Résumé

Introduction

I.

De nouvelles convergences

II.

La fin des systèmes centralisés ?

III.

Et l’intelligence vint à la ville…

IV.

La mobilité : vers le tout-électrique ?

V.

E-santé et post-humanité

VI.

Plus d’électrique pour quel avenir ?

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Résumé

La saga de l’électricité apparaît comme moins linéaire à partir des années 1970, rapidement réduite à son rôle technico-économique. Pourtant, l’électricité possède encore de nombreux atouts pour se faire entendre et réenchanter l’avenir, pour tisser un discours fédérateur et non clivant, pour humaniser la technique et la science. L’automobile, les big data, ou encore la climatisation écologique ouvrent de nouvelles perspectives. Le miracle électrique se manifeste à nouveau pour vivre autrement et mieux.

Sans compter que l’arrivée de cette énergie dans des régions qui jusque-là en étaient dépourvues va permettre d’améliorer les conditions de vie d’un milliard d’hommes et de femmes.

La première partie de cette étude est publiée simultanément et s’intitule :

Une civilisation électrique (1) Un siècle de transformations.

Alain Beltran,

Directeur de recherche au CNRS (SIRICE).

Patrice Carré,

Historien et chercheur.

Notes

1.

« Gilles Deleuze : Qu’est-ce qu’être de gauche ? », L’Abécédaire de Gilles Deleuze, œuvres ouvertes, 1988

+ -

La saga électrique, moins linéaire qu’on ne peut le penser mais malgré tout triomphante, s’enraye autour des années 1970. En 1965 encore, François Mitterrand faisait figurer sur son affiche électorale un pylône électrique, symbole de progrès, mais, en 1981, Valéry Giscard d’Estaing  posait  devant la centrale nucléaire de Chinon. Par la suite, l’électricité disparaît du devant de la scène, réduite à son rôle technico-économique ; elle n’est plus mise en valeur, elle devient même suspecte. Les « blocages » de la société (contestation technologique ou, plus exactement, regard critique après une longue période de «naïveté technologique» et d’ignorance générale), notamment après la crise de 1973 et la guerre du Kippour, rendent peu audible le discours technophile. La notion d’«acceptabilité» (qui, contrairement, à l’« appropriation », suppose une normativité imposée) de la technologie et de la science, le débat démocratique nécessaire pour accepter les transformations «venues du haut», l’information des citoyens, la concertation et le débat public, ou encore la prise de conscience des enjeux environnementaux provoquent une rupture dans l’imaginaire et le discours sur l’électricité.

Le problème est que la capacité à rêver s’est émoussée. L’avenir de l’humanité ne paraît plus porteur d’espoir et d’enthousiasme. La Seconde Guerre mondiale, en dépit d’Hiroshima et de la Shoah, n’avait certes pas cassé l’élan vers le progrès, mais sans doute cet élan était-il semblable à de l’inertie, comme celle d’un bateau qui court sur son erre. La rivalité entre les deux grands, le rattrapage des Européens, la croissance industrielle vue comme un bouclier contre la misère ont fait perdurer l’image d’un monde qui serait meilleur. Mais le ver était dans le fruit. Les années 1970 ont vu la fin de la planification et est alors apparu un désenchantement global, lié en particulier à la prise de conscience de la finitude du monde. Le nouveau a fini par faire peur ou, dans le meilleur des cas, il a été jugé de façon de moins en moins unanime. S’il n’y a pas hostilité, il y a au moins méfiance. Le long terme s’est effacé, en particulier dans l’industrie, face aux exigences court-termistes des financiers. La dictature de l’immédiat se conjugue sous forme d’Audimat, de followers et de likes. Elle se traduit par de multiples formes de désengagement. L’écrit recule devant l’image ou, même plus simplement, devant des textes courts ou abrégés. Dans ces conditions, changer le monde paraît impossible, dangereux et trop aléatoire. La place de l’innovation rêvée se réduit d’autant plus que certaines des nouveautés arrivent à une vitesse inusitée (le smartphone s’est ainsi répandu trois ou quatre fois plus vite que l’électricité). Sommes-nous arrivés dans un moment défini par le philosophe Gilles Deleuze comme une période de « devenir révolutionnaire sans avenir de révolution1» ? Cette vision postindustrielle et postidéologique n’est combattue que par quelques espoirs messianiques d’essence religieuse.

La notion de « transition » (banale pour toute société) est vue comme une rupture avec les habitudes du passé. Cette transition sociétale, qui est et devrait être largement électrique, se conjuguera avec la transition numérique et la transition écologique. En effet, cette transition n’est pas simplement technique mais touche au plus profond nos modes de vie et impose que soient revisitées nos pratiques de consommation. L’avenir se dessine devant nous, plein de promesses mais nous en avons peur et n’osons plus le baptiser de «progrès» (notion largement démonétisée). Sans doute y-a-t-il un esprit Vieille Europe qu’on ne retrouve pas dans des pays émergents comme la Chine, l’Inde, ou certains pays africains. De plus, certaines techniques paraissent maudites, tels le nucléaire et le pétrole, pourtant les deux énergies majeures (en Occident et dans les pays développés) de la seconde moitié du XXe siècle. Le progrès ne semble désormais se justifier que si on lui accole les adjectifs «sociétal» ou «solidaire» afin qu’il soit apprivoisé au bénéfice du plus grand nombre. On peut aussi souligner certaines formes d’amnésie (l’apport de la période dite des Trente Glorieuses) et l’acceptation des bénéfices sans les contreparties autrefois jugées inéluctables.

Dans ce contexte, l’électricité possède malgré tout quelques atouts pour  se faire entendre et réenchanter l’avenir, pour tisser un discours fédérateur (et non clivant), pour humaniser la technique et la science. Pourtant, ne faisons-nous pas fausse route en attendant que l’électricité se révèle à nous comme cela fut le cas au XIXe  siècle, au temps de l’«électromania» et de  la Fée Électricité ? Il y eut un temps pour cette innovation-révolution de rupture, globale, envahissante, prométhéenne. Aujourd’hui, et c’est encore étonnant, l’électricité garde un potentiel de novation mis dans un processus d’évolution maîtrisée, incrémentale, souple, complémentaire à tous les fronts du changement. Il faut rappeler que les qualités intrinsèques de l’énergie électrique sont toujours efficaces : propreté, souplesse, universalité, divisibilité… L’avenir sera électrique grâce au greening de nos énergies. Il suffit de considérer la nébuleuse des innovations électriques qui n’en finissent pas de nous accompagner. L’automobile, les big data et la climatisation écologique ouvrent de nouvelles perspectives. L’électricité est plus que jamais à l’intérieur du système, au point de devenir le système tout entier. Pour cela il faut sans doute décaler le questionnement hors de la seule question de la production. Le miracle électrique arrive à petits pas mais il est bien là pour vivre autrement et mieux. Sans compter que l’arrivée de cette énergie dans des régions qui jusque-là en étaient dépourvues va permettre d’améliorer les conditions de vie d’un milliard d’hommes et de femmes.

I Partie

De nouvelles convergences

Notes

2.

Voir Gilles Deleuze et Félix Guattari, Rhizome, Éditions de Minuit,

+ -

3.

Voir « Linky Refusons de payer pour Enedis ! », avec la réponse d’Enedis à l’article cité, quechoisir.org, 8 et 15 mars  2018

Voir aussi Raphaël Vullierme, « Compteur communiquant : le gâchis de Linky », lesechos.fr, 9 septembre 2018

+ -

6.

Cité in Adrien Coussonnet, « Les choses connectées, quel enjeu ? », agencestartitup.fr, 14 mai 2018

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7.

Sur ce sujet, voir Paul-Adrien Hyppolite et Antoine Michon, Les Géants du numérique. 1. Magnats de la finance et 2. Un frein à l’innovation ?Fondation pour l’innovation politique, novembre 2018.

