assez faible. Certes, la vapeur ne disparaît pas totalement, mais le développement de l’électricité dans le champ industriel bouleverse, en raison de ses qualités, la façon de produire et de travailler. L’apparition de l’électricité industrielle a autant révélé les défauts de la vapeur qu’affirmé les qualités – nombreuses – de la nouvelle énergie. Les contemporains ne s’y sont pas trompés, à l’image de l’industriel Lazare Weiller, qui prophétise ainsi à la fin de 1898 : « L’électricité justifie donc les espérances qu’on fonde sur elle pour les progrès de l’industrie dans le siècle prochain. Il sera le siècle de l’électricité, comme celui qui se termine a été le siècle de la vapeur11.» Une idée générale traverse la fin du XIXe siècle : l’électricité a devant elle un grand potentiel de croissance et d’inventivité.

Dans cette période où s’affirme la puissance de l’industrie, le recours à l’électricité (même si celle-ci était produite par un moteur à vapeur) permet aux industriels de ne plus avoir besoin d’eau, d’un chauffeur ou de générateurs, ce qui permet un gain de place et une meilleure efficacité des usines. Comme la nouvelle énergie voyage vite et loin sur de grandes distances, l’industriel a aussi tout intérêt à se rattacher à une station centrale pour faire des économies. Les risques d’explosion ou de surchauffe des machines à vapeur ou des moteurs à gaz sont évités. Le rendement est bien meilleur que celui des autres moteurs. Une des caractéristiques bruyantes de l’atelier du XIXe siècle est condamnée à disparaître : plus de courroies dangereuses et bruyantes, «la transmission électrique supprime tous ces intermédiaires12». Le moteur électrique lui-même s’adapte très bien aux petites et moyennes entreprises, en particulier lorsque la consommation d’énergie est faible ou encore intermittente grâce au variateur de vitesse. Au final, la consommation est moindre car le moteur électrique fonctionne selon les seuls besoins de l’usine.

Avec ces différents avantages, la conquête de l’industrie par le moteur électrique s’est faite par paliers : celui-ci remplace d’abord les moteurs à gaz ou à vapeur (ce qui ne supprime pas les courroies), puis on passe à la commande individuelle (sans courroies de transmission, bruyantes et dangereuses) et, enfin, le moteur fait partie intrinsèque de la machine (les organes de transmission sont réduits au plus simple). D’un point de vue sectoriel, l’utilisation dans l’industrie a commencé sans doute par l’imprimerie (pour profiter des vitesses différentes), avec des progrès de productivité notables, suivie par l’industrie textile (la première machine à coudre électrique date de 1888), les tanneries, l’industrie chimique (électrochimie), les chariots électriques pour la manutention, etc.

Outre les usages moteurs, l’électricité apportait d’autres améliorations : meilleur éclairage, déplacement facilité, groupe générateur indépendant (installé hors usine), marche avant ou arrière, surveillance supprimée facilité de réglage, facilité de la commande marche-arrêt, division de la puissance, élasticité, sécurité, rendement élevé, facilité des mesures… Ainsi, l’éclairage électrique donnait une lumière plus stable et plus blanche que le gaz, ce qui était primordial pour la teinturerie et les industries alimentaires. Dans les mines, la sécurité a été mieux assurée grâce aux lampes Davy et la productivité améliorée que ce soit grâce au pompage, à la traction plus tard ou encore grâce à l’abattage électrique.

Plus original, mais moins surprenant si l’on songe au peu d’enthousiasme que soulevait le développement de l’industrie lourde, le moteur électrique est au cœur d’un discours social. Certes, la grande industrie et la concentration ouvrière sont des phénomènes encore limités (Le Creusot, par exemple), mais les mutations entamées effraient quelque peu une société encore largement rurale. Face à des engins mécaniques de plus en plus colossaux apparaît alors un moteur électrique qui n’est pas symbole de démesure. Un moteur universel, pratique, de taille humaine si l’on peut dire, se doit d’être aussi « démocratique ». Car, par rapport aux énormes moyens visibles dans les sites de la grande industrie et qui symbolisent la puissance terrifiante du capitalisme et la fin d’une civilisation essentiellement rurale, l’électricité apporte une réponse différenciée. Un ajustement, une humanisation de la technologie. Ainsi peut-on lire ces phrases sous la plume de l’historien Anatole Leroy-Baulieu : « Pour détrôner la grande manufacture et décentraliser l’industrie, pour restaurer l’ancien régime des petits patrons et des petits ateliers, il ne faudrait rien moins qu’une autre révolution dans la mécanique, comme la découverte de moteurs nouveaux électriques ou autres, capables de “démocratiser” la force motrice, de la mettre à la portée des humbles et des isolés, de la distribuer à peu de frais jusqu’aux ateliers de famille, à l’établi de l’ouvrier et à la machine à coudre de l’ouvrière13

