I.

Les enjeux de l’élection présidentielle du 12 juin 2009

II.

Trois explications a l’origine de la thèse de la fraude

III.

Les trois phases de l’état islamique

IV.

L’émergence d’une nouvelle jeunesse

1.

Une jeunesse révolutionnaire

2.

Une jeunesse postrévolutionnaire désenchantée par Khatami

3.

Une jeunesse sans idéologie

V.

La troïka divine : un obstacle institutionnel

Conclusion

Voir le sommaire complet Replier le sommaire

Nader Vahabi,

Centre d’études sur la diaspora iranienne (France).

Notes

1.

Il y a eu deux semaines de manifestations : entre le 13 et le 18 juin, le régime a plus ou moins toléré la contestation, mais, après l’intervention du guide suprême, le 19 juin, les manifestants ont été sévèrement réprimés par le pouvoir (entre le 20 et le 26 juin).

+ -

2.

Il est très difficile d’établir une estimation fiable du nombre de manifestants dans un régime où les médias ne sont pas libres. L’estimation indiquée ici est fondée sur les données de trois quotidiens français (Libération, Le Monde et Le Figaro) et d’un hebdomadaire (Courrier international). Les quatre journaux évoquent de grandes manifestations, notamment le lundi 15 juin, journée la plus importante. Dans l’édition du 16 juin 2009 de Libération, Hélène Despic-Popovic titre : « Le jour où Téhéran s’est mis en marche », et en deuxième page sont mentionnés « plus  d’un  million »  de  manifestants  selon  la  police. Dans Le Figaro du 16 juin, Georges Malbrunot estime que « des  milliers  d’opposants  bravent  Ahmadinejad »  et  le quotidien mentionne en page 8 « plusieurs centaines de milliers de personnes ». Le Monde du 17 juin 2009, dans un article non signé, évoque une « manifestation monstre à Téhéran contre Ahmadinejad » en page 1 et s’interroge en  page 8 :  « Combien  étaient-ils ?  Six  cent  mille ?  Un million ? Plus encore ? Impossible de compter cette foule révoltée… »  Le  numéro 973  de  Courrier  international,  du 25 juin au 1er  juillet 2009, livre un article de Ebrahim Raha paru dans le quotidien iranien Kalemeh : « Silence le jour, Allah Akbar la nuit » et évoque en page 15 « 3 millions et demi » de manifestants. En se fondant sur l’évaluation de la police, probablement sous-estimée, de 1 million, et en tenant  compte  des  grandes  villes  de  province,  on  peut envisager  une  fourchette  de  1,5 million  à  2 millions  de manifestants.

+ -

Que s’est-il passé lors du mois de juin 2009  en Iran ? Pourquoi, alors que  la  présidentielle de 2005 avait porté Mahmoud Ahmadinejad au pouvoir sans que les Iraniens protestent, ceux-ci descendent-ils dans la rue quatre ans plus tard, au lendemain même de sa réélection le 12 juin 2009 ? Quelles sont les caractéristiques du mouvement contestataire déclenché à la suite de cette élection présidentielle ? Qui sont ces jeunes qui scandent : « Où est mon vote Moussavi ? » en arborant la couleur verte, symbole de Mir Hossein Moussavi, candidat floué prônant un islam rationnel, tolérant, démocratique et ouvert sur le monde? La fraude électorale a toujours existé en Iran, mais pourquoi les derniers résultats ont-ils provoqué une profonde crise institutionnelle, qui a déplacé le champ politique dans la rue ? Phénomène inédit au cours des trente ans d’existence de la République islamique, l’ampleur des manifestations qui se sont déroulées entre le 13 juin et le 18 juin 20091, rassemblant deux à trois millions d’Iraniens à Téhéran et dans les grandes villes2, permet-elle d’envisager l’émergence d’un État de droit incompatible avec l’oligarchie religieuse dominante? Quels sont  les  profils  socioéconomiques  de  cette jeunesse qui défie l’ultraconservatisme renforcé par le populisme et le nationalisme d’Ahmadinejad ? Ces manifestations sont-elles les prémices de la désacralisation du pouvoir islamique ? Peut-on craindre un affrontement avec les institutions religieuses se réclamant du droit divin ?

Il s’agit tout d’abord de répondre à ces questions, premièrement en contextualisant les  enjeux de l’élection présidentielle du 12 juin 2009, puis de positionner le régime actuel face aux évolutions de la société iranienne, en particulier face à une jeunesse qui porte les premiers germes d’un Iran démocratique. Nous cernerons enfin les obstacles structurels qui freinent l’aventure de cette jeunesse.

I Partie

Les enjeux de l’élection présidentielle du 12 juin 2009

Notes

3.

Le Conseil des gardiens, équivalent du Conseil constitutionnel français, est composé de douze membres désignés pour six ans : six religieux nommés par le guide suprême et six juristes élus par le Parlement sur proposition du pouvoir judiciaire ; son responsable est désigné par le guide suprême. Outre la validation des candidatures aux élections parlementaires, présidentielle et à l’Assemblée des experts, la principale fonction du Conseil est de veiller à la compatibilité des lois avec l’islam et avec la Constitution. De plus, il est responsable du bon déroulement de toutes les élections et exerce à ce titre un rôle important dans la vie politique du pays. En fait, il se range toujours derrière le guide suprême, dont il approuve les  démarches  politiques.  M.-R. Djalili,  Géopolitique  de l’Iran, Paris, Éditions Complexe, 2005, p. 83-86. Voir aussi Y. Richard, L’Ir Naissance d’une république islamique, Paris, Éditions de La Martinière, 2006, p. 320-336.

 

+ -

4.

Daraghahi, R. Mostaghim et K. Murphy, « Qui est vraiment Moussavi ? », Courrier international, n° 973, du 25 juin-1er juillet 2009, p. 16 [paru dans le Los Angeles Times].

 

+ -

5.

Mohsen Rezaï est recherché par Interpol dans le cadre de l’enquête sur l’attentat à l’explosif contre un centre culturel juif de Buenos Aires en 1994 qui avait fait 85 morts. Voir G. Malbrunot, « Mohsen Rezaï, le Pasdaran devenu pragmatique », Le Figaro, 12 juin 2009, p. 6. Pour la biographie des quatre candidats, voir aussi J.-P. Perrin, « Les candidatures homologuées », Libération, 10 juin 2009, p. 10.

+ -

6.

Pour les résultats de l’élection, voir Ghadiri, « Téhéran   vert   de   rage   et   de   dépit »,   Libération, 15 juin 2009,  p. 2  et 4 ;  D. Minoui,  « Fraudes,  intimidations : la nuit où la victoire a changé de camp », Le Figaro, 16 juin 2009,   p. 8 ;   A. Rotivel,   « En   Iran,   les   partisans de  Moussavi  crient  à  la  fraude »,  La  Croix,  15 juin 2009, p. 4-5 ; M.-C. Decamps, « Iran : la troisième révolution ? », Le Monde, 16 juin 2009, p. 6.

+ -

7.

D. Minoui, « Fraudes, intimidations : la nuit où la victoire a changé de camp », Le Figaro, 16 juin 2009, p. 8.

+ -

8.

-P. Perrin, « Les dessous d’une élection fabriquée », Libération, 16 juin 2009, p. 4.

+ -

9.

Ladier-Fouladi, sociodémographe, a confronté les résultats officiels des élections présidentielles de 2005 et de 2009 et a repéré des indices de la fraude commise par le pouvoir en place pour faire réélire Mahmoud Ahmadinejad à tout prix. Voir www.laviedesidees.fr/Iran, consulté le 6 juillet 2009.

+ -

10.

Khosrokhavar, « Turbulences en Iran », Nouvel Obs. com, 8 juillet 2009. Disponible sur : http://tempsreel.nou, consulté le 10 juillet 2009.

+ -

En Iran, la démarche électorale des candidats passe avant tout par le Conseil des gardiens de la Constitution, une institution fondamentale placée sous l’autorité du guide suprême3. Du 5 au 9 mai 2009, le ministère de l’Intérieur a procédé à l’enregistrement des candidats. Quelques jours plus tard, après avoir examiné tous les dossiers, le Conseil de la Constitution a entériné la liste définitive. Parmi les 475 candidats – dont 42 femmes –, le Conseil des gardiens n’en a validé que quatre le 20 mai 2009 :

  • Mahmoud Ahmadinejad, 52 ans, président sortant, soutenu par le guide suprême et par les ultraconservateurs, issu d’une famille modeste et ingénieur en génie civil ;
  • Mir Hossein Moussavi, challenger réformateur, 67 ans, Premier ministre de 1981 à 19884 ;
  • Mehdi Karoubi, 72 ans, président du Parlement à deux reprises, la dernière fois de 2000 à 2005, candidat le plus libéral et seul religieux du quatuor ;
  • Mohsen Rezaï, 54 ans, conservateur pragmatique et chef historique des gardiens de la révolution au moment de l’exportation de la révolution islamique dans le monde arabo-musulman, entre 1981 et 19875.