+ -

Au réseau centralisé se substitue un réseau décentralisé. Cette transformation requiert un nouveau système d’information électrique. Le réseau intelligent (smart grid) esquisse une convergence entre réseaux électriques et réseaux de télécommunications qui transmettent, en temps réel, les informations sur les conditions de production et de consommation entre différents acteurs de l’écosystème. Jadis, l’information circulait sur un mode unidirectionnel. Les données relatives à la consommation allaient du consommateur final vers les gestionnaires du réseau lors du passage d’un agent relevant les compteurs. Ce modèle a atteint ses limites. La transition énergétique (déploiement de sources énergétiques renouvelables, propres, décentralisées) et numérique nécessite de nouvelles organisations. Les acteurs historiques (producteurs, gestionnaires, fournisseurs et équipementiers) voient leurs fonctions modifiées par les évolutions technologiques (par exemple, le stockage), tandis que de nouveaux entrants apportent leurs compétences (télécoms, services informatiques…). Par ailleurs, le développement des énergies renouvelables, décentralisées, complexifie le travail des gestionnaires de réseau de transport et de distribution.

Cette mutation donne une place nouvelle au consommateur final, qui se retrouve au centre d’un dispositif nouveau. L’équilibre du système électrique est de plus en plus axé sur le contrôle et l’adaptation de la consommation, non plus seulement sur celui de la production. On pourrait mutatis mutandis comparer ce renversement de paradigme à celui qu’ont connu les télécommunications dans la seconde moitié des années 1990. Pendant près d’un siècle, ce qu’on a appelé «télécommunications» présentait, tout comme le réseau électrique monopolistique et centralisé, un ensemble technique cohérent. Les réseaux transportaient de la voix et, marginalement, quelques services de données spécialisées. Or, dans les dernières décennies du XXe siècle, avec l’éclosion d’Internet et du mobile, ce modèle a volé en éclats. On assiste alors à une explosion de l’offre : fixe, mobile, SMS, Internet, Intranet, Web, données, images animées ou non, programmes audiovisuels, jeux en ligne… Cette profonde mutation trouve son origine dans plusieurs ruptures technologiques radicales. Elles s’expliquent par l’extension du protocole Internet (IP) et la généralisation du haut puis du très haut débit, par des services mobiles permettant une accessibilité permanente, par l’omniprésence de l’intelligence dans le réseau et la mise en place de plateformes informatiques autorisant une réelle interopérabilité entre les diverses couches de réseaux, et, finalement, par la mise au point et la diffusion de terminaux innovants. Ces ruptures ont eu pour conséquence une profonde remise en cause d’un modèle technologique séculaire. Elles sont à l’origine d’un changement de paradigme majeur. D’un environnement en silos, essentiellement appuyé sur les technologies, on est passé à un environnement global, orienté sur (et par) les services. Avec Internet et le développement rapide des mobiles, est né l’Homo digitalis, qui n’est plus à l’extrémité du réseau, le dernier maillon de la chaîne, mais au centre d’un espace-réseau imprécis et fluctuant, un peu à la manière de ces rhizomes – tiges polycentriques, anarchiques et souterraines de certaines plantes  – qu’évoquent et que convoquaient Gilles Deleuze et Félix Guattari pour penser la multiplicité et le réticulaire2.

Il en va de même pour le client d’un réseau électrique : il ne sera plus simplement la terminaison du réseau mais en sera un acteur central. L’intérêt du numérique est ainsi de mettre à la disposition des consommateurs des outils leur permettant de mieux maîtriser leur besoin d’énergie. Les technologies numériques se présentent comme la clé d’une maîtrise intelligente et pratique de la consommation d’énergie. Elles pourraient permettre au consommateur de connaître sa consommation réelle et d’agir sur sa consommation pour réduire sa facture. Grâce au pilotage à distance des appareils électriques, les technologies numériques devraient également permettre de réguler la demande. Le déploiement du compteur Linky, malgré les difficultés qu’il rencontre3, est la première phase d’un dispositif plus vaste, dont la finalité est une maîtrise et une diminution de la consommation d’énergie d’un bâtiment, d’une ville ou d’un territoire, dans un souci de maîtrise des coûts et de réduction de l’empreinte écologique. Or, comme le numérique l’a fait avec les télécommunications en rompant avec un modèle désormais obsolète, il s’agit d’anticiper un nouvel écosystème et de concevoir des services sortant de l’actuel périmètre énergétique. Associées aux perfectionnements de la domotique, les infrastructures de smart grids permettront le pilotage à distance d’équipements ménagers connectés et l’adaptation des consommations. Au-delà du logement, les smart grids sont des outils propices à l’émergence de systèmes énergétiques locaux (écoquartiers, villes et territoires intelligents…). La combinaison de tous ces éléments devrait contribuer à la nécessaire réduction des émissions de CO2. Pour les télécommunications comme pour l’électricité, il s’agit là d’une rupture globale. Un monde nouveau reste à inventer.

L’une des caractéristiques les plus marquantes de notre XXIe siècle naissant est la permanence de la connexion. En 2011, le monde comptait 2,23 milliards d’internautes et 5,91 milliards d’abonnés à la téléphonie mobile. Six ans plus tard ce sont près de 7,7 milliards d’abonnements mobiles qui étaient souscrits fin 2017, soit plus de la totalité de la population mondiale. Cela correspond ainsi à un taux de pénétration de 103,5%4. Avec un taux de pénétration  de 109,2%, le nombre de cartes SIM s’élevait à 72,1 millions en France au 31 décembre 2015. Pour de nombreux experts, si les années 1990 ont été celles de la révolution Internet, les années 2010 sont et seront celles des objets connectés. Ils ont envahi notre quotidien. On pense qu’il y aurait actuellement 15 milliards d’objets connectés à Internet, contre 4 milliards seulement en 2010. On estime qu’en 2020 leur nombre sera compris entre 50 et 80 milliards5. L’ancien président d’Apple Europe, Pascal Cagni, déclarait que « l’Internet des objets sera une révolution plus forte que celle du mobile6 ». Leur déploiement se heurte cependant à un certain nombre de difficultés, qui sont de plusieurs ordres et touchent notamment – outre le coût de l’opération et ses retombées sur la facture du consommateur – aux risques sanitaires et à d’éventuelles atteintes aux libertés individuelles et à la vie privée. La polémique autour de Linky est tout à fait révélatrice des débats qui parcourent nos sociétés depuis la dernière décennie du XXe siècle et l’irruption massive des technologies de l’information et de la communication dans nos vies quotidiennes.

Le numérique offre toutes les caractéristiques pour répondre aux enjeux d’une nouvelle production et d’un nouveau mode de consommation de l’électricité. Or, s’il fait naître de grands espoirs à la fois en termes de digitalisation du quotidien et de consommation électrique, il engendre également un grand nombre de défis et de craintes. D’ordre technique, tout d’abord, car les smart grids sont à la confluence de plusieurs technologies aux caractéristiques différentes : réseaux d’énergie, réseaux de communication filaires ou hertziens, systèmes d’information, stockage d’énergie, etc. Ces technologies possèdent des degrés de maturité très hétérogènes. Les questions sont également d’ordre réglementaire et touchent au rôle des acteurs (de l’énergie, des télécoms, de contenus et d’analyse des usages, de l’énergie verte, du BTP…). Enfin, les questions de sécurité et de confidentialité des données sont loin d’être toutes réglées. Qu’en sera-t-il de la confidentialité des data ? Qui va les utiliser, comment seront-elles valorisées et auprès de qui7 ?

Les obstacles à l’émergence de ces techniques ne sont pas uniquement techniques. Ils sont à mettre en rapport avec des questions qui touchent à la relation qu’entretient la société dans son ensemble (qui n’est pas un tout) avec l’innovation. On touche ici à l’imaginaire, aux sensibilités et aux représentations. Le surgissement du numérique dans les vies quotidiennes a contribué à l’éclosion de nouvelles promesses, de nouveaux espoirs mais également de nouvelles peurs. Le monde numérique se met en place par accélérations successives et/ou lentes. Il existe une tension historique entre le tempo nerveux de l’innovation et le temps long des comportements et des modes de vie. Cette digitalisation croissante soulève de nombreuses interrogations. L’affaire n’est pas seulement de l’ordre de la technologie ou de l’économie. Elle est profondément politique. Elle est l’affaire du citoyen – de tous les citoyens – et, en ce sens, elle est aussi radicalement éthique.

II Partie

La fin des systèmes centralisés ?

Notes

8.

Voir Timothy Mitchell, Carbon Le pouvoir politique à l’ère du pétrole, La Découverte, 2013.

+ -

9.