En fait, la recomposition de l’industrie par l’électricité est restée rare. On peut citer – et l’exemple est souvent donné au tournant de 1900 – comme exemple de décentralisation le cas des rubanniers à domicile de Saint-Étienne, qui sont très largement électrifiés14. En fait le cas stéphanois reste exceptionnel et difficile à expliquer. Dans les faits, l’électrification industrielle a peu ralenti l’exode rural et a sans doute contribué à accélérer une certaine déqualification artisanale, en raison notamment de la nature répétitive de la fabrication industrielle. D’ailleurs, dans de nombreux cas, l’énergie demandée dans les ateliers ruraux (coutelleries, métiers à tisser…) restait faible et n’entrait pas dans les éléments explicatifs de l’affaiblissement de l’industrie périphérique par rapport à la concentration usinière. Néanmoins, l’un des exemples, de nombreuses fois illustré dans les revues et les journaux de la seconde moitié du XIXe siècle de l’entre-deux-guerres, est tout à fait significatif : c’est celui du labourage électrique. On en trouve l’expérience initiale dès 1879 à Sermaize, dans la Marne. En réalité, les premières expériences avaient eu lieu avec des moteurs à vapeur mais l’électricité semblait encore mieux répondre à cette tâche qui supposait une grande précision et fut longtemps le symbole de la terre nourricière. En pleine guerre, en 1916, alors que l’utilisation de tracteurs autonomes semble une perspective possible, on lit cet éloge du labourage électrique : « Quand bien même le labourage électrique serait au même prix que le labourage à vapeur et même un peu plus cher, le cultivateur n’aurait-il pas tout intérêt à employer ce dernier mode, puisque dans le cas de la vapeur, il est obligé de se préoccuper de la question du charbon et de l’eau, alors qu’au contraire, il n’a à s’occuper de rien, pour le labourage électrique15.» Ce dernier permettrait notamment des sillons plus profonds. Ce fut aussi le moyen de compenser la perte de bras dans le monde agricole à la suite de la Grande Guerre, qui eut aussi une conséquence plus globale souvent oubliée : «Les observations faites par [les] prisonniers en Allemagne où l’électrification rurale [était] déjà réalisée16». L’électrification des campagnes s’est poursuivie alors par l’industrialisation des tâches agricoles à travers les villages modèles ou les films réalisés par les sociétés électriques.

Labourage électrique pendant l’hiver 1914 dans le Soissonnais.

On peut donc dire que l’électrification industrielle a été un phénomène global, long, responsable de progrès de productivité notables et même, au-delà, porteur d’espoirs sociaux pour lutter contre ce qui semblait un affaiblissement national, à savoir l’exode rural, la perte de savoir-faire, l’uniformisation et la hiérarchisation, considérés comme des conséquences négatives du monde industriel.

III Partie

Le confort électrique

Notes

18.

Catalogue général officiel, ministère des Postes et des Télégraphes, Exposition internationale d’électricité, Commissariat général France, A. Lahure, 1881.

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20.

Guy de Maupassant, Pierre et Jean, VI, op. cit., p. 786.

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21.

« L’équipement des ménages au début de 1974 », Économie & Statistique, nº 58, juillet-août 1974, p.45

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22.

Voir Quynh Delaunay, Histoire de la machine à Un objet technique dans la société française, PUR, 1994, et Yves Stourdzé, « Autopsie d’une machine à laver. La société française face à l’innovation grand public », Le Débat, nº 17, décembre 1981, p. 15-36.

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23.

Voir Michelle Perrot, « Électricité et condition féminine », in L’Électricité dans l’histoire. Problèmes et méthodes, actes du colloque de l’Association pour l’histoire de l’électricité en France, Paris, 11-13 octobre 1983, PUF, 1985, 175- 185.

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24.

Voir notamment Paulette Bernège, De la méthode ménagère, Dunod, 1928.

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26.

Voir Jean-Jacques Cheval, « Invention et réinvention de la publicité à la radio, de l’entre-deux-guerres aux années 1980 », Le Temps des médias, nº 2, printemps 2004, p. 75-85

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La connexion des immeubles ou des maisons individuelles au réseau permet le branchement dans l’espace domestique d’ustensiles nouveaux. L’électrification des demeures est liée à une quête de confort qui apparaît en France dans la seconde moitié du XIXe siècle. En 1867, Jean Eugène Robert-Houdin avait déjà publié un ouvrage relatif aux aménagements effectués dans sa maison près de Blois17. D’emblée, les applications de l’électricité se présentaient comme des simplifications du quotidien. Les organisateurs de l’Exposition internationale d’électricité de 1881 présentent « une salle à manger, un salon, une antichambre, une cuisine et une salle de bains où se trouvent accumulées toutes les ressources que l’électricité peut fournir au confort et aux commodités de la vie, telles que les sonneries électriques, signaux, allumoirs domestiques18». En 1885, Édouard Hospitalier publie un ouvrage intitulé L’Électricité dans la maison, dans lequel, en moins de trois cents pages, il inventorie les applications domestiques de l’électricité alors connues19. Parmi celles-ci, déjà, des installations destinées à assurer la sécurité de l’habitation – Maupassant, en 1887, parle dans l’un de ses romans de « sonneries électriques disposées pour prévenir toute pénétration clandestine dans le logis20».

Dans la première décennie du XXe siècle, la miniaturisation du moteur électrique donne naissance à de nouveaux ustensiles. Ils conduiront à de nouvelles pratiques, à de nouveaux gestes du quotidien. Ce n’est qu’après le premier conflit mondial que l’on assiste à leur diffusion. Le premier – avec   la bouilloire et l’«aspirateur de poussière» – à s’introduire dans l’espace domestique est le fer à repasser. Quant à l’aspirateur, au même titre que l’éclairage électrique, il renouvelle totalement les conditions d’hygiène de l’espace domestique. Comme le ventilateur, il s’inscrit dans un dispositif qui tend à introduire des comportements de propreté, d’ordre et d’hygiène que l’on retrouve également dans la conservation et la préparation des aliments. C’est aux alentours de 1916-1917 que sont construits les premiers réfrigérateurs électriques, mais ce n’est qu’au milieu des années 1920 qu’on assiste à leur réelle diffusion outre-Atlantique : il y en a 20.000 en 1936 et 3,5 millions en 1941. Il est alors, avec l’automobile et la radio, l’un des marqueurs de l’American way of life. Sa diffusion en France fut plus tardive et, en dépit d’importantes campagnes publicitaires, en 1954 seuls 7,5% des foyers français en étaient équipés21.