Lancée officiellement le 25 mai 2009, la campagne semi-libre commence dans une ambiance sereine (participation d’une partie de la population, débats télévisés en direct, femmes de candidats présentes sur les estrades), mais ne comporte que quatre candidats, tous issus du sérail islamiste et défendant la République islamique. Les candidats issus de l’opposition ou des partis non islamistes n’ayant pas eu l’autorisation de se présenter, les quatre candidats autorisés à faire campagne sont dotés de sensibilités, de parcours et d’intérêts certes différents, mais sont tous issus du « canon » islamique, ce qui rend impossible l’alternance avec un autre courant de pensée.

Malgré ce manque de pluralisme dans le champ politique électoral, deux points de vue s’affrontent. D’un côté, le président fondamentaliste défend une vision conservatrice aux tendances populistes et nationalistes, arc-bouté sur l’idée qu’il ne faut rien céder, prônant l’usage de tous les moyens disponibles pour maintenir cette vision des choses, y compris la répression et le durcissement du régime. De l’autre côté, la coalition des libéraux et des conservateurs modérés, soutenus par une classe moyenne exaspérée par la politique économique du président sortant, préconise des changements plus ou moins importants dans les comportements politiques, une certaine modernisation des institutions et, surtout, la limitation de l’immense pouvoir du guide suprême, l’ouverture sur le monde et la recherche de nouveaux appuis sur le plan international.

Dans ce climat inédit d’ouverture et de débat, les observateurs de la vie politique pouvaient s’attendre à un second tour. Les suites du scrutin du 12 juin expliqueront donc le mécontentement de très nombreux jeunes qui avaient activement participé à cette élection et aux espoirs qu’elle pouvait susciter.

En effet, le 12 juin 2009, deux heures après la fermeture des bureaux de vote, 10 millions de bulletins sont comptabilisés, le président sortant obtenant 63% des suffrages exprimés. Le lendemain, le ministère de l’Intérieur annonce par conséquent dans un communiqué la victoire de Mahmoud Ahmadinejad, réélu pour quatre ans avec un score quasi soviétique.

Les résultats officiels créditent Mahmoud Ahmadinejad de 62,63% des suffrages exprimés, contre 33,75% pour son principal opposant, Mir Hossein Moussavi, avec une participation s’élevant à 85%6.

Comprenant l’irrégularité du scrutin présidentiel, Mir Hossein Moussavi convoque une conférence de presse dès le 12 juin au soir, au cours de laquelle il dénonce des fraudes massives, notamment le manque de bulletins de vote dans de grandes villes comme Chiraz, Ispahan  et Téhéran, la fermeture anticipée de certains bureaux de vote malgré la prolongation annoncée des horaires, et l’impossibilité pour ses représentants d’assister au dépouillement, contrairement aux assurances données par les autorités. En conséquence de quoi, il se déclare vainqueur de l’élection puis conteste sur-le-champ les estimations communiquées le lendemain et s’oppose à leur proclamation.

Que s’est-il réellement passé ? Selon certaines sources au ministère de l’Intérieur, proches de Moussavi, « la commission électorale [l’]aurait d’abord prévenu […] de sa victoire, dans la soirée du vote, le vendredi, tout en lui demandant d’attendre pour annoncer le résultat7 ». Il faut signaler que, dans un pays où il n’y a pas d’observateurs internationaux pour surveiller le bon déroulement de l’élection, la rumeur revêt une grande importance, et les gens la croient facilement. Ainsi, des fuites émanant du ministère de l’Intérieur démontrent que « les vrais scores des  candidats sont radicalement différents de ceux annoncés officiellement : le réformateur Mir Hossein Moussavi serait ainsi arrivé en tête avec 19 millions de voix (sur 42 millions de votants), devant le second candidat réformateur, Mehdi Karoubi, qui aurait recueilli 13 millions de suffrages, Ahmadinejad n’arrivant qu’en troisième position avec 5,7 millions. Dès lors, un second tour aurait dû avoir lieu sans la présence du candidat ultraconservateur8 ».

D’importantes manifestations se déroulent. Quelle crédibilité accorder à ces scores ? Dans un régime non démocratique, il existe peu de moyens pour vérifier les résultats 9. Il reste que, malgré la polémique et les incertitudes, la thèse de la fraude a été largement soutenue par l’opinion publique. Aux yeux de nombreux Iraniens, il y a eu une fraude massive cautionnée au plus haut sommet de l’État, qui n’a même pas respecté les procédures élémentaires de vérification (dix jours pour le dépôt des plaintes). La déception est d’autant plus grande que les tenants du régime (surtout le guide suprême et la hiérarchie supérieure de l’Armée des Pasdaran) demandent à la population de se plier à ce verdict sans appel10. dans les jours qui suivent et sont fortement relayées par les médias occidentaux, qui soutiennent la cause des manifestants. Les résultats officiels ont été confirmés après une enquête dirigée par le pouvoir religieux à la suite des demandes de l’opposition. Le slogan emblématique « Où est mon vote, Moussavi ? » entraîne l’explosion de tous les mécontentements sociaux et politiques, banalisant par ailleurs la thèse d’une fraude incommensurable.

II Partie

Trois explications a l’origine de la thèse de la fraude

Notes

11.

Dans les régimes démocratiques que je connais, notamment   français,   les   listes   des   candidats   sont envoyées personnellement aux électeurs avant la date du  scrutin. Le jour du vote, les électeurs vont dans l’isoloir pour glisser dans une enveloppe le bulletin du candidat qu’ils ont choisi et ils ne subissent aucune influence à ce moment important. En Iran, comme les électeurs ne reçoivent préalablement aucun document, ni liste ni bulletin au nom des candidats, ils sont pris d’assaut, particulièrement les électeurs analphabètes, par des donneurs de conseils qui établissent en fait une relation clientéliste.

+ -

12.

J’ai été quatre fois assesseur en France entre 2006 et 2009 dans ma commune de résidence et j’ai constaté que le système électoral français respecte rigoureuse- ment ces éléments et a rodé un système qui rend la fraude très difficile.

+ -

13.

En raison du manque de sources fiables en langue française, j’ai été contraint de recourir à des sources en langue persane. Intervention de Mir Hossein Moussavi lors de la réunion du 24 juin 2009 avec les universitaires, http://www.bbc.co.uk/persian/iran/2009/07/090708, consulté le 7 juillet 2009.

+ -

14.

L’Assemblée des experts, composée de 86 religieux dont les délibérations sont tenues secrètes (taux de participation généralement faible), est censée élire le guide suprême. Mais jusqu’à présent les choses se sont déroulées différemment : ainsi, au lendemain de la révolution, Khomeyni s’était imposé lui-même comme premier guide suprême et avait désigné son successeur, l’ayatollah Mais, peu de temps avant sa mort, le 3 juin 1989, il choisit Ali Khamenei,  alors  président de la République. L’Assemblée des experts approuva cette désignation et, depuis une vingtaine d’années, Khamenei exerce la fonction de guide suprême. En fait, le guide suprême, nommé à vie, est quasi intouchable. M.-R. Djalili, Géopolitique de l’Iran, op. cit. p. 83-86.

+ -

15.

Ladier-Fouladi, www.laviedesidees.fr/Iran-le-des- sous-des-cartes.html, consulté le 6 juillet 2009.

+ -

16.

Moussavi et Karoubi sont respectivement azerbaïd- janais et lorestanais, appartenant ainsi à deux ethnies vivant dans deux régions distinctes.

+ -

17.

D. Assadi (dir.), L’Iran sous la présidence de Mahmoud Ahmadinejad. Bilan et perspectives, Paris, L’Harmattan, coll. « L’Iran en transition », 2009, p. 5-35.

+ -

18.

Mohammadi, « L’opposition enfin réunie et pour longtemps », entretien avec Kazem Alamdari, Courrier international, n° 975, 9-15 juillet 2009, p. 30 [paru sur  le  site http://www.radiozamaneh.com].

+ -

Comment peut-on expliquer la thèse de la fraude ? Trois arguments peuvent la confirmer : le dysfonctionnement du système électoral ; la baisse de la légitimité du régime ; enfin, les enjeux internationaux.