Jeremy Rifkin, La Troisième Révolution Comment le pouvoir latéral va transformer l’énergie, l’économie et le monde, Les liens qui libèrent, 2012, p. 37.

+ -

10.

Ibid.

+ -

11.

Ibid.

+ -

12.

Ibid., p. 73.

+ -

13.

Voir Jeremy Rifkin, La Nouvelle Société du coût marginal zéro. L’Internet des objets, l’émergence des communaux collaboratifs et l’éclipse du capitalisme, Les liens qui libèrent,

+ -

15.

Expression empruntée au titre d’un recueil d’essais de l’économiste britannique Ernst F. Schumacher, Small is Beautiful. A Study of Economics as if People Mattered, paru en 1973 (trad. fr. : Small is beautiful. Une société à la mesure de l’homme, Seuil, 1979).

+ -

16.

Par exemple avec le Fonds d’amortissement des charges d’électrification (Facé). Voir Jacques Genest, Rapport d’information fait au nom de la commission des finances sur la gestion et l’utilisation des aides aux collectivités pour l’électrification rurale, rapport nº 422, Sénat, 15 février 2017

+ -

On a vu que l’énergie électrique au cours des différentes décennies du XXe siècle s’est construite autour d’un nouveau réseau, solidaire, hypertechnique et national. Cette toile d’araignée avait son rythme, ses exigences, ses capacités. Le réseau était aussi en relation avec les pays voisins pour des échanges, que ce soit des importations ou des exportations. Une partie de l’Europe vivait plus ou moins en symbiose. Or l’image de l’énergie s’est modifiée récemment sous l’effet non seulement de son appréhension mais aussi de changements technico-économiques. Une relecture de l’histoire est réalisée par exemple par le politologue britannique Timothy Mitchell8 qui montre que le charbon était plus favorable au pouvoir syndical que le pétrole. L’auteur relie les évolutions politiques aux processus de production et de consommation de l’énergie. Le nucléaire est aussi vu et critiqué de plus en plus d’un point de vue idéologique. L’absence de débat démocratique et le pouvoir exorbitant des lobbies nucléaires sont dénoncés depuis les années 1970. Le nucléaire est devenu à son corps défendant le symbole de la décision d’en haut, sans consultation du peuple, qui est pourtant le premier concerné. Cette critique a trouvé un soutien non seulement dans l’évolution de la technique énergétique mais aussi avec les possibilités des NTIC, comme l’analyse Jeremy Rifkin : «Le téléphone, la radio et la télévision étaient des formes de communication centralisées conçues pour gérer une économie organisée autour des énergies fossiles centralisées. La nouvelle communication électrique de seconde génération est distribuée et elle est idéale pour gérer les formes d’énergie distribuées, c’est-à-dire les énergies renouvelables9

C’est donc au tour du réseau d’être analysé selon des critères sociopolitiques nouveaux. Les ouvrages de Jeremy Rifkin en sont justement une illustration, en particulier La Troisième Révolution industrielle, qui commence par une citation de 2008 de Hans-Gert Pöttering, président du Parlement européen, qui affirme que dans vingt-cinq ans «nous pourrons construire chaque immeuble pour qu’il soit sa propre mini-centrale électrique10», une énergie propre et renouvelable et, bien entendu, excédentaire. Ce qu’aperçoit Rifkin, c’est «le comportement coopératif, les réseaux sociaux et les petites unités de main- d’œuvre technique et spécialisée11». Tout cela créera des millions d’emplois. On verra la fin des entreprises centralisées au bénéfice des pratiques distribuées, en d’autres mots le pyramidal remplacé par le latéral. Il est à noter que, sur le plan historique, on retrouve ici le discours de la fin du XIXe siècle sur les vertus du «petit moteur électrique» qui devait bloquer l’exode rural et la très grande entreprise au profit du petit producteur aux vertus familiales. Dans les cinq piliers que Rifkin considère comme constituant la troisième révolution industrielle, on citera le passage aux énergies renouvelables, le parc immobilier transformé en microcentrales («190 millions de centrales électriques»), la technique de l’hydrogène, Internet et le véhicule électrique. On remarquera au passage que ces transformations supposent de nouveaux moyens de mesure, individualisés, alors que les difficultés de Linky, par exemple, montrent que la défiance envers le système, envers ce que l’on perçoit comme une sorte de «Big Brother», n’est pas encore une question résolue. En bref, pour citer une dernière fois Rifkin : «Après un siècle de domination des grandes compagnies du pétrole, du gaz ou de l’atome sur l’économie, sans parler de l’influence sur la politique des États et la géopolitique des relations internationales, voici un plan qui va démocratiser la production et la distribution de l’énergie en créant des millions de mini-entrepreneurs énergétiques : “Power to the People12

Certains écrits sont allés plus loin en décrivant des réseaux d’usagers d’objets ou de producteurs de services qui s’organisent pour le bien-être commun. On parle alors de «communaux collaboratifs» au coût marginal proche  de zéro13, par allusion aux communaux ruraux de l’Ancien Régime. Une troisième voie entre le capitalisme et le socialisme, en quelque sorte. On y fait directement référence à l’économie circulaire sans passer par une étape industrielle. Le consommateur devient à la fois producteur et consommateur (« prosommateur »). Appliquées à l’énergie, ces théories sont illustrées par des coopératives de production essentiellement dirigées vers les énergies renouvelables : 10.000 citoyens danois se sont ainsi regroupés pour construire le parc éolien offshore de Middelgrunden, au large de Copenhague, et des coopératives d’énergie verte sont apparues dans de nombreux pays – Ecopower en Belgique, Enercoop en France (15.000 sociétaires, 25.000 clients), Co-op Energy en Grande-Bretagne, Som Energia en  Espagne…  En  2013, 21 organisations européennes (300.000 citoyens) se sont regroupées pour le renouveau de la production énergétique. Ces coopératives s’appuient sur l’image négative des combustibles fossiles et du nucléaire et font la promotion d’une énergie verte.

À l’image souriante des énergies alternatives s’ajoute donc une réflexion sur les circuits décalés, décentrés et déconcentrés, qui relient directement le producteur au consommateur. C’est un discours très présent en Allemagne depuis les premières mesures de l’Energiewende (transition énergétique). Ce tournant est montré comme illustrant le renouveau de la démocratie participative. Dans des pays de tradition fédérale ou régionale comme l’Allemagne ou l’Italie, ces discours sont assis sur de longues traditions. Dans un pays d’essence jacobine comme la France, où une politique de décentralisation n’est apparue que dans les années 1960, il en va tout autrement. Les pouvoirs locaux doivent tenir un discours plus offensif (sans vouloir renverser tous les acquis), à l’image par exemple des collectivités concédantes, pour remettre en cause le modèle d’après-guerre en y intégrant de nouveaux paramètres. La mise en place d’EDF a englobé le plus souvent les moyens autonomes existants et seules quelques grandes sociétés sont restées autoproductrices, dans l’électrométallurgie ou l’électrochimie, mais avec une place qui est allée sans cesse diminuant. L’autoconsommation en est finalement à ses débuts : un premier immeuble à usage collectif pour l’énergie a été ainsi inauguré à Bordeaux en décembre 201714. Les chiffres français d’autoconsommateurs sont cependant très loin de ceux de l’Allemagne et de l’Italie. L’autoproduction et l’autoconsommation peuvent-elles mettre à mal un réseau électrique qui est aussi une construction sociopolitique mise en place depuis plus de quatre-vingts ans ? Le retour du phalanstère ou du familistère du XIXe siècle a-t-il un sens aujourd’hui ? Est-ce une réaction frileuse ou une avancée future ? En tout cas, si l’électricité est bien commune à ces différents discours elle ne relève pas de la même image. D’un côté, une vision technocratique et unificatrice ; de l’autre, des facettes individualistes et déconcentrées. Que peut devenir la péréquation tarifaire si la France éclate, comme ce fut le cas dans l’entre-deux-guerres, en une mosaïque de situations différenciées ? Va-t-on vers une victoire du small is beautiful15 ? Chacun affirme que «son» électricité assure les critères de justice sociale et d’efficacité mais sur des raisonnements quelque peu contraires. Il y a sans doute aujourd’hui un combat entre des discours radicalement différents sur l’avenir électrique mais qui peuvent aussi receler des complémentarités. La société française du début du XXIe siècle n’a plus les mêmes attentes que celle de la reconstruction d’après 1946. On y constate un mélange d’exigences, de projections vers l’avenir qui brouillent l’image de l’électricité, à qui pourtant l’on prête tous les futurs. Le réseau électrique a pourtant eu une véritable identité, soulignée on l’a vu par les affiches électorales de François Mitterrand en 1965 et de Valéry Giscard d’Estaing en 1981. La fonction assurantielle semble depuis lors avoir été oubliée, de même que l’aspect formidable du transport de force et de la gestion de chaque seconde. Trop visible et en même temps invisible, le réseau montre bien son existence quand il a été fragilisé par les tempêtes. Après quelques jours de non-retour de l’électricité, les populations s’impatientent vite, les responsables locaux reprochent une détérioration du service et des travaux d’enfouissement insuffisants. Ils rappellent que les lignes et réseaux basse tension appartiennent aux syndicats d’électricité ou aux communes (qui peut les confier à Enedis). L’unification des contrats de concession efface peu à peu les disparités régionales. Les îlots d’autonomie électrique sont mis en avant comme un gain de liberté et d’efficacité. En bref, un discours nouveau est apparu qui attaque de plusieurs côtés une œuvre unificatrice commencée dans les années 193016.