Si l’idée que l’électricité contribue à une meilleure conservation des aliments fait consensus, les avis divergent quant à leur préparation, notamment à leur cuisson. Les réserves semblent avant tout d’ordre culturel, liées à une conception de la cuisine « à la française » où les sauces mijotent doucement, longtemps, et l’absence de flamme visible et maîtrisable semble avoir longtemps détournée nombre de personnes de la cuisinière électrique. Et, comme pour le réfrigérateur, c’est aux États-Unis que, dès l’entre-deux-guerres, se répand l’usage des machines électriques permettant lavage et blanchissage. En 1923, à la Foire de Paris, sont présentés plusieurs types de machines à laver, et si les commentaires de la presse sont relativement élogieux, leur diffusion reste cependant tout à fait limitée en France. La machine à laver le linge, pour un grand nombre de foyers français, se résume avant les années 1960 à la traditionnelle lessiveuse ou à des machines que l’on appelle abusivement «lessiveuses électriques22».

Cependant, même lorsque le déploiement de l’électroménager reste limité, il contribue à redéfinir un imaginaire domestique échafaudé autour de modèles de consommation émergents. Il participe – avec toutes ses contradictions– à la construction d’une identité féminine inédite et à la consolidation    de représentations ancrées dans la longue durée. Au cours des années 1920-1930 – mais le mouvement est perceptible dès la fin du premier conflit mondial –, l’image des femmes (et l’image que les femmes se donnent d’elles-mêmes) change. À côté de revendications politiques d’égalité de droits se développe (parallèlement et, souvent, contradictoirement) un discours qui, loin d’être révolutionnaire, s’inscrit – tout en clamant son modernisme – dans une tradition conservatrice23. Avec l’électrification, les tâches domestiques se simplifient mais, simultanément, elles se multiplient et appellent une rationalisation. Reprenant les thèses développées aux États-Unis par Christine Frederick, Paulette Bernège introduit en France les premières réflexions sur le fordisme-taylorisme ménager et l’« organisation scientifique du travail » dans l’espace domestique24. C’est ainsi que la femme américaine devient un modèle de modernité, d’émancipation, libérée des tâches domestiques ingrates.

Aux multiples appareils électro-ménagers que présente le salon des Arts ménagers depuis 1923 – le premier Salon se tient dans un simple baraquement du Champ-de-Mars puis, à partir de 1926 et jusqu’en 1961 son succès le conduira à s’installer au Grand Palais, avant de disparaître à l’orée des années 198025 – se joignent les «réclames» radiophoniques, car la diffusion de la radio s’accompagne de l’invention de la publicité radiophonique26. Après 1945, le Salon des arts ménagers rencontre un immense succès. La période dite des Trente Glorieuses inaugure un relatif bien-être et de nouvelles formes de consommation. Elle est également caractérisée par un développement de la publicité, dont la «femme au foyer» est l’une des principales cibles. Les images et les messages transmettent les stéréotypes de la ménagère heureuse et épanouie, libérée et souriante, au milieu d’un empilement d’appareils ménagers Moulinex, Seb ou Brandt. Au premier plan, une femme charmante, bien coiffée, bien habillée, souriante. Elle vient d’acheter – ou, mieux son mari vient de lui offrir ! – un produit de la marque en question. Elle vient de l’essayer. Elle a compris qu’elle était désormais libérée de tâches pénibles en cuisine pour mieux se consacrer à ses enfants et à son mari ! Ce qui amène Boris Vian, dans sa Complainte du progrès (1955), à se désoler : «Autrefois pour faire sa cour/ On parlait d’amour / Pour mieux prouver son ardeur / On offrait son cœur / Maintenant c’est plus pareil / Ça change, ça change […] / Viens m’embrasser/ Et je te donnerai / Un frigidaire / Un joli scooter / Un atomixaire / Et du Dunlopillo / Une cuisinière / Avec un four en verre…».

Publicité d’un réfrigérateur de 1955.

Notes

27.

Voir Revue française de l’opinion publique, « Les postes et télécommunications, comportement et attitudes du public et du personnel », 27e année, no 2-3, 1965.

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Les transformations qui touchent à la fois la démographie et l’apparition de modes de vie urbains conduisent la société française vers une nouvelle «civilisation matérielle ». Les chansons de Boris Vian, le film Mon oncle de Jacques Tati (1958) ou bien le roman Les Choses (1965) de Georges Perec en témoignent. Globalement, les attitudes ont changé. De nouvelles formes de consommation et d’usage ont fait leur apparition et de multiples indices permettent de saisir ces modifications. En 1965, une enquête est ainsi réalisée au cours de laquelle un choix est proposé aux sondés selon une formule classique qui consiste à leur demander dans quel ordre ils conseilleraient à un jeune ménage d’acquérir les biens figurant sur une liste27. Les résultats sont parlants : avec 95% des réponses, la « cuisinière moderne » arrive en tête, suivie de la machine à laver (84%) et du réfrigérateur (83%), tandis que la voiture récolte 21% des réponses, la télévision 9%, le téléphone 4% et l’électrophone 2%.

IV Partie

L’électricité mise en scène

Notes

28.

E. Robert, « Les applications usuelles de l’électricité », Le Panthéon de l’industrie, 26 mai 1889, p. 140

+ -

29.

Paul Gahéry, « Exposition universelle de 1889. Éclairage général », La Nature. Revue des sciences et de leurs applications aux arts et à l’industrie, 17e année, 2e semestre 1889 (nº 841, 13 juillet 1889), p. 99

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30.