Le mécanisme électoral peut en effet être mis en cause : toutes les élections souffrent en Iran d’un système traditionnel et archaïque, qui ne peut empêcher une fraude devenue quasi systématique. L’absence d’isoloirs, l’inexistence de cahiers d’émargement et de cartes électorales, l’absence de listes des candidats11 favorisant la manipulation des électeurs analphabètes constituent les principales failles du système électoral actuel de la République islamique12. De plus, et de manière bien étrange, le ministère de l’Intérieur a mis en place un système d’urnes mobiles (14.000  pour  le  dernier  scrutin  contre 4.000 auparavant). Ces « urnes voyageuses » ne sont accompagnées par aucun représentant des candidats, personne ne pouvant vérifier leur utilisation13.

Le deuxième argument pour expliquer la fraude doit être recherché dans la perte de légitimité du régime, apparue lors des scrutins de décembre 2005 : les élections municipales et, surtout, les élections à l’Assemblée des experts, l’une des principales institutions de la République islamique. Ces deux scrutins ont été très défavorables aux partisans de Mahmoud Ahmadinejad, si bien qu’il s’est retrouvé sur la défensive face à Hachemi Rafsandjani, président de  l’Assemblée des experts et adversaire déclaré du président actuel14. Cette conjoncture politique a ravivé les divergences culturelles au sein du « sérail », faisant émerger une forme de clivage politique. De ce clivage ressort la fracture politique exprimée par la victoire d’Ahmadinejad. En effet, lors du scrutin présidentiel de 2005, la participation avait été faible (59,76%)15, notamment chez les jeunes et chez les femmes, dont la défection avait en fait permis l’élection d’Ahmadinejad. Mais, en 2009, ces catégories de l’électorat se sont massivement mobilisées pour soutenir Moussavi ou Karoubi ; 70% des votes proviennent de circonscriptions où Ahmadinejad ne dispose pas de base électorale forte, même si les couches populaires des zones urbaines et rurales ont voté pour lui. La gestion du président actuel consistant à distribuer une partie de la manne pétrolière en donnant des prébendes aux plus défavorisés et en augmentant les pensions des retraités est très critiquée parce qu’elle a complètement négligé la classe moyenne urbaine. Par conséquent, il semble improbable que sa candidature ait obtenu 63% des suffrages. Sociologiquement parlant, la rationalité de ce vote est incompréhensible. De plus, selon les chiffres publiés par le ministère de l’Intérieur, Moussavi et Karoubi perdent tous deux dans leur région d’origine – respectivement l’Azerbaïdjan iranien et le Lorestan –, ce qui paraît improbable dans un pays où les solidarités locales ethniques l’emportent souvent sur les enjeux nationaux16. Ce facteur socio-ethnique jette le doute sur le score réalisé par le président sortant, de même que le durcissement du discours belliqueux d’Ahmadinejad, peu apprécié des Iraniens, sur la scène internationale.

Ce discours constitue le troisième argument qui sous-tend la thèse de la fraude, parce qu’il révèle une stratégie de politique intérieure poussant à la manipulation du vote. En effet, en supposant qu’il arrivât au second tour, une victoire, même modeste, d’Ahmadinejad aurait pu permettre au régime de faire face au défi du rétablissement des relations avec Washington, mais l’annonce précipitée de la « victoire » d’Ahmadinejad à l’issue du premier tour et les félicitations du guide suprême montrent combien le régime avait besoin d’une légitimité électorale lui conférant une position forte et solide dans son bras de fer avec l’Occident. Cette hypothèse est liée au fait que le régime est apparu comme le principal défenseur de la cause palestinienne face à Israël et qu’en annonçant une nette victoire dès le premier tour, il pensait conforter sa position tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays17.

En conséquence, la thèse du trucage électoral s’inscrit à la fois dans la nature du système électoral et dans les carences de légitimité sociologique du régime, le tout ayant déclenché un mouvement politique contestataire comme il n’y en avait pas eu depuis l’émeute des étudiants de juillet 1999.

Ce mouvement contestataire à l’intérieur de l’Iran a été appuyé dans le monde entier par les ressortissants iraniens. Pour la première fois, la diaspora iranienne en Europe, aux États-Unis, au Canada ou en Australie a organisé des manifestations dans les grandes villes en solidarité avec le mouvement contestataire iranien, démontrant l’existence d’une véritable conscience collective internationale en harmonie avec le peuple iranien. Enfin, il faut noter que le cœur des manifestations était constitué de jeunes et pas uniquement d’opposants en exil18.

Pour mieux comprendre les enjeux de cette contestation, nous proposons ici deux analyses parallèles, inspirées de recherches  empiriques  et de sources historiques concernant l’État et la société. La crise iranienne actuelle se situe en effet au croisement de deux séries d’éléments imbriqués les uns dans les autres : d’un côté, un mouvement social doté d’une logique propre ; de l’autre, les dissensions entre deux groupes au sein du pouvoir. Ces deux réalités vont être étudiées séparément.

III Partie

Les trois phases de l’état islamique

Notes

19.

Pour mieux comprendre le basculement du Printemps de la révolution dans la répression, voir N. Vahabi, Sociologie d’une mémoire déchirée. Le cas des exilés iraniens, Paris, L’Harmattan, 2008, 65-106.

+ -

20.

Les critères les plus déterminants sont : être religieux, occuper un certain rang dans la hiérarchie religieuse du chiisme, se déclarer adepte du guide suprême et avoir un âge avancé. On remarque, comme on l’a déjà expliqué, que le rôle du peuple est marginal.

+ -

21.

Haghighat, Iran, la révolution islamique, Bruxelles, Complexe, coll. « La mémoire du siècle », 1989, p. 33-48.

+ -

22.

Sur l’exode des Iraniens vers l’étranger, voir N. Vahabi, Récits de vie des exilés iraniens. De la rupture biographique à la nouvelle identité, Paris, Elzévir,  2009, p. 25-28.

+ -

23.

Arendt, Les Origines du totalitarisme. Le système totalitaire, Paris, Le Seuil, 1972, p. 189-267.

+ -

24.

Adelkhah, Être moderne en Iran, Paris, Karthala, coll. « Recherches internationales », 1998, p. 10-11.

+ -

25.

-R. Djalili, Iran : l’illusion réformiste, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « La Bibliothèque du citoyen », 2001, p. 112.

+ -

26.

Adelkhah, Être moderne en Iran, op. cit., p. 9-18.

+ -

27.

Afin de mieux comprendre les tentatives d’Ahma- dinejad pour monopoliser le pouvoir, voir M. Ladier- Fouladi, Un monde de paradoxes, Nantes, L’Atalante, coll. « Comme un accordéon », 2009, p. 234-235.

+ -

28.

  1. Voir le rapport d’Amnesty international

« Condamnations    à    mort    et    exécutions    recensées en   2008 »,   ACT   50/003/2009,    25 mars 2009,    p. 7.

Disponible     sur     http://www.amnesty.org/fr/library/ asset/ACT50/003/2009/fr/3cf69051-7cc0-47fe-848c- 261acbf798df/act500032009fra.pdf.

+ -

29.

Pour les différentes vagues d’exode, voir N. Vahabi, « Étude psychosociologique des réfugiés iraniens », thèse de doctorat, EHESS, avril 2004, p. 116-140.

+ -

30.

Assadi (dir.), « Les conséquences des sanctions économiques contre l’Iran sous la présidence de Mahmoud Ahmadinejad, in D. Assadi (dir.), L’Iran sous la présidence de Mahmoud Ahmadinejad. Bilan et perspectives, op. cit., p. 28-34.

+ -

Sans entrer en détail dans la complexité du système politique actuel, il convient de préciser que, mis à part la courte période proto-démocratique dite « du Printemps de la révolution de 1979 », le pays n’a jamais connu de régime démocratique19. Néanmoins, on peut distinguer trois phases principales au cours desquelles les forces motrices du régime se sont profondément transformées. Durant ces périodes, les services  et les prérogatives du président (élu) et ceux du guide suprême (désigné par un ensemble de religieux, eux-mêmes sélectionnés sur des critères arbitraires et avec une procédure complexe qui laisse peu de choix au peuple20) se sont souvent heurtés.

La première phase commence en juin 1981 avec la répression massive, concomitante au bras de fer entre le premier président réformateur de la république, Bani Sadr, exilé depuis à Paris, et Khomeyni. Cette phase, qui s’étend jusqu’à la mort de Khomeyni, en 1989, est caractérisée par un régime théocratique aux ambitions totalitaires, fondé sur la volonté d’abolir tous les clivages culturels et spirituels d’une société désormais engagée dans le sens d’un islamisme khomeyniste, non démocratique et totalement fermé21. De cette volonté d’emprise totale sur la société, il résulte que les opposants à ce projet ont vocation à être éliminés ou, du moins, marginalisés. Un fort exode vers l’étranger et l’émergence de la diaspora iranienne à partir des années 1990 sont les conséquences de cette « hezbollahisation » de la société iranienne22. Il est facile d’analyser le fonctionnement de l’Iran khomeyniste selon les quatre éléments dégagés par Hannah Arendt23 : le culte paroxystique du chef, l’idéologie de la mort  repérable lors de la guerre contre l’Irak, l’instauration d’un système policier répressif avec les Pasdaran et le Hezbollah et, enfin, la concentration de tous les moyens de pouvoir dans les mains du guide, qui tire sa légitimité du domaine du divin avec la notion de Velaite Faghigh (tutelle de la jurisprudence religieuse).