Affiches de campagne électorale de François Mitterrand (1965) et de Valéry Giscard d’Estaing (1981).

III Partie

Et l’intelligence vint à la ville…

Notes

17.

Voir Olivier Mongin, La Ville des L’envers et l’endroit de la mondialisation urbaine, Fayard, 2013.

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18.

Voir Sylviane Tabarly, Marie-Christine Doceul et Jean-Benoît Bouron, « De villes en métropoles : vocabulaire et notions générales ».

+ -

19.

« En réalité, depuis l’avènement des réseaux techniques urbains au milieu du XIXe siècle, on a cherché à s’informer sur leurs usages et, à partir de là, à améliorer leurs procédures de fonctionnement. Rappelons les premières mesures de consommations localisées pour les réseaux électriques urbains au début du XXe siècle, les débuts des comptages de trafic dans les années 1920, la prévision du débit des eaux pluviales par téléphone puis par les radars, l’utilisation des images de caméras pour la gestion du trafic. Autrement dit, l’“intelligence” a pénétré depuis longtemps au cœur de la gestion urbaine » (Gabriel Dupuy, « L’avenir de la smart city », Urbanisme, nº 394, automne 2014, p. 35)

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20.

François Perroux « Note sur la ville considérée comme pôle de développement et comme foyer du progrès », Tiers- Monde, VIII, nº 32, octobre-décembre 1967, p. 1152

+ -

21.

Ibid., p. 1153.

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22.

Voir dossier « Villes numériques, villes intelligentes ? », Urbanisme, nº 394, automne 2014, p. 24-69

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Les chiffres sont répétés à l’envi : aujourd’hui les villes abritent 50% de la population mondiale et on estime que les deux tiers y vivront en 2030. Vers 1900, seules douze villes au monde dépassaient le million d’habitants ; elles étaient 83 en 1950 et plus de 500 en 2017. Les 600 villes les plus peuplées concentrent 60% des richesses et plus de 1 milliard de personnes vivent dans des bidonvilles. Les villes consomment 75% de l’énergie produite et sont à l’origine de 80% des émissions de CO2. La ville et ses habitants sont donc, au premier chef, concernés par le réchauffement climatique et le désastre écologique. Les auteurs de la fin du XIXe siècle et, plus tard, les écrivains de science-fiction, les artistes et les cinéastes ont sans cesse imaginé des espaces urbains où la connexion – sous toutes ses formes – serait permanente et universelle. Cette «ville des flux17» est aujourd’hui réalité. Parcourue depuis le XIXe siècle de réseaux toujours plus performants, a-t-elle pour autant su acquérir des formes d’intelligence ? Si l’on prend le terme «intelligence» dans son sens premier et le plus banal (c’est-à-dire une capacité à apprendre, comprendre et raisonner) et si l’on garde de la ville la définition qu’en donnent les géographes, à savoir un objet spatial complexe et multidimensionnel18, cette ville comme unité spatiale n’a pu subsister puis croître que dans une adaptation et un apprentissage permanent en partie dus aux réseaux techniques19.

Dans la longue durée, l’histoire des villes est marquée par une recherche d’efficacité (habitat, gestion de la circulation, etc.), elle est un espace de circulation qui nécessite une intelligence de la mobilité (de Juvénal à Restif de La Bretonne, en passant par Boileau ou Sébastien Mercier, les témoignages sont multiples). La ville est aussi un carrefour, ce qui en fait également un lieu de production et d’échanges d’informations et de débat. Elle est un espace politique. Si, après la Seconde Guerre mondiale, notamment à partir de la fin des années 1950, la modernité urbaine passait par une adaptation de l’espace à la circulation automobile, au cours des années 1960 l’arrivée de l’ordinateur a fait de l’informatique urbaine un enjeu de l’administration des grandes villes. En 1967, François Perroux notait l’importance pour la ville des calculateurs électroniques et des analystes : «Les Français auront bientôt 2.000 calculateurs électroniques à leur service, employés par 14.000 analystes et programmateurs. […] Le nombre des récepteurs de télévision est de 5 400.000 environ au début de 1965 et sera de l’ordre de 12 millions en 1970 […]. Les calculateurs électroniques et les émetteurs de mass media sont des machines typiques de notre époque. Les premières conservent, trient et traitent l’information avec une vitesse, une précision et une puissance non pareilles, elles préparent et contrôlent les décisions. Les secondes transmettent l’information-image et l’information-connaissance dans des masses qui n’ont jamais été jusqu’ici ravitaillées par de telles quantités et dans ce style20.» Dans cette perspective, la ville est le lieu de production et de diffusion de l’intelligence créée par les machines et les médias. Elle est le lieu idéal de la propagation de l’innovation, et c’est l’informatique – le réseau d’informations – qui fera la ville : «Compte tenu de ces spécifications, la ville, par les liaisons structurelles qu’elle établit et par les liaisons volontaires et fortuites qu’elle favorise, entre ses nombreuses fabriques d’idées nouvelles, devient elle-même une fabrique d’idées neuves21.» L’intelligence d’une ville serait donc désormais la conséquence de la rencontre d’un espace et d’outils issus de technologies nées du numérique.

Les termes pour désigner la ville intelligente sont nombreux : smart city, ville numérique, green city, connected city, écocité, ville durable… Or, indépendamment de l’appellation retenue, le principe reste le même : utiliser les technologies et l’innovation pour permettre une meilleure gestion des ressources et une réduction de l’empreinte écologique. La smart city, c’est donc une nouvelle façon de penser la ville, le tissu urbain ou son fonctionnement. Le premier objectif de ce que l’on appelle une « ville intelligente » est donc – et le temps presse – de diminuer, entre autres, les émissions de CO2 en impliquant l’ensemble des parties prenantes (les habitants eux-mêmes, mais aussi les pouvoirs publics, les entreprises, etc.). Il s’agit pour ce faire – et cela peut être un véritable projet politique collectif – d’œuvrer à la réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre à travers la limitation de la circulation, la réduction de la production de déchets et l’amélioration de la collecte sélective.