Adolphe Démy, Essai historique sur les Expositions universelles, Librairie Alphonse Picard et Fils, 1907, p. 439

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Une des caractéristiques de la seconde moitié du XIXe siècle est d’avoir présenté les progrès de la civilisation occidentale lors de grands rendez-vous, essentiellement européens, appelés « Expositions universelles ». La première eut lieu à Londres, en 1851, au Crystal Palace, et Paris sera le siège de ces grands rassemblements en 1855, 1867, 1878, 1889, 1900 et, plus tardivement, en 1937. Certes, l’impact de ces événements est allé en s’affaiblissant jusqu’à nos jours mais ils permettaient de montrer les derniers développements de la technique, d’émerveiller et d’étonner, avec un déplacement de visiteurs tout de même considérable et surprenant (50 millions de personnes à Paris en 1900 !). Ces expositions rappellent cette phrase que l’on prête à Charles Péguy : « Le monde a plus changé entre 1880 et 1914 que depuis les Romains. » C’était aussi le moyen d’affirmer la puissance industrielle d’une nation. La France, vaincue par l’Allemagne en 1871, s’en servait notamment pour montrer qu’elle avait retrouvé son rang.

Dans ces différents rassemblements, l’électricité a tenu un rôle majeur, d’autant plus que l’on peut ajouter à la liste des Expositions universelles les expositions dédiées à cette énergie, comme celle de 1881, à Paris, qui eut un énorme retentissement, ou celle de 1891, en Allemagne, qui montra définitivement la maîtrise du transport d’électricité entre les villes de Lauffen et Francfort. La science devenait synonyme de progrès, d’avancée à marche forcée vers une civilisation nouvelle, inquiétante par certains égards mais si porteuse d’espoirs.

Lors de l’Exposition universelle de 1878, la galerie des Machines est encore dominée par la diversité des engins à vapeur et les nombreuses fabrications de courroies pour l’industrie. Il en va différemment onze ans plus tard car Edison a inventé la lampe à incandescence et les moteurs électriques sont devenus majeurs. La presse ne s’y trompe pas : « L’Exposition universelle actuellement ouverte sera la première où les applications de l’électricité paraîtront dans toute leur splendeur. En 1878, en effet, beaucoup de ces applications étaient encore inconnues, d’autres se trouvaient dans la période embryonnaire, et ces merveilles à peine croyables qui signaleront la fin du XIXe siècle dans l’histoire de l’humanité n’étaient pas encore nées, ou du moins ne pouvaient être étudiées à l’Exposition28 », peut-on ainsi lire dans une revue de 1889. En fait, la mise en scène de l’Exposition de 1889 a été bouleversée par l’électricité : « Il est indiscutable que l’électricité est la cause primordiale de l’ouverture du soir de l’Exposition universelle29 », constate un journaliste. Certes, le gaz est bien là – il a son pavillon près de la tour Eiffel – car l’Exposition est ouverte à toutes les industries, mais l’électricité fait plus qu’éclairer, elle illumine. D’énormes projecteurs éclaboussent de lumière la capitale – et bien au-delà – grâce aux installations lumineuses de la tour Eiffel. Les chiffres donnés concernant l’éclairage électrique sont là pour impressionner, puisqu’il a fallu poser plus de 1.000 kilomètres de câbles aériens et souterrains ! En cette année 1889, les 32 millions de visiteurs venus voir les quelque 60.000 exposants (dont la moitié sont Français) découvrent que l’électricité est partout et qu’elle montre ses dernières avancées, tel le tramway électrique Thomson-Houston, déjà aperçu en 1881, qui permet de sillonner la capitale, ou les ponts roulants mus par l’électricité capables de déplacer des charges considérables. L’année suivante, l’Exposition universelle d’Édimbourg sera une exposition d’électricité à laquelle on adjoindra une « section générale », pour qu’elle devienne «universelle» (avec un succès moyen)30.

Tramway à traction électrique, système Thomson Houston – Ligne de l’Étoile à la Villette

Notes

31.

Les renseignements et lescitationsqui suivent àproposcepalais de l’Électricité sontextraites de l’ouvrage d’Édouard Hospitalier et Jules-Armand Montpellier, L’Électricité à l’exposition de 1900, Vve Dunod éditeur, 1900, 72 à 75, avec plusieurs planches illustrées et photographies. Les deux auteurs sont rédacteurs en chef des deux principales revues électriques de l’époque, L’Industrie électrique et L’Électricien.

+ -

32.

Ibid., p. 74.

+ -

Pourtant, l’« apothéose » de la Fée Électricité se place plutôt en 1900, fin du XIXe siècle et aube d’un XXe siècle prometteur. L’Exposition universelle de Paris eut un succès colossal qui mit plus d’un siècle avant d’être battu. Si certaines Expositions ont montré les progrès techniques de l’industrie électrique, celle de 1900 en offre fondamentalement le spectacle. En effet, cette année-là, l’électricité n’eut rien moins que son palais, aux dimensions étonnantes31 : il occupe tout le Champ-de-Mars, soit 420 mètres de largeur sur 80 mètres de profondeur, le château d’eau qui lui est adossé forme une « majestueuse entrée» du «plus artistique effet », et le palais lui-même a une façade de 158 mètres de largeur et de 71 mètres de hauteur à son point culminant ; la toiture illuminée le soir s’avère être «un décor magique […] véritable apothéose de la lumière électrique ». Une statue allégorique représente le Génie de l’électricité. Ce palais de l’Électricité est une des attractions de l’Exposition et son architecte, Eugène Hénard, est loué dans toute la presse de l’époque. Mais pourquoi un château d’eau devant le palais ? En fait, pour multiplier les fontaines lumineuses qui sont un des éléments électriques qui plaît au public. La décoration lumineuse (plusieurs milliers de lampes à incandescence) du palais et du château d’eau est considérée « comme tout ce qui aura été réalisé de plus beau jusqu’ici en fait d’illumination32».