La deuxième phase commence dans les années 1990 : à la suite des deux événements décisifs que sont la fin de la guerre entre l’Iran et l’Irak et la mort de Khomeyni. Le régime entre alors dans une période que l’on peut qualifier de « thermidorienne », selon l’expression utilisée par certains spécialistes des périodes de transition. Après la phase d’expérimentation, l’attrait, le dynamisme, les symboles et les sources de légitimité du régime khomeyniste sont épuisés, même au regard de ceux qui défendaient auparavant la révolution avec le plus d’intransigeance. Les tenants du courant de pensée qui prévaut alors n’ont plus confiance dans la répression et s’orientent plutôt vers une tendance à la resécularisation de la société. Autrement dit, ils admettent non seulement que l’islam est compatible avec la modernité, mais ils pensent que cette compatibilité est la condition même de sa survie en tant que religion. C’est avec ce modèle de pensée que la société iranienne a été confrontée au séisme politique de 1997, causé par le président « réformateur » Mohammad Khatami : celui-ci voulait incarner une synthèse entre les institutions forgées dans le feu de la révolution de 1979 et les forces sociales qui n’avaient plus le même horizon qu’auparavant24.

Mais cette politique réformatrice se heurte en premier lieu à un obstacle majeur de type structurel : le guide de la révolution, sorte de monarque absolu, intouchable et quasi inamovible25. En dépit de cet obstacle relevant du divin, les observateurs se sont interrogés quant au renforcement de la position du président et à sa capacité à amorcer ainsi une transition en douceur. Certains politologues ont interprété la présence de Khatami au cœur du système islamique comme le signe d’une ouverture réelle remettant en cause la monopolisation de la scène politique iranienne par le clergé militant. D’autres, au contraire, l’ont considérée comme une « soupape de sécurité » empêchant l’explosion sociale et assurant le maintien du régime, au prix de quelques transformations de façade.

La phase thermidorienne finit ainsi par décevoir les couches sociales qui ont voté pour Khatami et se trouvent désenchantées lors de l’émeute des étudiants de juillet 1999 : acteurs de cette contestation, de nombreux étudiants réclament la liberté d’opinion et attendent le soutien du président, élu grâce à leur participation active. Khatami ne réagit pas immédiatement et finit par condamner le mouvement, accusé de mettre en danger la stabilité du pays. En bref, l’échec des réformateurs est patent sur le plan politique et ce n’est qu’au niveau culturel que la société a pu s’ouvrir26. Cependant, pour la première fois, les jeunes commencent à prendre goût à l’espace public et politique et expriment ainsi leur apprentissage de la société civile.

La troisième phase commence en 2005 avec l’arrivée au pouvoir d’Ahmadinejad, qui rend inefficaces toutes les grilles d’analyse de la science politique en se donnant pour tâche de prendre la politique « à rebrousse-poil »27. En maintenant un discours fondamentaliste et belliqueux, il se pose en adversaire des États-Unis et devient un véritable « héros » aux yeux du monde arabo-musulman. Il effraie les Occidentaux et Israël sur la question nucléaire et les choque sur celle de la Shoah, tout en se rangeant aux côtés des anti-impérialistes, comme le président vénézuélien, Hugo Chávez. Sur le plan intérieur, il s’attaque aux forces progressistes de la société civile en s’appuyant sur un socle qui comprend, au-delà des milieux ruraux, la majorité des gardiens de la révolution, les Pasdaran, ainsi que des miliciens islamiques (bassidji). Il s’agit d’une « nomenklatura » très attachée aux valeurs traditionnelles, défendant une forme de « justicialisme », obsédée par  la « pureté révolutionnaire » et qui ne tolère aucun rival au sommet de l’État. Bref, trente ans après la révolution, nous sommes face à un régime hybride : il existe au sommet une véritable dualité entre une théocratie autoritaire et des « néoconservateurs » écartés du pouvoir et qui se distinguent des adeptes de la dictature en réclamant une ouverture vers un État de droit.

Deux éléments du bilan du président actuel peuvent justifier ce caractère dual. Tout d’abord, sur les plans politique et social, il existe un véritable mécontentement face à l’absence de liberté d’expression, ainsi qu’une grande lassitude due à la chape de plomb et à la répression qu’Ahmadinejad inflige à la société depuis quatre ans et dont les principales victimes sont les journalistes, les jeunes, les femmes, les intellectuels, les blogueurs et même une partie du clergé – autant de personnes qui cherchent à se ranger derrière d’autres candidats. Dans son rapport annuel de 2008, Amnesty International a classé l’Iran au deuxième rang mondial dans sa liste rouge des exécutions (346 dont des mineurs)28. Par ailleurs, les recherches de l’auteur sur l’immigration iranienne en Europe montrent que la sixième vague de la diaspora iranienne est le résultat de la politique répressive commencée sous le second mandat de Khatami et intensifiée ces dernières années29.

En second lieu, sur le plan économique, la population active subit un taux de chômage compris entre 16% et 20%, et encore faut-il préciser que ce taux est multiplié par deux pour les jeunes. Ahmadinejad a considérablement augmenté les salaires des classes à bas revenus pendant les trois dernières années de son mandat, mais cette augmentation a été annulée par l’inflation galopante, de l’ordre de 15% à 19%. C’est ainsi que la grogne gagne les couches de la société les plus évoluées, jusqu’aux bazari, commerçants et industriels, qui constituent la base historique du clergé. Sur le plan de l’import-export, les hommes d’affaires souffrent de l’isolement de l’Iran lié aux trois résolutions des Nations unies et ils sont pénalisés par le refus des banques étrangères de leur accorder des crédits de financement pour leurs importations30.

Ces deux éléments du bilan du président actuel se mêlent à la lutte des intérêts personnels qui fait rage au sein de l’État. Les trois périodes évoquées pour comprendre la crise actuelle de l’État islamique n’expliquent pas seules la dynamique du mouvement contestataire dont on a vu la chronologie. Il faut aussi mentionner l’évolution de la jeunesse dans l’Iran contemporain.

IV Partie

L’émergence d’une nouvelle jeunesse

Notes

31.

Après la comparution devant le tribunal révolutionnaire de Téhéran d’opposants, de réformateurs proches des deux candidats opposés à Ahmadinedjad, de certains manifestants, de deux employés des ambassades de France (Nazak Afshar) et de Grande-Bretagne (Hossein Rassam) et de Clotilde Reiss, jeune lectrice à l’université d’Ispahan, le samedi 8 août 2009,  une  ambiance de peur s’installe en Iran et l’on évoque la répression  de l’année 1983, voire les procès de C. Ayad, « L’Iran  vise  l’étranger  pour  mieux  réprimer », Libération, 10 août 2009, p. 2-3.

+ -

32.

Ladier-Fouladi, Iran. Un monde de paradoxes, op. cit., p. 9-16.

+ -

33.

Une des thèses soutenues par certains royalistes dit que la modernisation apportée par le chah a été trop rapide pour les Iraniens. Voir Pahlavi, Mémoires, Paris, XO Éditions, p. 10-50.

+ -

34.

Ladier-Fouladi, Iran. Un monde de paradoxes, op.cit, p. 85.

+ -

Le mouvement venu du bas de l’échelle sociale et son dynamisme doivent être pris en compte dans la réalité iranienne, ce que ne font guère les médias occidentaux, qui donnent une importance démesurée à la position provocatrice d’Ahmadinejad (surtout après cette dernière élection) et avancent la thèse du nouveau basculement de l’Iran dans le fanatisme et le radicalisme des premières années de la révolution31. Le manque d’informations et le refus de reconnaître une quelconque autonomie à la société iranienne vis-à-vis du régime ont conduit à des confusions rendant inintelligible le véritable tournant historique que vit actuellement le pays. Certains observateurs n’accordent qu’un rôle secondaire à la société iranienne, réduite parfois à une simple masse manipulée par les mollahs32, en ignorant les principaux protagonistes, considérant trop souvent les Iraniens comme un peuple immature, soutenant les religieux après avoir rejeté la modernité proposée par le chah33. La société tout entière est supposée vivre en symbiose avec le régime, dont elle serait indissociable. À l’inverse, les transformations sociales et l’émergence du mouvement d’une jeunesse revendicatrice en fonction des trois moments saillants de l’histoire de la république islamique d’Iran doivent être analysées, notamment au regard d’une étude démographique.