Il importe également de réduire la consommation du chauffage électrique, principal responsable des pics de consommation observés en hiver, d’intégrer l’utilisation des véhicules électriques, notamment les flottes en autopartage. Les leviers techniques permettant d’aller vers l’intelligence de l’espace urbain existent. Alliés aux sources nouvelles d’énergies durables (solaire, éolien, etc.), les réseaux numériques changent la donne. Ils révolutionnent la gestion des services publics et le fonctionnement urbain, et présentent des enjeux sans précédent pour les gestionnaires des réseaux. Qu’il s’agisse de l’optimisation des infrastructures (éclairage public, éclairage intelligent et adaptatif, capteurs de luminosité, domotique, compteurs intelligents, signalisation urbaine…), de mobilité urbaine, de sécurité, de gestion des déchets ou de bâtiments intelligents. Pour l’électricité, les télécoms (fibre, WiFi, 4G, bientôt 5G et réseaux de type LoRa ou réseau faible consommation longue portée) ou les transports, les réseaux sont au cœur de la ville smart de demain. Ces réseaux seront intelligents, évolutifs, adaptatifs. Ils s’amélioreront et se réinventeront en permanence grâce à de nouvelles technologies toujours plus innovantes. Ils permettront, notamment pour l’électricité, d’assurer un lien permanent entre les acteurs impliqués dans la distribution de l’énergie : consommateurs, fournisseurs, transporteurs et distributeurs. L’implication du consommateur permettra notamment d’optimiser et d’équilibrer en temps réel la production du système. En effet, il ne sera plus question d’un système qui adapte la production à la consommation mais d’un nouveau système basé sur la demande du consommateur et sur ses capacités de stockage et de production. Afin de recueillir sur le terrain des informations permettant d’améliorer la gestion opérationnelle, les entreprises de distribution d’électricité, de gaz et d’eau doivent connecter un grand nombre de dispositifs distants comme des compteurs d’eau ou de gaz, collecter leurs mesures et les commander à distance tout en possédant un très haut niveau de sécurité dans les transmissions. Des outils télécoms performants sont essentiels pour la supervision et le monitoring de ces objets distants connectés (on estime à 25 milliards le nombre d’objets connectés dans le monde à l’horizon 2020) : connectivité du réseau et diagnostic d’incidents… La ville s’équipe donc de plateformes techniques truffées de capteurs disséminés dans l’espace urbain pour engranger de la donnée, gérer automatiquement ou améliorer la gestion d’un nombre toujours plus élevé de problèmes, en lien avec la croissance urbaine, l’augmentation de la population, son extension dans l’espace et l’émergence de nouveaux besoins22. Ces données proviennent à la fois des équipements de la ville (éclairage public, carrefours, parkings, gestion des déchets…) qui deviennent massivement connectés grâce à l’internet des objets (réseaux et plateformes), mais aussi des systèmes d’information de la ville, de ses partenaires et des applications qu’elle déploie. Une rationalité qui tout à la fois rassure et pose de très nombreuses questions qui dépassent, et de loin, le strict champ de la technique. La multiplication des données et des capacités de traitement de ces données inquiète. Via les téléphones portables ou la WiFi, il est d’ores et déjà possible de disposer de masses considérables d’informations sur les déplacements, les habitudes ou les occupations des habitants d’une ville. Des algorithmes sont désormais capables de traiter ces données en temps réel afin de fournir des analyses statistiques et prédictives en vue d’adapter l’offre de services urbains. Plus que jamais la crainte d’un Big Brother incontrôlé – et malheureusement la dérive de certains acteurs quasi monopolistiques n’est pas pour rassurer – nécessite une prise de conscience démocratique, voire une résistance.

IV Partie

La mobilité : vers le tout-électrique ?

Notes

23.

Pierre Desbordes, « L’automobile électrique sera-t-elle la reine des autos ? », La Science et la Vie, t. XV, nº 43, février- mars 1919, p. 213

+ -

La mobilité électrique, totalement électrique, forcément électrique, serait-elle l’horizon indépassable et le triomphe de la Fée Électricité ? D’un point de vue historique, cette conquête ressemble à la répétition d’un discours sur les lendemains radieux qui n’arrivent guère. L’histoire de la mobilité électrique est en effet assez paradoxale. Avant 1914, les véhicules électriques faisaient presque jeu égal avec les véhicules à combustion interne dans certaines villes européennes. En 1919, un article de la revue La Science et la Vie entend montrer que le taxi électrique peut apporter une solution d’avenir et qu’il existe déjà aux États-Unis, ajoutant : «La solution électrique doit intéresser tous ceux qui recherchent une automobile économique, d’un entretien facile, pourvue d’un mécanisme aussi simple que possible, qui réduise au minimum les risques de pannes et d’ennuis23

Source :

Pierre Desbordes, « L’automobile électrique sera-t-elle la reine des autos ? », La Science et la Vie, t. XV, nº 43, févriermars 1919, p. 213

Notes

24.

G. Curtis, « Toujours la voiture électrique », Le Courrier automobile, nº 88, 15 février 1928, p. 11

+ -

26.

Voir Cécile Frangne, « Le nombre de bornes pour véhicules électriques progresse lentement », la-croix.com, 5 juillet 2018

+ -

27.

Voir deux romans plus récents où le personnage de Nikola Tesla joue un rôle important : Martine Le Coz, L’Homme électrique, Michalon, 2009, et Graham Moore, Les Derniers Jours de l’émerveillement, Cherche Midi,

+ -

28.

Jean-Pierre Corniou, Le nouveau monde de l’automobile (2) : les promesses de la mobilité électrique, Fondation pour l’innovation, octobre 2016

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Les éloges de l’électrique d’il y a un siècle pourraient resservir aujourd’hui quasiment sans le moindre changement et il faut savoir que Paris utilisa des bennes à ordure électriques dès les années 1920. Mais, quelques années plus tard, le discours bégaie et, en 1928, un journaliste peut ainsi s’indigner : «Un jour viendra où la voiture électrique, souple, silencieuse et inodore aura chassé de nos rues la voiture à essence qui domine encore à l’heure actuelle. Peut-être ce jour-là commémorera-t-on, par de pompeux discours officiels, la mise en circulation du premier taxi électrique. Mais, en attendant, les Pouvoirs publics ne font rien en faveur de l’électromobile, rien pour en répandre l’emploi24

L’automobile électrique, pendant près d’un siècle, n’est pas arrivée à vaincre ses travers ordinaires, à savoir son poids et, surtout, son autonomie. Néanmoins, les transports en commun, eux, se sont électrifiés, aussi bien en sous-sol avec le métro, dès 1900, qu’en surface avec les tramways. Ces derniers disparurent dans l’entre-deux-guerres, accusés d’entraver la circulation automobile, pour faire leur réapparition récemment d’une façon triomphale dans plusieurs villes de l’Hexagone. En dehors de l’automobile, ce sont les vélos, les scooters et les motos qui utilisent l’énergie électrique. Plus récemment, un avion solaire a même montré qu’il était capable de faire le tour du monde. Les navires de surface utiliseront la technologie électrique, qui est déjà depuis longtemps un facteur de navigation des sous-marins nucléaires. Le TGV est un autre exemple très illustratif. La SNCF ne s’est dotée d’un service de recherche qu’en 1966 (vingt ans après EDF, dix ans après GDF). L’un des projets consistait en une ligne nouvelle à grande vitesse compatible avec le gabarit du réseau existant, pour faciliter l’entrée dans les villes. Le projet dut essuyer bien des problèmes, notamment le peu d’empressement du président Valéry Giscard d’Estaing qui ne croyait guère dans l’avenir du train. Il ne vint d’ailleurs pas à l’inauguration de la ligne en 1981. À l’inverse, le président François Mitterrand engagea tout de suite l’extension du réseau. Même si la technique du rail avait un réel potentiel, sans un programme ambitieux d’aménagement du territoire, le TGV aurait été condamné à rester un prototype.

Car, depuis le début, le véhicule électrique a une rude concurrente : la voiture à essence. Les véhicules à combustion interne ont tiré avantage des deux guerres mondiales. La Grande Guerre avait souligné les avantages de la voiture à essence (épisode des taxis de la Marne) et des incessants convois de camion (la Voie sacrée). Au point que la victoire de 1918 fut parfois définie comme celle de l’essence sur la vapeur. La Seconde Guerre mondiale a montré que l’abondance de pétrole était stratégique et que son absence devenait un handicap difficile à surmonter.

Quels arguments et solutions l’électricité pouvait-elle et peut-elle développer face à la force des habitudes et aux structures industrielles bien installées ? On peut affirmer que l’avenir de l’automobile sera électrique, mais le parc électrique ne représente pourtant que 1% du marché automobile en France et aucune percée technologique majeure n’est encore intervenue. Comme pour le TGV, l’avenir des transports électriques dépend d’une politique globale, plus ou moins volontariste. Il faut ici distinguer la question des transports électriques de celle du transport en lui-même.