En 1900, l’électricité est donc omniprésente. Mais l’une des attractions les plus courues fut incontestablement le trottoir roulant, à deux vitesses, mû par l’électricité. En 212 jours, il transporta 7 millions de voyageurs (on peut estimer qu’un visiteur sur sept l’a emprunté), malgré un prix un peu élevé. Les deux vitesses différentes amusaient les plus audacieux et, au final, on ne compta que 45 chutes et une seule fracture… On totalisa même 120.000 personnes empruntant ce trottoir roulant en une seule journée. Vingt-cinq ans plus tard, on évoquait encore « le souvenir de la plate-forme mobile [qui] survivra longtemps à l’Exposition ; les visiteurs n’oublieront pas cette œuvre d’une si belle originalité, d’un intérêt scientifique et technique si puissant33». Ce trottoir (inventé en fait par des Américains lors de l’Exposition universelle de Chicago en 1893) permettait de faire le tour de l’Exposition. Il portait à lui seul un nom qui était tout un programme : rue de l’Avenir.

« Je vous offre la santé, la gaieté, le bien-être, je suis la Fée Électricité », couverture de Henri Letorey, 1923

La Première Guerre mondiale interrompit le cycle bien huilé des Expositions universelles. Les civilisations se savaient mortelles, la science n’était plus symbole de progrès, l’Europe avait du mal à panser ses plaies. L’Exposition qui se tient à Paris en 1937 est marquée par l’affrontement des deux pavillons nazi et soviétique, dans un face-à-face prémonitoire. Mais, au cœur du Palais de Tokyo, l’électricité va encore une fois tenter de magnifier le présent. L’Exposition était axée sur les arts et l’industrie. Certes, d’énormes objets techniques, presque surnaturels, affirmaient bien leur présence (transformateur, disjoncteur), mais on ne voyait pourtant qu’elle, la plus grande fresque du monde, La Fée Électricité, de Raoul Dufy ! Comment faut-il comprendre cet étonnant panorama, cet historique aux couleurs chatoyantes ? La fin d’un cycle ou le début d’un autre ? La fresque est un éloge des progrès de l’électricité, vus de façon linéaire et irrésistible depuis l’origine jusqu’aux réalisations du moment. Mais c’est aussi une commande réalisée grâce à ce que l’on appellerait de nos jours du sponsoring ou du mécénat. À l’origine de cette œuvre, il y a Charles Malégarie, ingénieur et directeur de la Compagnie parisienne de distribution d’électricité (CPDE) : homme de culture, il a voulu marquer de façon durable l’exposition. EDF hérita par la suite de la fresque et en fit don au musée d’Art moderne de la Ville de Paris. Ce mécénat électrique, basé sur la promotion de la lumière, remontait au moins aux années 1920. Le président de la CPDE avait déjà sollicité Man Ray (pour des photographies), l’affichiste Jean Carlu et l’Union des artistes modernes, dont Robert Mallet-Stevens (qui signa le pavillon de l’Électricité en 1937), tandis que des architectes de renom (Albert Laprade, Léon Bazin, Urbain Cassan…) s’essayaient à introduire des lumières d’avant-garde dans les immeubles entièrement électriques de la CPDE, immeubles qui devenaient alors des salons d’exposition permanents.

Après 1945, il n’est plus nécessaire de faire l’éloge de l’électricité ni même son historique. À l’Exposition universelle de 1958, à Bruxelles, il existe bien un pavillon de l’Innovation, mais c’est l’Atomium qui marque la ville et symbolise l’entrée dans une nouvelle ère, l’âge nucléaire, qui sera aussi électrique.

V Partie

L’âme de l’univers

Notes

34.

Tel est le titre du chapitre XII de Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne, publié en 1869

+ -

35.

« À cette époque – nous ferons très particulièrement remarquer que cette histoire s’est déroulée dans l’une des dernières années du XIXe siècle, – l’emploi de l’électricité, qui est à juste titre considérée comme “l’âme de l’univers”, avait été poussé aux derniers perfectionnements » (Jules Verne, Le Château des Carpathes, XV, in Voyages extraordinaires. Strogoff et autres romans, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2017, p. 1025).

+ -

36.

Auguste de Villiers de L’Isle-Adam, L’Ève future, livre II, IX, in Œuvres complètes. I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 862.

+ -

37.

Voir Franc Schuerewegen À distance de voix, PUL,

+ -
+ -

39.

Ibid., p. 54.

+ -

40.

Ibid., p. 46.

+ -

41.

[Comte Didier de Chousy], Ignis, Berger-Levrault et Cie, 1883

+ -

42.

Albert Bleunard, La Babylone électrique, Maison Quantin, 1888

+ -

43.

Albert Robida, op. cit., p. 53.

+ -

44.

Ibid., p. 112.

+ -

45.

Armand Silvestre, « Les fils de Prométhée », in Le Pays des roses. Poésies nouvelles, 1880-1882, G. Charpentier éditeur, 1882, p. 172

+ -

Dans les dernières décennies du XIXe siècle, l’électricité est perçue comme une nouveauté radicale. Avant même d’éclairer villes ou appartements, elle est récit poétique, prophétique. On l’attend. On sait qu’elle est l’avenir. C’est une évidence, le progrès s’écrira en lettres de lumière ! « Tout par l’électricité34 » : le mot d’ordre crépite et frappe. Inexpliquée, l’électricité est de l’ordre de l’inouï. Magiques, ses pouvoirs sont pressentis mais… encore promesses. Elle est à la fois l’« âme de l’univers35 » et la modernité. Écrivains, artistes, créateurs vont rapidement voir en elle le moteur de nouveaux modes de narrativité et, au-delà, un médium, un dispositif technique à part entière, générant des formes d’art jusque-là inédites.