En raison des niveaux élevés de la fécondité et de la mortalité dans un passé récent, et malgré une baisse considérable du taux d’accroissement démographique au cours des dernières décennies, la structure de la population est marquée depuis la Seconde Guerre mondiale par une grande proportion de  jeunes, comme l’affirme Marie Ladier-Fouladi, pour qui « les moins de 25 ans représentaient près de 58% de la population totale en 1956 et 50% en 2006 ». À ce chiffre il faudrait ajouter celui des jeunes qui ont entre 25 et 29 ans, car, en raison de la crise économique chronique et de l’allongement des études retardant l’accès à un emploi stable, cette tranche d’âge de la population n’est souvent pas en mesure de construire une famille. En respectant les limites arbitraires de 15 et 29 ans, les jeunes représentaient en 2006 35% de la population totale (soit 25 millions de personnes). Cependant, la représentation sociale de cette tranche d’âge ne s’est construite que tardivement, grâce à l’augmentation du taux d’urbanisation : 38% en 1966, 47% en 197634 ».

Il conviendrait donc d’étudier de près les jeunes générations depuis les années 1970 afin de mieux cerner leur évolution, puisque leur rôle s’est révélé déterminant à trois reprises dans le déclenchement des mouvements sociaux depuis l’avènement de la République islamique.

1

Une jeunesse révolutionnaire

Notes

35.

Vahabi, « Étude psychosociologique de la mémoire des réfugiés iraniens », op. cit., p. 202-208.

+ -

36.

Haghighat, Iran, la révolution islamique, op. cit., 6-7.

+ -

37.

Moladjani, Sociologie politique de la révolution iranienne de 1979, Paris, L’Harmattan, coll. « Comprendre le Moyen-Orient », 1999, p. 219.

+ -

38.

Les mossadeghistes sont les partisans de Mossadegh, Premier ministre de 1951 à 1953, qui fut renversé par un coup d’État orchestré par les États-Unis et la Grande-Bretagne à la suite de la nationalisation du pétrole iranien.

+ -

39.

Pour plus d’informations sur ces deux organisations, voir Richard, 100 mots pour dire l’Iran moderne, Paris, Maisonneuve & Larose, 2003, p. 125-129 et p. 68-70.

+ -

40.

Adelkhah, La Révolution sous le voile. Femmes islamiques d’Iran, Paris, Karthala, coll. « Hommes et sociétés », 1991, p. 24.

+ -

41.

Khosrokhavar, L’Utopie sacrifiée. Sociologie de la révolution iranienne, Paris, Presses de la Fondation natio- nale des sciences politiques, p. 39.

+ -

42.

Khosrokhavar, Anthropologie de la révolution ira- nienne. Le rêve impossible, Paris, L’Harmattan, coll. « Comprendre le Moyen-Orient », p. 213-224.

+ -

43.

Richard, L’Iran. Naissance d’une république islamique, op. cit., p. 267-305.

+ -

44.

Vahabi, Sociologie d’une mémoire déchirée. Le cas des exilés iraniens, op. cit., p. 104-105.

+ -

Le mouvement des jeunes remonte aux années 1960, lorsque ces derniers ont exprimé un fort désir de changement et d’ouverture de l’espace social et politique, qui s’est concrétisé pour la première fois lors de la révolution de 1979. La période charnière des années 1960, qui marque la rupture entre l’Iran féodal et l’Iran issu de la réforme agraire décidée par le chah, est également marquée par le développement  soutenu de mouvements de libération nationale dans les pays du tiers-monde : l’Égypte est en plein essor sous l’impulsion de Nasser, l’Algérie s’achemine vers sa libération, l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) se met en place avec la reconstitution du Fatah et Yasser Arafat, tandis que Che Guevara devient un héros en Amérique latine, etc35. Mais en Iran rien ne bouge en raison de l’élimination des partis politiques réformateurs, ce qui met la société dans un état de crise socio- politique durable. Le champ politique est complètement dominé par le parti unique du chah, Rastakhiz. Un appareil répressif, soutenu par un redoutable réseau de services secrets et des forces de l’ordre omniprésentes ont su étouffer toute velléité contestataire. Un ordre social imposé garantit à l’État une apparence de calme, l’Iran devenant alors l’empire du silence36. Les membres de diverses couches sociales essaient donc de se manifester et de s’organiser pour mettre  fin à cette tension latente et à ce blocage structurel. De cette initiative naît une confrontation entre l’action despotique étatique et la réaction politique du corps social37. L’élimination des forces d’opposition traditionnelles conduit, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, à l’émergence d’une violence urbaine sporadique qui remet en question l’attentisme du Front national mossadeghiste38 et du Parti communiste iranien, le parti Toudeh.

C’est dans le contexte de ces contestations internationales et nationales, largement inspirées des mouvements marxistes, que deux formations politiques défendant la lutte armée sont créées, inscrites dans deux branches idéologiques différentes : l’une d’inspiration religieuse et progressiste (les Moudjahidine du peuple), la seconde constituant une tendance de la gauche révolutionnaire (les Guérilleros Fedayin du peuple d’Iran)39.

L’émergence des revendications des jeunes se produit donc dans une société marquée, durant les deux décennies qui la précèdent, par des transformations radicales dans sa structure économique. Entre 1962 et 196640, le pays subit une réforme agraire qui brise l’ancienne structure foncière, dans laquelle prédominaient les grands propriétaires. La suppression de l’aristocratie foncière qui régissait la vie rurale modifie le rapport entre ville et campagne, et la réforme amplifie l’exode rural en individualisant le statut de la propriété foncière et en retirant aux paysans sans terre le bénéfice des réseaux de solidarité de leurs communautés41. La révolution de 1979 est donc à la fois la conséquence d’une rupture mentale chez les jeunes et le reflet d’un bouleversement des cadres socio-économiques d’une société, désormais à moitié urbanisée et à l’imaginaire marqué par les rêves du « tout urbain ». Tout le monde veut vivre en ville, tout le monde veut participer à la fête de la consommation42. Dans cette société instable, le mouvement révolutionnaire prend donc naissance en ville et s’étend avec le soutien des couches urbaines, ce qui aboutit au renversement du régime monarchique43.

Néanmoins, quelques mois après la révolution, le mouvement s’essouffle, et l’image unie de la ville où tous seraient unis contre le chah s’estompe. Le milieu urbain, qui avait donné  son unité à la révolution, subit de plein fouet les dissensions qui déchirent la société et que chacun tente d’occulter, de crainte de briser l’unanimité révolutionnaire. Téhéran et certaines grandes villes (Mechhed, Chiraz, Ispahan, Tabriz, par exemple), deviennent le lieu  des  stratégies du nouveau pouvoir, de la constitution du Hezbollah, dont faisaient partie beaucoup de jeunes, de l’intimidation de ceux qui réclament la liberté promise par Khomeyni, du voile imposé aux femmes, de la mise à l’écart de la jeunesse, qui entend user de sa liberté récemment conquise pour affirmer son autonomie. Une période de forte répression s’installe alors en Iran, qui garde néanmoins le souvenir fragile et fugace du caractère glorieux de la révolution. La dernière grande manifestation pacifique a lieu le 20 juin 1981, à la suite du limogeage du Président Bani Sadr, mais se solde par des dizaines de morts, des centaines de blessés et des milliers d’arrestations44. Commence alors une période de silence.

2

Une jeunesse postrévolutionnaire désenchantée par Khatami

Notes

45.

Ladier-Fouladi, Iran. Un monde de paradoxes, op.cit., p. 99.

+ -

46.

Vahabi, Sociologie d’une mémoire déchirée. Le cas des exilés iraniens, op. cit., p. 85.

+ -

47.

Pour deux visions différentes sur l’islam, voir N. Vahabi, « Deux visions différentes sur l’islam chiite en Iran », mémoire de maîtrise, université Paris-VIII – Saint- Denis, 1997.