En effet, pour vaincre les transports utilisant de l’essence, du kérosène ou d’autres produits pétroliers, les solutions d’avenir sont de trois types :

  • limiter les déplacements en densifiant l’habitat ;
  • favoriser les transports en commun électrifiés ;
  • développer les usages électriques du vélo, de la voiture, du tramway, du téléphérique…

La question est donc beaucoup plus globale et ne touche qu’indirectement à l’image de l’électricité. Les choix ont, par exemple, des conséquences sur l’emploi : une étude récente évoque 200.000 créations d’emploi en Europe grâce aux véhicules électriques25, tandis que ces véhicules, nécessitant moins d’entretien, moins de révisions, passeront sans doute moins souvent dans les garages, ce qui ne sera pas sans conséquences sur les réparateurs et sous-traitants. Et, comme pour tous les usages futurs de l’énergie électrique, la question du stockage s’avère cruciale. Ou bien l’électricité permettra de remplacer l’essence dans tous ses usages, ou alors elle sera réservée à des emplois urbains, sur de petites distances et avec une capacité de l’ordre de la journée. D’un point de vue technique, la mobilité électrique exige des bornes de recharge rapides sur tout le territoire26. C’est donc un réseau performant – et rentable  – qui doit être établi. Les mésaventures de la ville de Paris avec Autolib’ montrent que des périodes d’essai seront nécessaires. Déjà, avant 1914, ces questions d’emprise électrique sur et sous les trottoirs avaient soulevé l’attention des élus

Pourtant, la voiture électrique parle à l’imaginaire. Ce n’est pas tout à fait un hasard si le constructeur américain le plus audacieux a baptisé son véhicule et sa société «Tesla», un nom qui fait référence à Nikola Tesla (1856-1945), un ingénieur américain d’origine serbe qui a perfectionné le moteur triphasé mais qui est connu aux États-Unis pour d’autres raisons : c’était aussi un showman qui faisait des expériences spectaculaires, qui croyait au rayon de la mort, à l’énergie infinie, etc. Il est devenu héros de films, de romans, de BD et appartient à la culture populaire (plutôt anglo-saxonne) des années 1990 27. Avec lui, l’impossible semblait possible. Ce patronage est donc tout sauf innocent, d’autant que le dirigeant de la société Tesla veut aussi conquérir l’espace, offrir des vitesses inédites, etc. Elon Musk et Nikola Tesla ont fait et font rêver une autre électricité, capable de tout. Mais s’il faut mettre un bémol à cet enthousiasme, on peut rappeler que le personnage de Tesla est à la racine du concept de «savant fou» et que l’aventure industrielle de la firme Tesla reste pour le moment à écrire.

Un autre véhicule électrique peut cependant faire rêver : la voiture autonome. Elle suppose non seulement des réussites industrielles, de nouvelles infrastructures mais nécessite aussi de convaincre les conducteurs de laisser faire la machine. Or la psychologie du conducteur de voiture, qu’elle soit électrique ou non, est à considérer. Le conducteur-consommateur entretient un rapport très fort avec tout ce qui est véhicule automobile et projette sur lui de nombreux désirs ou fantasmes : vitesse, liberté, loisir, prestige, pouvoir, mode… S’asseoir dans un véhicule qui aura le pas sur le conducteur comme si l’on montait dans un autobus ou un métro suppose une certaine déresponsabilisation de la part du chauffeur. Et ce conducteur-consommateur risque de résister et de se sentir presque agressé : d’un côté, on l’accuse de tuer la planète ; de l’autre, on s’apprête à le mettre dans une position d’assisté. Là aussi, la question de la source d’énergie du véhicule (essence, électricité, hydrogène…) est moins importante que le statut même de la voiture dans un monde postmoderne, urbanisé, smart. La voiture du futur devra être verte,«soutenable» (sustainable), adaptée à un monde différent. Il s’agit bien d’un changement de culture. Le passage à l’électrique symbolise plus qu’un progrès technologique : un changement de paradigme. Ce monde de demain où la voiture électrique aura triomphé reste encore à construire, aussi bien pour les industriels du secteur, les pouvoirs publics ou les consommateurs. Il faut donc que le discours soit cohérent, sans cacher le fait que le véhicule électrique n’est pas complètement écologique28, du fait même déjà de sa construction, gourmande en matériaux rares et faiblement recyclables. Comme pour la transition énergétique, l’avenir du transport sera d’abord une juxtaposition de moyens différents, une cohabitation, une bataille de prix et d’accessibilité. La mobilité électrique a d’immenses avantages mais encore des limites. L’élan semble acquis mais la longue histoire du véhicule électrique est là pour nous inciter non pas au doute mais à la prudence. Là aussi, il faudra laisser du temps au temps.

V Partie

E-santé et post-humanité

Notes

29.

Voir les différents tableaux de l’Institut national d’études démographiques (Ined)

+ -

30.

Voir Rémy De Michelis, « Comment une IA a été autorisée à poser un diagnostic », lesechos.fr, 31 août 2018.

+ -

De nombreux travaux, aux confins de l’histoire de la médecine et des sciences, soulignent les interdépendances entre électricité médicale et ses autres applications. Comme les alliages, le corps  humain  a  été, à  partir du XVIIIe siècle, un terrain d’investigation et  de  pratiques  permettant  une meilleure compréhension des phénomènes électriques. Au cours du XIXe siècle, l’électricité a été à l’origine d’innovations thérapeutiques et son champ d’expérimentation a contribué à de nouvelles pratiques médicales, tels l’électrocardiogramme ou la radiologie. Mais c’est sans doute au XXe siècle que la médecine a accompli un bond en avant considérable. On estime que la durée de vie moyenne d’un individu était de 33 ans en 1900. Elle atteignait 67 ans en 1999. En France, en 2017, l’espérance de vie à la naissance est de 79,5 ans pour les hommes et 85,4 ans pour les femmes. Au cours des soixante dernières années, les hommes comme les femmes ont gagné quatorze ans d’espérance de vie en moyenne29. Les progrès de la médecine (curative ou préventive) ont une part majeure dans ces changements structurants et les innovations issues de l’électricité (électrocardiographie, électroencéphalographie, pacemaker, scanner, IRM…) y ont joué un rôle capital.

Désormais, l’essor des techniques robotisées ou la réalisation de prothèses en tissus biologiques dessinent les contours d’une médecine réparatrice et prédictive. Des électrodes cérébrales à l’œil bionique, la recherche médicale promet des humains aux performances exceptionnelles, des exosquelettes reconstruits et améliorés, le tout fonctionnant sur des piles et des systèmes électriques optimisés et miniaturisés. Un exemple parmi d’autres : en avril 2018, les États-Unis ont autorisé la commercialisation d’un système d’intelligence artificielle qui dépiste la rétinopathie diabétique30. Il s’agit d’un algorithme qui repère les lésions au fond de l’œil et/ou la présence d’un œdème pouvant entraîner une cécité. Le logiciel affiche un taux de précision de l’ordre de 90% ! D’autre part, le développement de l’intelligence artificielle peut traiter des masses considérables de données (big data) permettant la prédiction algorithmique de risques d’apparition d’un type de pathologie dans une région donnée pour les détenteurs de tel ou tel gène. Prédiction facilitée par la multiplication des objets connectés (alimentant un fichier médical accessible à tout moment) qui, d’ores et déjà, envahissent le marché des soins et de la santé. Bracelets connectés et montres, patchs dotés de circuits électroniques souples qui se collent sur la peau et surveillent la santé de l’utilisateur via son smartphone permettent de calculer le nombre de calories brûlées, de vérifier la qualité de l’environnement, de mesurer le taux de sucre dans le sang (glycémie), de compter le nombre de pas effectués, la distance parcourue, etc. Selon les modèles, ils permettent de mesurer la fréquence cardiaque, d’analyser la qualité du sommeil au quotidien ou l’évolution du stress. Tout comme les objets électriques dans les expositions de la fin du XIXe siècle, les objets connectés envahissent les pages des magazines. On peut citer la balance connectée, la cigarette électronique intelligente, le pilulier ou tensiomère connecté, ou… la tétine connectée destinée à prendre la température d’un enfant !

L’assistant intelligent connecté Google Home, dont les usages en matière de santé sont en plein développement.

Notes

31.

Serge Soudoplatoff, Le numérique au secours de la santé, Fondation pour l’innovation politique, janvier 2019

+ -

32.