D’emblée, la vulgarisation scientifique en fait l’une de ses héroïnes. La littérature de fiction lui emboîte le pas. De Villiers de L’Isle-Adam à Marcel Proust en passant par Jules Verne ou Albert Robida, les écrivains, mêlant leur plume à celle des vulgarisateurs, s’en font les hérauts. S’appuyant sur les applications qui émergent en cette fin de siècle et sur l’éclosion d’innovations multiples, ils les exacerbent, les projettent et imaginent leur destinée future. L’un des points communs de ces textes, par ailleurs d’une grande hétérogénéité, est que le romancier extrapole les inventions plus qu’il ne les anticipe. L’innovation est le produit de son imagination, fruit de la fiction. Insaisissable, elle « est multiple, enfin, comme le monde des rêves36 ». Il voit dans l’électricité tout d’abord un réseau : réseau de transmission de l’information, de communication,  de transport. Le téléphone s’y taille une part majeure. Outil merveilleux et effrayant, autorisant la présence de l’absent, bouleversant les normes37, il brouille les pistes. Ainsi Albert Robida, dans l’un de ses ouvrages, imagine-t-il le téléphonographe, « heureux amalgame du téléphone et du phonographe38» puis un monde où les consommateurs pourront bénéficier d’une technologie et de services radicalement nouveaux grâce au téléphonoscope « perfectionnement suprême du téléphone39». Dans cette évolution darwinienne de la technique, le téléphonoscope est « cette étonnante merveille qui permet de voir et d’entendre en même temps un interlocuteur placé à mille lieues40». À la fois, téléphonie et visiophonie, l’existence de l’objet technique réside uniquement dans son usage. Sous d’autres noms ou appellations plus étranges les unes que les autres, on retrouvera ces objets techniques non identifiés chez d’autres auteurs («téléphote» chez Paul d’Ivoi, «Amouradistançophone» chez Ernest d’Hervilly, «téléchromophotophonotétroscope» chez le comte Didier de Chousy…).

Communication permanente et universelle, certes, mais aussi conquête et maîtrise de l’énergie sont au cœur de ces œuvres de fiction. En 1883, dans Ignis, le comte Didier de Chousy décrit la captation industrielle du feu central de la Terre comme source d’énergie inépuisable, capable de produire de l’électricité et de remplacer houille et pétrole41. Dans La Babylone électrique (1888), d’Albert Bleunard, une pile thermo-solaire produit une énergie électrique d’origine solaire afin de transformer le désert et de faire renaître l’antique Babylone42. Création de cités nouvelles, donc, mais également de nouveaux modes de transport : trains, tubes (sorte de chemin de fer où électricité et air comprimé jouent le rôle d’énergie motrice) ou aéronefs proposent une nouvelle géographie du territoire dans laquelle les réseaux ont un rôle fictionnel majeur. Or tous ces dispositifs techniques d’une grande sophistication sont dus dans ces ouvrages à l’œuvre de personnages présentés comme des savants et dont la figure jouera désormais un rôle essentiel dans les œuvres de fiction. On y rencontre, entre autres, le docteur Frankenstein, bien sûr, mais également Philoxène Lorris chez Robida, type de l’entrepreneur innovateur qui sera cher à Joseph Schumpeter, et Edison lui-même revêt les oripeaux du héros de L’Ève future de Villiers de L’Isle-Adam.

Avec l’électricité, l’ingénieur, héros moderne, ouvre les possibilités d’un avenir meilleur et permet de renverser le cours d’une nature décevante. Il n’est plus le physicien isolé dans son cabinet de travail. L’électricien devient le prototype du savant vulgarisé plus tard par le cinéma et la littérature de science-fiction. Si l’électricité introduit dans la littérature un nouvel élément fictionnel et apporte au récit une touche supplémentaire en inspirant un lexique original et de nouvelles formes de narrativité, elle se fait également créatrice de formes audacieuses et novatrices. Elle donne naissance à une architecture renouvelée qui sculpte le paysage. Barrages, pylônes, centrales sont autant de messages de modernité. En 1937, la monumentale Fée Électricité de Raoul Dufy, dont on a déjà parlé, est contemporaine d’une véritable métamorphose des paysages : l’électricité déploie ses réseaux, ses usines et ses installations jusqu’au cœur de la ville.

Par ailleurs, la production, la transformation et la distribution de l’électricité donnent lieu à des architectures originales qui expriment la modernité de la nouvelle énergie. Cette proximité avec de grands architectes conduit l’industrie électrique à développer très tôt des relations avec le monde de l’art et de la création : Man Ray, Piotr Kowalski, Brigitte Nahon, Ivan Messac ou bien encore Yann Toma ou Sarkis, pour n’en citer que quelques-uns. Un peu partout sur le territoire français, les postes d’électricité sont même peints par des artistes de street-art, transformant des locaux techniques en véritables œuvres urbaines.

Mais la lumière électrique est par elle-même message. Elle assume une dimension monumentale en perpétuel mouvement dont témoignent les fêtes de la Lumière et des Lumières. À Lyon, à Saint-Nazaire, à Bordeaux et dans de très nombreuses autres villes, la lumière occupe une place renouvelée dans la fabrique urbaine. Elle donne lieu à des installations plus ou moins pérennes et particulièrement spectaculaires. C’est bien entendu le cas tous les ans depuis 1989 à Lyon, avec la fête des Lumières qui a depuis servi de modèle à de nombreuses villes.