+ -

Le cessez-le-feu du 20 août 1988 entre l’Iran  et l’Irak et la mort de Khomeyni en 1989 laissent l’État islamique entrer dans  une  logique de planification. Affaibli par la grave crise économique mais sorti renforcé  des  épreuves  de  la révolution et de la guerre, le régime ajourne  la question de la formation des partis et des groupes politiques, surgie dès la fin de la guerre. Et si les associations islamiques sont préservées, leurs activités se réduisent à des manifestations symboliques commandées par l’État. Dans ce nouveau contexte, appelé à juste titre « post- révolutionnaire », l’espace public reste, à l’image de celui de l’Ancien Régime, fermé aux jeunes. Mais ces derniers ne sont en aucun cas disposés à laisser l’État islamique les exclure des sphères sociales et politiques. Cette nouvelle jeunesse iranienne, née entre 1975 et 1985, s’est construite dans un contexte contradictoire et complexe : alors que des progrès socio-économiques importants étaient en train de moderniser la société iranienne, le pouvoir cherchait à rétablir une autorité structurée sur le modèle patriarcal, perçu par les jeunes comme un archaïsme insupportable. Cette jeune génération n’adhérait pas, non plus, aux valeurs religieuses et traditionnelles que le régime essayait de répandre à travers les mass media – la presse écrite et audiovisuelle –, devenus « la voix et le visage de la République islamique45 ». C’est dans ce contexte que les jeunes participent massivement à l’élection présidentielle de Khatami en 1997, donnant la victoire aux partisans de la réforme. Les jeunes seront aussi et surtout les acteurs de l’émeute de l’université de Téhéran, à la suite de la fermeture des journaux réformateurs en 1999. Bien que ces jeunes aient visé un objectif identique à celui des forces contestataires vingt ans auparavant, ils ont mis en œuvre des stratégies radicalement opposées pour l’atteindre : ceux de 1979 ont choisi la révolution, qui est par définition un acte violent, alors que ceux de 1999 cherchaient a priori non pas à renverser l’État islamique, mais plutôt à le rénover. Ainsi, en l’espace de vingt ans, les contestations et les agissements politiques de deux générations de jeunes Iraniens ont abouti à deux configurations sociopolitiques bien distinctes, ce qui pose le problème de la direction de ces mouvements.

Il faut noter en effet que, dans une société où les institutions politiques, municipales et syndicales sont inexistantes, le sens politique se cristallise sur des personnalités, faute de pouvoir s’inscrire dans un ordre institutionnel46. Il faudrait également souligner que l’institutionnalisation d’une personnalité charismatique est loin de se faire de manière uniforme, et, dans le cas de Khatami, président de 1997 à 2005, il y a eu une « mauvaise institutionnalisation » : au sein du  peuple, beaucoup découvrent son manque de courage lorsqu’il ferme les yeux sur la répression qui s’abat sur les jeunes en juillet 1999, en s’alignant sur l’attitude du guide suprême et en abandonnant ainsi le mouvement des jeunes. De manière étrange, Khatami, qui était perçu lors  de l’élection de 1997 comme un défenseur de la liberté d’expression, du dialogue et du respect de la société civile, se « décharismatise » à la fin de son mandat pour la majorité des jeunes acteurs de ces événements. Ce désenchantement des jeunes est-il lié uniquement à la connivence qui prévaut entre Khatami et le guide suprême ou est-il plutôt à mettre en relation avec l’objectif d’un islam rénové, qui n’a pas été concrétisé par Khatami ?

Nous ne sommes pas aujourd’hui en mesure de vérifier qui est le véritable représentant de l’islam chiite en Iran, car la révolution a laissé s’exprimer au moins quatre tendances qui s’opposaient catégoriquement à l’interprétation de l’islam par Khomeyni47. Mais, d’un point de vue sociologique, quelle que soit l’interprétation, la principale interrogation demeure celle de la légitimité d’une autorité dans une société où les institutions démocratiques n’existent pas. En l’absence d’une légitimité rationnelle, caractéristique des États modernes en Occident, le mouvement des jeunes s’attache au leadership qui émerge à sa tête. C’est la raison pour laquelle il convient de s’intéresser à la personnalité représentant un islam différent et donnant un nouveau souffle aux jeunes, celle du candidat malheureux Mir Hossein Moussavi.

3

Une jeunesse sans idéologie

Notes

48.

Khosrokhavar et O. Roy, Iran : comment sortir d’une révolution religieuse, Paris, Le Seuil, 1999, p. 162.

+ -

49.

Dobry, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, coll. « Références », 1992, p. 99-114.

+ -

50.

La non-élection de Lionel Jospin à la présidence de la République française en 2002 en est un example.

+ -

51.

Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du juge- ment, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Le Sens commun », 1979, p. 196-222.

+ -

52.

Khosrokhavar, « Turbulences en Iran », Nouvel Obs. com, 8 juillet 2009. Disponible sur :http://tempsreel.nou– velobs.com/speciales/special_iran/20090708.OBS3563/ turbulences_en_iran_par_Fahrad_khrosrokhavar.html, consulté le 10 juillet 2009.

+ -

53.

Khosrokhavar et O. Roy, Iran : comment sortir d’une révolution religieuse, op.cit., p. 162.

+ -

54.

Adelkhah, L’Iran, Paris, Le Cavalier  bleu,  2005, p. 9-15.

+ -

55.

En raison du manque de sources fiables en langue française, j’ai été contraint de recourir à des sources en langue persane. Intervention de Mir Hossein Moussavi lors de la réunion du 24 juin 2009 avec les universitaires, http://www.bbc.co.uk/persian/iran/2009/07/090708_ shtml, consulté le 7 juillet 2009.

+ -

56.

Paivandi, « L’analyse démographique de l’analphabétisme », Population,   n° 4-5,   1995,   cité par F. Khosrokhavar et Roy,  Iran :  comment  sortir  d’une révolution religieuse, op. cit., p. 163.

 

+ -

57.

Id. ibid.

+ -

58.

Khosrokhavar et O. Roy, Iran : comment sortir d’une révolution religieuse, op. cit., p. 163.

+ -

59.

Pour une étude plus approfondie sur la baisse de niveau de l’enseignement supérieur en Iran, il n’y a pas de travaux en langue française. Voir Taefi, Sociologie de la fuite des cerveaux, en persan, Cologne, Frough, 2008, p. 10-53.

+ -

60.

Raha, « Silence le jour, Allah Akbar la nuit », op. , p. 15.

+ -

61.

Khosrokhavar et O. Roy, Iran : comment sortir d’une révolution religieuse, op. cit., p. 164.

+ -

62.

Cette analyse concerne Téhéran, car les mouvements sociaux y ont toujours plus d’ampleur. Cependant, toutes proportions gardées, on pourrait l’appliquer à d’autres grandes villes comme Chiraz, Ispahan, Mechhed ou Tabriz.

+ -

63.

Ce constat pourrait être vérifié dans une recherche empirique mais, à l’heure actuelle, je ne dispose pas d’in- formations fiables.

+ -

64.

Lorsque Ahmadinejad fut maire de Téhéran, de 2003 à 2005, il a acquis une certaine notoriété qui explique en partie son élection à la présidence en Mais, depuis cette date, sa popularité a décliné.

+ -

65.

Khosrokhavar, « Turbulences en Iran », Nouvel Obs. com, 8 juillet 2009. Disponible sur :http://tempsreel.nou– velobs.com/speciales/special_iran/20090708.OBS3563/ turbulences_en_iran_par_Fahrad_khrosrokhavar.html, consulté le 10 juillet 2009.

+ -

66.

Le régime a riposté en emprisonnant les figures politiques marquantes de l’opposition, les intellectuels engagés contre le président sortant, les activistes de l’Internet qui osent braver ses diktats et ceux qui contestent l’élection d’Ahmadinejad.

+ -

67.

Le mot troïka, qui signifie en  russe  « un  groupe de trois personnalités » (Petit Larousse, 1996, p. 1034), évoque pour moi les trois institutions d’ordre politique de l’oligarchie religieuse iranienne : à savoir le guide suprême, le Conseil des gardiens de la Constitution et l’Armée des Pasdaran. Nous y reviendrons par la suite.

+ -

La protestation sociale qui s’est développée spontanément en l’espace d’un mois est le prolongement des deux mouvements étudiés précédemment et issus de l’ouverture d’un espace politique, social et culturel lors de la révolution de 1979. Mais, selon les sociologues Farhad Khosrokhavar et Olivier Roy, l’espace public actuel reste extrêmement normé : on y contrôle la tenue, la promiscuité ainsi que les fréquentations ; il en résulte que la jeunesse qui s’agite aujourd’hui n’a guère à voir avec celle qui a fait la révolution ; la génération précédente était marquée par une modernisation rapide et extravertie, sous l’égide de modèles étrangers encouragés par le chah. La jeunesse actuelle, au contraire, sort d’un système éducatif introverti, centré sur les valeurs d’authenticité et d’identité religieuse, avec un côté dogmatiste et une interprétation extrême de l’islam48. L’espace public, qui avait été fermé pendant les quatre années du mandat d’Ahmadinejad, ne permettait pas de s’exprimer librement, alors que s’est-il passé en ce mois de juin 2009, durant lequel les jeunes ont forcé cet espace public à s’ouvrir ?