Voir Dominique Cardon, À quoi rêvent les algorithmes, Seuil/La République des Idées, 2015

+ -

33.

Emmanuel Guillemain d’Echon, « L’homme bionique, perfection à la chaîne », liberation.fr, 7 août 2016

+ -

34.

Judith Chetrit, « L’homme en chair et en bionique », liberation.fr, 17 novembre 2013

+ -

35.

Voir Éric Sadin, L’Humanité augmentée. L’administration numérique du monde, L’Échappée, 2013.

+ -

Dans les laboratoires (Google recrute des spécialistes en sciences du vivant), les chercheurs travaillent sur le cerveau connecté, sur des nanorobots permettant d’effectuer des opérations chirurgicales très complexes ou bien encore sur une poussière intelligente composée de nano-ordinateurs munis d’antennes et organisés en réseau susceptibles de déceler et de combattre un cancer débutant. La prévalence plus élevée de maladies comme le diabète et l’obésité, la demande croissante de solutions de surveillance de santé et de remise en forme sont autant de facteurs favorisant le développement d’un marché estimé à 400 milliards de dollars à l’horizon 2022 (contre 46 milliards de dollars en 2015). Les conséquences de ce développement dans le champ de l’assurance sont préoccupantes. Les patients accepteront-ils, à terme, de vivre avec des capteurs permettant de mesurer des indicateurs biologiques clés, implantés sous la peau ou circulant dans les veines ?

Le vieillissement de la population oblige également pouvoirs publics et acteurs privés à repenser un modèle de prise en charge. Le nombre de personnes en perte d’autonomie augmente. Il est donc indispensable de prendre en compte l’environnement dans lequel elles évoluent. Adapter, dans le cadre de la smart city, l’urbanisme pour faciliter la mobilité, sécuriser tous les lieux de vie individuels et collectifs afin de réduire les accidents de la vie quotidienne, apporter des services de soins et d’aide et offrir la possibilité de rompre l’isolement social sont autant de voies de réflexion qui nécessitent de penser de nouvelles organisations. Or la santé est un domaine extrêmement sensible où les citoyens, quel que soit leur lieu de résidence, souhaitent avoir accès à des services de qualité : télédiagnostic, suivi à domicile ou possibilité pour un patient de communiquer à distance avec un médecin de manière interactive sont autant d’applications qui répondent à cette attente.

Dans  un  contexte  marqué  par  des  mutations  sociétales  considérables – augmentation des maladies chroniques, désir de vieillir à domicile, renforcement d’une aspiration à la prévention par les « citoyens-patients » et l’ensemble des professionnels de santé afin de retarder l’entrée en maladie chronique – ainsi que par les questions liées à la démographie médicale et ses disparités sur le territoire, l’équipement des établissements de santé en solution de communication est désormais une priorité. La e-santé est à l’ordre du jour31. Comme dans les autres secteurs abordés dans cette note, la médecine qui se profile sera une médecine de réseau, pour laquelle la gestion de l’information est un enjeu En effet, nous ne cessons de disséminer des flux exponentiels de données qui sont traitées par des algorithmes de plus en plus sophistiqués, chargés de nous suggérer des offres et services personnalisés32, nous promettant une quasi-immortalité et faisant de nous des humains augmentés. Les travaux en cours laissent entrevoir la possibilité de créer cet être amélioré, réparable, modulable à volonté. Un super automate tel que l’imaginait le XVIIIe siècle ? Un être mi-homme mi-machine qui vivrait plus longtemps, avec de nouveaux pouvoirs ? Un être mi-dieu ? Un Homo sapiens 2.0, transhumain ou posthumain33? La convergence NBIC – nanotechnologies (N), biotechnologies (B), intelligence artificielle (I), sciences cognitives ou neurosciences (C) – permet la réalisation d’un kit humain réparable : cœurs artificiels ou greffes d’organe sont d’ores et déjà utilisés par la médecine réparatrice, des imprimantes 3D donnent la possibilité de remplacer des organes par des copies identiques et des mains bioniques permettent un contrôle des doigts grâce à des capteurs installés sur les muscles des moignons34. La stimulation cérébrale profonde (deep brain stimulation) permet l’interface entre l’homme et la machine en agissant directement sur le cerveau, grâce à des impulsions électriques envoyées par des implants. Demain, les implants cérébraux pourraient permettre un dialogue entre les machines et les hommes, et fournir à ces derniers des informations que nos sens sont incapables de détecter…

Dans Les Chants de Maldoror, Lautréamont évoque la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie. Or la rencontre de la créature du docteur Frankenstein et de Hal 9000 prenant le contrôle du vaisseau spatial Discovery 1 dans 2001 l’Odyssée de l’espace n’a plus rien de fortuit. Utopie ou dystopie ? Monde meilleur ou totalitarisme de l’algorithme ? Avec l’intelligence artificielle, la prise de décision par les machines va s’accélérer. S’agira-t-il d’une disqualification de l’humain et d’une délégation de pouvoir à la technique, à des machines habilitées à prendre des décisions à notre place, marginalisant l’humanité et la remplaçant par une post-humanité hyperrationnelle ou allons-nous assister à l’émergence d’une humanité parallèle constituée de flux électroniques intelligents destinés à administrer le monde dans lequel nous vivrons35? Dans un monde menacé d’effondrement, sourd aux enjeux écologiques, n’obéissant plus qu’à la tyrannie du présent et à un économisme sacrifiant les aspirations les plus profondes des individus, un sursaut démocratique est sans doute encore possible. Ne l’attendons pas des post- ou transhumains. Construisons-le !

VI Partie

Plus d’électrique pour quel avenir ?

Notes
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37.

Rémy Prud’homme, Politique énergétique française (2) : les stratégies, Fondation pour l’innovation politique, septembre 2014

+ -

Faire de nouveau rêver avec l’électricité, au-delà des solutions actuelles, débouche sur des horizons plus lointains, à la fois flous et porteurs d’espoirs. Comme à la fin du XIXe siècle où l’électricité était perçue comme «la» solution à des problèmes techniques, économiques mais aussi sociaux, le XXIe siècle pourrait définitivement être le siècle électrique et même tout- électrique. Les questions qui se poseront à l’humanité, pas seulement à la France, seront d’ordre démographique, environnemental, économique et sans doute politique. La croissance de la population, les transitions écologiques, les inégalités économiques et le respect des peuples sont autant de défis à relever. Certes, l’électricité ne peut pas faire face à tout, mais elle sera sans aucun doute sollicitée dans bien des cas. Dans ce but, il faut terminer l’électrification du monde. Plus d’un milliard d’êtres humains vivent sans électricité, chiffre auquel il faut ajouter tous ceux qui vivent avec une fourniture électrique inégale, souvent interrompue. Pour tous ces peuples, l’électrification reste encore une attente pour accéder au plaisir, au confort, à la communication et au travail modernes. On ne peut oublier toute cette partie de la communauté humaine.

Si l’on se place du côté des pays pourvus, le tableau est sensiblement différent. Prévoir les lendemains est un pari que doivent réussir les acteurs industriels, les planificateurs ou les membres de la classe politique. Mais ce lendemain n’est pas la poursuite de ce qui se faisait avant : il peut être une rupture (le numérique n’a pas fini de transformer nos sociétés), il peut avoir recours à des technologies anciennes (les moulins à marée existaient bien avant l’usine marémotrice de la Rance) ou tombées en désuétude (le vent). Le rajeunissement des techniques anciennes – optimisées, bien entendu – n’occulte pas l’espoir que l’on peut porter dans l’amélioration du stockage de l’électricité et les potentialités de l’hydrogène, que Jules Verne recommandait déjà vers 1870. On peut aussi se rappeler les efforts en vue de domestiquer la fusion, tel le projet de réacteur de recherche civil à fusion nucléaire ITER, ce qui serait une ressource infinie mais sans doute dans un avenir encore assez éloigné. Quelques projets envisagent de recouvrir le Sahara de panneaux solaires et d’autres de capter l’énergie solaire depuis l’espace. Ces plans ambitieux – ou utopiques ? – se heurtent autant à des questions techniques que géopolitiques dans l’attente d’une gouvernance mondiale qui fait défaut déjà en matière environnementale. Mais le vieux rêve de l’humanité, à savoir une énergie abondante et quasiment gratuite, est toujours bien présent. Avant que ces percées décisives (breakthrough) aient lieu, l’heure sera aux techniques intermédiaires et aux prises de conscience. Le terme même de « transition » suppose en lui-même du temps, des essais, des résultats partiels et aussi un mouvement d’ensemble. Le mot de «révolution», lui, est trompeur dans un domaine aussi capitalistique que celui de l’énergie.