Nouveau paysage visuel, mais également nouveau paysage sonore, Robida distingue « des milliers de timbres et de sonneries venant du ciel, des maisons, du sol même, [qui] se confondent en une musique vibrante et tintinnabulante que Beethoven, s’il l’avait pu connaître, eût appelée la grande symphonie de l’électricité43». Presque au même moment, Jules Verne imagine des concerts électriques (Une ville idéale, Amiens en l’an 2000) et, chez Robida encore, la musique arrive à domicile « électriquement par les conduits de la grande compagnie de la musique44» qui joue un rôle de distributeur comme pour l’eau ou la nourriture distribuée à domicile par tuyaux. En 1881, Armand Silvestre, futur auteur du livret de la cantate Le Feu céleste écrite par Camille Saint-Saëns pour l’Exposition de 1900, écrit : « Tout est conquis dans la nature : / Au ciel, restait à conquérir / Sa flamme redoutable et pure, / Le feu qui fait vivre et mourir ! / Aigle s’envolant de son aire, / Volta lui ravit le tonnerre / Et l’apporte à l’humanité. / À servir l’homme condamnée, / Par lui la foudre est enchaînée/ Et s’appelle Électricité !45»

Non seulement on écrit ou on adapte des musiques pour ou sur l’électricité (La Marseillaise des électriciens…) mais, plus encore, l’électricité est à l’origine de nouveaux sons et d’une nouvelle écriture musicale. Dès le projet de clavecin électrique du prêtre jésuite Jean-Baptiste Delaborde, en 1759, jusqu’au développement des pratiques électroniques, puis numériques des XXe  et XXIe  siècles (de Schaeffer, Stockhausen, Terry  Riley ou Steve Reich   à la dub, au sampling ou aux applications informatiques), l’électricité a joué un rôle majeur dans la création et la diffusion de la musique (électrophones, chaînes hi-fi, premières émissions de TSF, dance-floors, disc-jockeys…). De tous les instruments c’est sans doute la guitare (l’imagine-t-on aujourd’hui autre qu’électrique ?…) qui a façonné et fasciné nos imaginaires. Dès l’entre- deux-guerres, on place des micros sur des guitares traditionnelles. Le micro convertit les vibrations des cordes en impulsions électromagnétiques amplifiées puis restituées à travers des haut-parleurs. L’un des premiers musiciens à populariser son usage fut le jazzman Charlie Christian. Grâce à l’électricité et à l’amplification, la guitare n’était plus confinée à un simple accompagnement rythmique. Dans l’orchestre, au même titre qu’un saxophoniste, un pianiste ou un trompettiste, le guitariste était également soliste. C’est le succès de la commercialisation massive des instruments conçus par Fender ou Gibson qui a permis à la guitare électrique d’entrer dans le panthéon des instruments du XXe siècle. Mais c’est le surgissement du rock au cours des sixties qui a fait du guitariste un guitar hero. Pensons, entre autres, à Eric Clapton, à Jeff Beck, à Jimmy Page ou, bien sûr, à Jimi Hendrix.

VI Partie

Une autre unification du territoire

Notes

46.

Thomas Hugues, Networks of Electrification in Western Society, 1880-1930, Johns Hopkins University Press, 1983.

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47.

Revue d’électricité, 17 juin 1911

+ -

48.

La Nature. Revue des sciences et de leurs applications aux arts et à l’industrie, 51e année, 2e semestre 1923 (nº 2576, 18 août 1923), supplément, p. 49

+ -

49.

Pierre Devaux, « Nos grands réseaux d’énergie », La Nature. Revue des sciences et de leurs applications aux arts et à l’industrie, 73e année, 1945 (nº 3090, 15 juin 1945), p. 177

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50.

« Applications de l’électricité à l’exploitation des chemins de fer », Portefeuille économique des machines, de l’outillage et du matériel, 3e série, t. VIII, nº 334, octobre 1883, col. 158 (

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Il serait trop long de faire une liste exhaustive des éléments qui ont forgé l’image de l’électricité durant plusieurs générations. Mais l’apparition, la diffusion, l’omniprésence des fils électriques, des poteaux, des pylônes ont progressivement révélé à l’ensemble des Français qu’un réseau nouveau se construisait et qu’il était destiné à toucher chaque Français, à le relier à un monde de puissance et de lumière. L’historien américain Thomas Hughes a décrit comment l’électricité s’était développée en Allemagne, aux États-Unis et en Grande-Bretagne et il a intitulé son livre Networks of Power, avec le double sens anglais de power : énergie électrique mais aussi pouvoir46. Car le réseau électrique est par définition un réseau de pouvoir, au point que dans de nombreux pays on s’est posé très tôt la question de la propriété de ces lignes de transport, soit au bénéfice de la puissance publique, soit en faveur des intérêts privés, ce qui pouvait être dans ce cas une menace pour la souveraineté. Certes, l’électricité est apparue localement mais, rapidement, son réseau lui a permis de développer ses potentialités de façon quasiment infinie d’un point de vue spatial.

Historiquement, des réseaux existaient au moins depuis le XVIIIe siècle. Les routes, les canaux, le système de défense des frontières puis le chemin de fer avaient tissé leur toile à travers le pays, à une vitesse malgré tout assez lente et avec des repères parfaitement visibles pour l’observateur. Le télégraphe puis le téléphone, qui sont des réseaux électriques (mais appartenant à la famille des courants faibles), avaient entamé une autre phase de la conquête du territoire puisque les fils télégraphiques ou téléphoniques ne montraient pas les messages qu’ils transportaient, qu’ils les transportaient vite et qu’ils couvraient une bonne partie du pays. Ils furent une première approche du réseau électrique, peuplant le paysage et habituant l’œil du Français du XIXe siècle à des innovations extraordinaires. Ces réseaux furent rapidement apprivoisés par les Français : ils paraissaient sans danger. À l’inverse, le réseau « de force » avait pour but de lier production (décentralisée) et consommation (de plus en plus universelle). Là, il fallut s’habituer à la présence de fils dangereux et à des panneaux prévenant de risques mortels mais les blocages furent finalement assez peu nombreux. D’autant que la concurrence des lampes à pétrole ou des moteurs à gaz ne faisait guère le poids face à la Fée Électricité.