L’explication la plus acceptable pourrait être avancée à partir des concepts et des modèles d’analyse proposés par Michel Dobry dans son étude sociologique de la conjoncture fluide, intitulée la « Logique de désectorisation conjoncturelle de l’espace social ». Selon Dobry, lorsque les systèmes ou les sociétés complexes se trouvent confrontés, lors d’une crise politique majeure, à une soudaine perte de l’objectivation des rapports sectoriels, les dirigeants ne sont plus en mesure de maîtriser ces moments forts. Autrement dit, l’objectivation des rapports sociaux internes aux secteurs n’est pas à l’abri  des  coups  échangés et des tactiques mises en œuvre par les protagonistes des confrontations, et une telle phase de déperdition d’objectivation ne se réalise pas sans conséquences et sans poser problème. Au contraire, c’est à ce moment-là que les instants de folie ou d’« effervescence créatrice » des « grandes » crises politiques se concrétisent49. On dit souvent en politique qu’il faut tout prévoir, mais il arrive que, selon Dobry, « les calculs s’évadent50 ». Comment cela s’est-il traduit dans le cas iranien ?

Comme nous l’avons expliqué, l’arrivée au pouvoir de Khatami en 1997 a été facilitée par la progression d’une idéologie « réformiste »,  et son discours sur la société civile a atteint et déstabilisé l’oligarchie religieuse et ses composantes totalitaires héritées de 1981. Certes, les quatre années de pouvoir d’Ahmadinejad ont freiné l’ouverture de l’espace public, mais des débats télévisés relativement libres et la parution de nouveaux journaux ont remis en marche « l’habitus  politique51 »  intégré  par  les  jeunes depuis le mandat de Khatami, si bien que les « secteurs objectivés » ont commencé à perdre leur autonomie. Les débats télévisés de la campagne présidentielle ont ainsi joué un rôle capital dans l’ouverture de l’espace public et pour la promotion de Moussavi contre le président sortant. Alors qu’Ahmadinejad nie allègrement l’étendue de l’augmentation du chômage et le déclin économique, Moussavi souligne l’ampleur des désastres causés par le  président sortant. Ce dernier est à ce moment-là perçu comme cynique, arrogant et menteur par l’immense majorité des téléspectateurs, alors même que son adversaire semble honnête, sincère et en quête de l’ouverture démocratique et de l’État de droit. Un autre phénomène symbolique d’importance capitale s’ajoute aux circonstances exceptionnelles de cette période préélectorale : pendant quelques semaines, une intense socialisation, de caractère festif et exubérant, est autorisée – voire encouragée – dans la rue. De nombreux jeunes commencent à y déferler, assoiffés de liberté et souhaitant faire entendre leur voix. Ils y restent tard dans la nuit pour soutenir leur candidat, le plus souvent Moussavi52. Cette ambiance, ajoutée aux débats, aux journaux réformateurs et à Internet, a largement « galvanisé » les troupes dans une campagne où le mouvement protestataire prend des caractéristiques particulières.

Ces caractéristiques sont les suivantes :

a) Une jeunesse étouffée par les interdits religieux

À un moment où l’idéal révolutionnaire et patriotique s’estompe, depuis la chute du mur de Berlin en 1989, où une partie du monde est parvenue à une sécularisation en repoussant les valeurs religieuses dans l’espace privé, la jeunesse iranienne vit dans le cadre d’un quatuor d’interdits : interdit de la mixité (dans les écoles, jusqu’à l’université, et dans de nombreuses autres occasions – par exemple, deux entrées dans les bus), interdits et obligations vestimentaires : chemise à manches courtes pour les hommes tolérée pendant la période au pouvoir de Khatami et interdite aujourd’hui, obligation pour les femmes de porter le foulard islamique, mais aussi critères de « décence » en général, interdit des fréquentations : interdiction faite aux femmes d’être avec une personne du sexe opposé, sauf l’époux, les frères et les cousins, autorisés par la loi islamique, et interdit sur les loisirs : censure des films et de la télévision, fermeture des dancings, non-mixité des clubs de sport, etc53. Ces interdits provoquent des accrochages quotidiens entre les forces de l’ordre et les jeunes. Ces derniers sont réprimés par l’État sous prétexte de lutter contre « l’invasion culturelle occidentale ».

b) Une jeunesse à la recherche d’un État de droit

Selon la plupart des observateurs, la révolution iranienne est à l’origine d’un nouvel islam politique depuis les années 198054. Les manifestants de juin 2009 utilisent des symboles religieux qui avaient donné sa légitimité à la révolution islamique contre le chah : le slogan Allah o Akbar (« Dieu est grand ») entonné sur les toits, la nuit, à partir de vingt-deux heures, le ruban vert (couleur de l’islam) arboré par les jeunes, les foulards verts mis par les filles. Ces signes religieux font craindre, malgré leur caractère protestataire, l’ingérence du religieux dans le politique. Ainsi, la couleur pose le problème d’un islam politique, obligeant ainsi Moussavi à avancer une explication plus culturelle et artistique pour justifier son usage : « L’idée de la couleur verte est venue à moi lorsque, dans un voyage, un jeune homme de 18-19 ans l’a proposée et a mis une écharpe verte autour de mon cou. La couleur verte, d’un point de vue esthétique, en raison de ma spécialité en art, n’est pas mal, et je me suis dit qu’avec cette couleur le courant passe. La richesse de cette couleur est importante dans l’histoire culturelle de l’Iran, car on la renvoie à la famille de Mahomet. Elle a un sens religieux et notre peuple a envers elle une bonne impression de beauté. Une partie de notre drapeau est de cette couleur et elle est la couleur de la nature55. » Il faut signaler cependant que le choix d’une couleur (le vert) par Moussavi est inspiré des mouvements sociaux du contexte international, notamment en Europe de l’Est – en Ukraine, par exemple, avec la révolution orange.

Faut-il  craindre  que  ces  rituels  islamiques prennent une allure islamiste et politique ? La société iranienne a fortement payé la prégnance de l’islam en politique et pourrait craindre cet aspect religieux. Il se produit en réalité une contradiction entre, d’une part, une sécularisation intense et, d’autre part, l’acceptation d’un compromis « islamique » pour combattre le despotisme installé au nom du religieux. À titre d’exemple, les femmes ont des raisons profondes de haïr l’ère Ahmadinejad : sous son égide, le mouvement féministe a été férocement réprimé, et la « campagne pour un million de signatures », lancée par de jeunes musulmanes pour l’égalité des droits juridiques avec les hommes, a vu ses militantes condamnées à des peines de prison ferme allant jusqu’à plusieurs années, avec des voies de fait et des formes de répression extrêmement virulentes. Par conséquent, beaucoup d’Iraniens ne se font guère d’illusions sur un islam politique et perçoivent surtout ses conséquences négatives sur l’émancipation de la société civile.

Mais la désillusion envers le système islamique entraîne un retour de balancier. Ce qui fascinait la génération précédente dans son processus de politisation (l’islamisme, le gauchisme, la révolution…) n’attire plus aujourd’hui les jeunes. La démocratie occidentale retrouve l’estime des gens : la nouvelle génération veut aussi pouvoir régir ses plaisirs et ses loisirs, tandis que les femmes désirent être considérées comme des personnes à part entière. La jeunesse conjugue donc les revendications suivantes : vivre sa vie en dehors de l’ordre moral, en tant qu’individus consommateurs de biens et de loisirs, mais aussi se voir reconnus en tant qu’êtres libres et autonomes sur le plan politique. Dans une société où l’ordre moral est omniprésent, il est normal que la revendication de jouissance soit immédiatement politique ou, plus exactement, ne puisse se réaliser que par un changement d’ordre politique. La politisation de la jeunesse iranienne d’aujourd’hui est donc négative : elle n’est pas pour un nouvel islam, mais contre toute hégémonie. Les deux revendications se rejoignent dans ce qu’on appelle désormais en Iran le règne de la société civile ou de la société de droit.

c) Une jeunesse instruite

Cette nouvelle jeunesse est mieux instruite que la génération précédente. Le taux d’alphabétisation est passé de 59% en 1976 à 79% en 19956. Les femmes ont en partie comblé leur retard, leur taux d’alphabétisation passant de 35,5% en 1976 à 67,6% en 1991, alors que celui des hommes passait pour la même période de 58,9% à 80,6%. Le décalage entre garçons et filles a presque disparu au niveau primaire ; il est toujours présent au niveau secondaire dans les régions pauvres d’Iran, mais, dans les grandes villes, les filles sont aujourd’hui plus nombreuses que les garçons à fréquenter les établissements secondaires. Elles représentent 30% des étudiants à l’université57.