On constate une multiplicité  de  réalisations, d’essais, de  résultats  dans le domaine de l’électrique. Certains peuvent faire sourire, d’autres sont de vrais engagements vers l’avenir. Tous permettent sans doute de redonner du lustre à l’électricité, mais la période est moins propice aux enthousiasmes technico-scientifiques. On peut s’arrêter sur quelques exemples, qui ne sont pas tous situés en France mais que ce pays intégrera si les résultats sont au rendez vous. Il faut d’ailleurs souligner que l’Europe de l’Ouest joue un rôle décisif et vertueux dans cette recherche d’un meilleur avenir électrique. L’Italie a ainsi lancé sa première autoroute électrique «zéro impact» (six kilomètres qui passeront bientôt à quatre-vingts). Ce système, déjà testé dans d’autres pays d’Europe, reprend le principe du trolleybus et concerne des véhicules avec un pantographe sur le toit. L’alimentation est assurée par des panneaux solaires. Le promoteur parle «d’une révolution copernicienne qui a trois aspects : culturel, économique et environnemental36». L’aspect culturel – changer sa façon de penser et d’être – est ici bien mis en exergue. Des routes photovoltaïques sont aussi proposées par un industriel français. Les routes  à énergie positive (des tubes en serpentin noyés dans le bitume) permettent de récupérer la chaleur de l’asphalte chauffé par le soleil. Par ailleurs, les bâtiments à énergie positive sont un enjeu majeur pour l’avenir. Les surfaces vitrées sont productrices d’électricité, la chaleur des eaux usées est récupérée ainsi que celle des serveurs informatiques. L’électronique rend la maison de plus en plus intelligente grâce à la domotique (gestion des volets, du chauffage, etc.). Les transports du futur sont presque tous à base électrique, mais reste à savoir quel sera l’équilibre entre les différents moyens de transport : la ville du futur sera-t-elle faite pour la voiture électrique, le vélo électrique ou les transports en commun électriques ? Le mode de propulsion ne résout pas la question globale. Pour emprunter une expression issue de la géopolitique, on assiste à un «ruissellement» d’innovations, dont certaines sont sans aucun doute porteuses d’avenir. Enfin, l’efficacité énergétique doit être un souci constant. Rappelons qu’après le premier choc pétrolier, EDF se vit interdire toute publicité qui aurait été vue comme une incitation à la consommation. À l’inverse, des messages corporate étaient tolérés, ainsi qu’une formule jugée à l’époque complexe («plus d’usages de l’électricité mais moins d’électricité par usage») mais qui aujourd’hui, est parfaitement à sa place.

Tout cela permettra-t-il de réenchanter la Fée Électricité ? En tout cas, d’un point de vue socio-économique, l’électricité de demain ne sera pas semblable à celle d’hier. Les qualités intrinsèques qui ont provoqué une «électromania» ne nous parlent plus de la même façon. La performance technique, la conquête du territoire, le progrès du confort peuvent largement être considérés comme acquis. Qu’on le veuille ou non, l’électricité que nous connaissons n’est plus nouvelle, elle a déjà fait ses preuves depuis un siècle, elle n’a pas empêché la routine du quotidien. Pour se réinventer, il lui faut désormais être verte et vertueuse, deux adjectifs sonnant de façon similaire. Il faut que l’électricité se montre, se mette en valeur et s’expose mais de façon moins ostentatoire. Il lui faut un discours moins triomphant mais qui, comme il y a un siècle, apporte de l’espoir : une électricité politiquement correcte et efficace, prête à sauver la planète sous un étendard écologique, répondant aux urgences planétaires. Cette énergie passée au greenwashing devra être décentralisée et renouvelable. Il est fort possible que cet objectif soit atteint, mais il reste à trouver le moyen d’assurer la transition pour vingt, trente ou cinquante ans. Cette «électricité verte» retrouve toutes les vertus initiales de la Fée Électricité : généreuse, souple, abondante sans être excessive, etc. Certes, un discours électrique assez binaire commence à apparaître37 – une électricité vertueuse (voir les décisions récentes de la Ville de Paris) ou bien une électricité dangereuse pour la Terre et la démocratie ? Un tel discours a évidemment ses limites et peut mener à des apories (il faut décarboner l’électricité… Mais avec ou sans nucléaire ?). À y regarder de près, ces propos ne sont pas antitechniques. Ils peuvent être atechniques ou, dans certains cas, philotechniques dans la mesure où certains pensent que les blocages actuels seront résolus par la recherche fondamentale et la R&D. Mais il serait souhaitable d’avoir un peu plus de cohérence afin de donner à l’électricité la juste image qui lui est nécessaire.

En réalité, une réelle angoisse face à l’avenir se manifeste dans différents courants de pensée. L’effondrement du système a nourri de nombreux ouvrages rangés dans la catégorie «collapsologie». Là aussi, ce n’est sans doute pas complètement neuf : en 1943, le roman de René Barjavel Ravage montrait que l’écroulement du système électrique pouvait conduire au chaos et à la fin d’une civilisation (relayée par un certain retour à la terre…). Les krachs économiques, les tensions internationales et l’avenir de la planète apportent leur lot de sentiments anxiogènes. L’électricité seule peut-elle vaincre ces sombres sentiments ? Il existe un discours qui tend à faire croire que nous sommes arrivés à la fin d’une phase historique ou, plutôt, que nous sommes entrés depuis longtemps dans une période qui débouche sur une impasse (voir les réflexions sur l’anthropocène ou le capitalocène). Le défi pour l’électricité, qui n’en est plus à son adolescence, dépasse donc la dimension technologique. Plus guère visible tant elle est omniprésente, il lui faut se glisser dans tous les lendemains-qui-chantent : une urbanisation maîtrisée, une consommation juste, des territoires équilibrés, une planète sauvegardée, tout en sachant que l’avenir ne se construit pas sur une tabula rasa. Des défis parfaitement jouables car, depuis un siècle, la fée a montré qu’elle savait se réinventer.

En définitive, le discours électrique n’est pas absent de nos débats contemporains mais il ne s’écrit pas sur les mêmes bases qu’il y a cinquante ans et encore moins dans l’univers mental du Français de 1900. Dans le maelström des controverses actuelles, les arguments technico-économiques ont tendance à céder le terrain aux émotions, aux impulsions, aux désirs, ce qui n’est au fond pas très différent de la situation de la fin du XIXe  siècle. Mais, en plus de cent ans, l’électricité  a déjà donné une grande partie de ce qu’elle avait promis et de ce qu’on avait rêvé. À présent, le rêve électrique est sans doute plus prégnant dans les pays émergents que dans le monde occidental dans lequel le discours sur l’électricité est devenu complexe et n’évite pas les apories et les paradoxes. D’un côté, le militantisme de type antinucléaire n’est pas anti-électrique, il vise plutôt les systèmes jacobins jugés antidémocratiques, les gâchis d’énergie et, évidemment, les dangers liés à certaines techniques ; de l’autre, le discours technocratique est défensif et repose sur des concepts qui ne vont plus de soi comme la croissance ou le progrès. Certes, dans le premier cas, le discours est en partie assis sur des utopies qu’on espère autoréalisatrices, et les contradictions (on pourrait parler d’oxymores technologiques) ne manquent pas (dénoncer par exemple les compteurs Linky ralentit la voie vers les smart grids et une consommation plus responsable et plus solidaire). Il est en effet difficile à la fois de se méfier de la science et des experts et d’espérer malgré tout des percées technologiques rapides vers une plus grande efficacité énergétique. Polymorphe, l’électricité n’a pas achevé ses conquêtes. Il y a un peu plus d’un siècle, le mythe prométhéen du feu arraché aux dieux donnait un sens à la conquête de la force et du confort au bénéfice de l’humanité. Désormais, c’est plutôt le mythe faustien qui pourrait caractériser l’électricité : la recherche d’une jeunesse éternelle.

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