Avant la Première Guerre mondiale, le réseau électrique n’existait pas et restait éclaté : «On peut diviser la France en six régions diverses, sans limites encore bien définies, correspondant seulement à une division géographique créée par les accidents géologiques, les conditions économiques ou les affinités des populations qui s’y agitent. Dans ces régions, un ou deux groupes, quelquefois plusieurs, s’y sont formés par la fourniture et la distribution de l’énergie47.» La guerre a montré l’intérêt du réseau électrique car la France, privée de charbon, a fortement développé la production hydroélectrique qui devait être redistribuée vers les régions consommatrices, à commencer par la capitale, vrai arsenal pourvoyeur du front : « Jusqu’à ces dernières années, la production de l’énergie électrique était essentiellement régionale ou locale, peut-on lire dans une revue de l’époque. Mais, depuis la guerre, on a senti le besoin de tirer parti de toutes les ressources naturelles de notre pays : les réseaux régionaux se sont développés au point de devenir, dans toute une partie de la France, des réseaux interrégionaux, constituant l’amorce du futur réseau national dont les artères principales (notamment l’artère Nord-Sud : Lille-Pyrénées et la ceinture reliant les réseaux du nord, de l’est et du sud) seront réalisés d’ici à deux trois ans48.» Au final, juste avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, le réseau français est une quasi-réalité avec un « dispatching » central à Paris, rue de Messine. Comme le constate un ingénieur de l’époque : «Le puissant réseau français d’interconnexion et de distribution d’électricité, qui couvre aujourd’hui la quasi-totalité du territoire, est une des plus imposantes réussites industrielles de notre époque. Ce fut également une des plus difficiles du fait de la “géographie électrique” spéciale de notre pays49», l’auteur faisant ici allusion aux régimes hydrauliques différents dans notre pays : nival pour les Pyrénées et les Alpes, pluvial pour le Massif central, mixte pour le Jura…

On peut parfaitement affirmer que le réseau électrique a longtemps représenté le « réseau des réseaux », car se divisant et se subdivisant sans cesse pour arriver de manière apprivoisée chez chaque consommateur. Le réseau électrique, c’est à la fois de la très haute tension, de la haute tension, de la moyenne tension et, pour chacun d’entre nous, de la basse tension. Ce réseau, il a fallu, après l’avoir construit, le rendre solidaire et, tout simplement, solide. Dès les années 1930, la France thermique du nord était reliée à la France hydraulique du sud. Paris recevait de l’énergie de l’Aveyron, des Alpes ou de la commune de Kembs, sur le Rhin. Une ceinture d’énergie extraordinaire permettait à la région capitale d’être reliée à la France productrice. Car réseau électrique signifie aussi interconnexion, échanges massifs, unification de la fréquence et, plus tard, unification tarifaire. En bref, le réseau électrique est un autre achèvement de l’unité nationale avec la nécessité de n’oublier personne. Certes, la distribution a mis du temps à canaliser certaines régions mais, après les années 1970, l’œuvre commencée deux générations plus tôt est en voie d’achèvement. Ce réseau relève d’une logique assurantielle. Il ne prend son sens que sous une forme de rationalisation et d’optimisation de la demande : victime de dysfonctionnements, il peut s’effondrer. En fait, ce réseau est un équilibre extraordinaire, pour ne pas dire un miracle de chaque instant. Il est symbole de modernité – en 1965, une affiche électorale de François Mitterrand pour l’élection présidentielle le représente à côté d’un pylône électrique, sous le slogan : « Un président jeune pour une France moderne» – et d’industrialisation. C’est un réseau et un service public universel.

De plus, grâce aux propriétés de l’électricité, ce réseau a soutenu d’autres systèmes qui avaient des besoins particuliers. Le réseau électrique aurait pu se suffire à lui-même, mais il est en réalité en symbiose avec d’autres réseaux, en quelque sorte leur tuteur indispensable. On peut prendre l’exemple du chemin de fer. Dès ses débuts, celui-ci eut à faire face à la gestion d’un trafic où dominaient les voies uniques. Pour éviter les accidents, il fallait que les trains circulent dans des espaces libres et, pour cela, délimiter des tronçons sécurisés par la signalisation électrique (ce qu’on appelle block systems ou cantonnement). On lit ainsi, dans une revue de l’époque : « En février 1872, MM. Lartigue, Tesse et Prudhomme construisirent leurs premiers appareils indicateurs, destinés à la transmission effective et directe, par l’électricité, des signaux à vue entre deux postes, à toute distance. Les premiers électro-sémaphores furent mis en expérience régulière en février 1874, sur la ligne de Paris à Creil, et, peu après, en 1877, sur la ligne de Paris à Brétigny (chemin de fer d’Orléans). C’était, on peut le dire, la première installation de ce genre en France et même en Europe. Le modèle fut porté en Angleterre, au London-Chatam et Dover Railway, en juillet 1874, et y attira l’attention des hommes spéciaux [des spécialistes] ; il figura, au milieu de quantité d’appareils intéressants et de tous les block systems électriques et autres alors connus, à l’Exposition spéciale qui fut ouverte, au Palais de Cristal, en juin 187550. »

En dehors du chemin de fer (devenu définitivement électrique dans les années 1950), bien d’autres réseaux sont des cousins du système électrique : le télégraphe et le téléphone, comme on l’a déjà signalé, la radio (très gourmande en électricité avant le transistor), la télévision et, à présent, les grandes bases de données (les data centers représentent environ 10% de la consommation électrique mondiale aujourd’hui). Décidément, l’électricité est et reste bien la mère de tous les réseaux.

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