Le système universitaire a pâti de sa fermeture pendant la révolution culturelle de 1980 à 1983. Alors que, en 1978, 16.000 diplômes de fin d’études avaient été délivrés, de 1978 à 1982, il n’y en a eu que 9.000. Ce n’est qu’avec l’ouverture de l’université d’État que le nombre des étudiants a pu redevenir en 1986 celui de 1980. En 1991, il y avait plus de 500.000 étudiants (contre 15.400 en 1976), dont 60% dans les universités publiques58. Bien que le niveau d’études ait fortement baissé et que la qualité des diplômes soit discutable59, on arrive presque à la démocratisation de l’enseignement supérieur dans les villes, si bien que nous sommes face à l’émergence d’une jeunesse instruite. Cette évolution explique aisément que les lycéens, les étudiants, les artistes et plus généralement des femmes et des hommes plutôt jeunes, mais aussi beaucoup de parents entraînés par leurs enfants se mobilisent pour dénoncer un système électoral truqué et un régime politique méprisant et fermé. Alors que ces jeunes méritent qu’on les écoute, le nouveau président frauduleusement élu traite les manifestants de « poussière insignifiante » dans sa première conférence de presse60.

d) Vers une « homogénéisation » des classes

Il est toujours délicat d’ériger la jeunesse en catégorie sociale autonome, surtout dans le mouvement de juillet 1999, qu’elle n’a pas réussi à élargir socialement et géographiquement. Si l’on peut aujourd’hui mieux parler de la jeunesse iranienne, c’est parce qu’elle est une catégorie beaucoup plus homogène qu’à l’époque du chah, unifiée à la fois par la modernisation de la société (consumérisme, urbanisation, extension de l’éducation) et par l’islamisation qui touche des domaines auxquels elle est sensible (vêtements, loisirs, rapports entre les sexes). Les différences de classes sociales étaient fondamentales à l’époque du chah, car elles recouvraient une éducation et des loisirs totalement différents :  les classes moyennes et supérieures issues de la modernisation de l’époque du chah vivaient dans un monde culturel aux antipodes des classes inférieures, de leur jeunesse et des agriculteurs atteints par la réforme agraire, qui affluaient vers la ville et élisaient domicile dans les quartiers populaires61. À Téhéran, les premiers habitaient au nord de la ville et les seconds au sud, si bien que la distinction entre ces points cardinaux a pris une signification symbolique, renvoyant respectivement aux quartiers riches et aux quartiers pauvres – signification topographique aussi, puisque les quartiers nord, sur les pentes du massif de l’Elbourz, dominent les quartiers sud situés en contrebas. Pendant la révolution et après, ce sont les jeunes des quartiers populaires au sud de Téhéran qui ont constitué le fer de lance du mouvement politique. Le discours khomeyniste a valorisé et mobilisé ces jeunes « déshérités » contre les « oppresseurs » du nord de la ville62. Ce discours populiste ne pouvait agir que parce qu’il se fondait sur une dichotomie symbolique intensément vécue par les habitants des quartiers populaires, convaincus d’être injustement privés des avantages attribués uniquement aux populations du nord de la ville. Bien que cette dichotomie entre nord et sud ait persisté après la révolution sur le plan culturel, des efforts réels ont été menés par l’État islamique (création de parcs, de terrains de sport, de piscines, de maisons de la culture, de bibliothèques ; organisation d’expositions de peinture, de cours de musique, de chant, de peinture, de calligraphie, etc.) afin d’amoindrir la distance culturelle entre les deux parties de la ville. De plus, l’obligation du port du vêtement islamique a eu paradoxalement pour conséquence d’atténuer sur le plan vestimentaire  la  différence,  autrefois  très  voyante, entre les jeunes hommes et femmes du nord et ceux du sud de la ville.

Bien que cette évolution soit nettement repérable à Téhéran, elle est également visible, me semble-t-il, dans tout le pays63 ; et, lors de la dernière élection, différentes couches sociales se trouvaient en convergence sociologique et culturelle pour voter en faveur de Moussavi : l’écrasante majorité des étudiants, une grande partie des classes moyennes urbaines, une proportion importante des déshérités – qui souffrent de l’inflation sans être soutenus par l’État et qui sont déçus du fait des promesses non tenues d’Ahmadinejad64 –, de nombreux paysans concurrencés par l’importation massive de produits agricoles, une importante fraction de jeunes de toutes les origines sociales, ainsi que tous ceux qui ont eu le sentiment d’être bernés par un président niant l’évidence d’une économie en débandade dans ses discours tonitruants. Les transformations sociales des dernières décennies ont accru la soif de liberté et de démocratie dans la majeure partie de la population, ce qui a fait grandement reculer l’adhésion à l’islamisme radical ou au fondamentalisme religieux65.

De fait, l’ampleur des manifestations, qui a culminé les 15 et 17 juin 2009, montre que le mouvement des jeunes s’oriente vers une démocratisation, une homogénéisation des classes au profit du rejet, communément partagé par différentes couches sociales, des commandements rigoristes du pouvoir.

e) Une jeunesse sans organisation

La survie d’un mouvement qui n’a qu’une historicité de deux mois n’est pas assurée, d’autant que sa continuité dans le temps et son extension dans l’espace sont menacées, dans la mesure où son leader, Moussavi, absent de la vie politique depuis près de vingt ans, n’est revenu sur le devant de la scène politique que deux mois avant l’élection. De ce fait, peut-on estimer que ce mouvement n’aura été qu’un feu de paille ?

Certes, Moussavi souhaite faire quelques réformes au sein de l’État islamique et il ne cherche pas pour le moment à renverser le pouvoir en place, mais à le démocratiser. Toutefois, la majorité des jeunes veut aller plus loin en revendiquant une vie plus libre, plus ouverte et moins « corsetée » par les interdits. Marqué par de fortes exigences, ce mouvement social ne dispose pourtant d’aucune organisation en Iran, et l’opposition en exil, coupée de la société dans laquelle elle n’est plus en mesure d’intervenir depuis une trentaine d’années, a du mal à suivre son évolution et se trouve plutôt en rupture avec lui. La mouvance réformatrice, elle-même très déchirée, plus ou moins hétéroclite, ne possède pas non plus d’organisation fiable en raison de l’interdiction des partis politiques et elle ne peut guère encadrer les jeunes pour créer un contre-pouvoir66. Les partisans d’Ahmadinejad sont mieux structurés. Par conséquent, il est très difficile de prédire l’avenir de ce mouvement déclenché le 20 mai 2009, car l’« outsider » actuel qui en a pris la tête, non institutionnalisé, est de plus en plus fragilisé et se trouve dans l’impossibilité de répondre aux aspirations des nombreux Iraniens qui descendent dans la rue. Cependant, le nom de Moussavi est devenu l’un des slogans des jeunes. Mir Hossein est associé au nom du troisième imam chiite – l’expression favorite des manifestants est : « Ô ! toi Hossein [troisième imam], ô ! toi Mir Hossein [Moussavi] ! » Ce slogan délivre un double message, entre volonté de modernisation politique et maintien de la légitimité religieuse dans la société iranienne. Les questions demeurent : une légitimité religieuse est-elle en train de couvrir une légitimité politique menaçant réellement l’État islamique en prétendant être le symbole d’un islam vrai? Le véritable enjeu de ce mouvement des jeunes est-il la religion contre la religion, ce que l’État aurait du mal à accepter ?

Les cinq caractéristiques du  mouvement  de la jeunesse iranienne qu’on vient d’étudier sont les conséquences du changement des structures familiales (passage à la famille restreinte qui a encouragé l’individualisme), de la généralisation du niveau élevé de l’éducation des filles, de la maîtrise du taux de fécondité (qui permet aux femmes d’intervenir dans la vie publique), de l’apologie de la jeunesse concomitante  de la désacralisation des anciens (y compris les grands ayatollahs) et de la désobjectivation des rapports  sociaux depuis la naissance de la mouvance réformatrice en 1997. Tout cela a conduit à mettre en avant la notion de l’individu acteur principal de la société civile, et plus particulièrement le jeune, protagoniste principal cherchant l’ouverture de l’espace social pour s’affirmer et se libérer de l’autorité de la Troïka divine67.

V Partie

La troïka divine : un obstacle institutionnel

Notes

68.

Pour mieux comprendre le sens d’ordre politique et d’ordre social, voir B. Lacroix, « Ordre politique et ordre social », in Grawitz et J. Leca (dir.), Traité de science politique. La science politique, science sociale. L’ordre politique, (vol. 1), Paris, PUF, 1985, p. 470.

+ -

69.

Ces institutions limitent de manière très restrictive la portée des deux institutions démocratiques que sont le Parlement et la présidence de la République.

+ -

70.

Comité est un mot français qui a été adopté pendant la révolution pour désigner des groupes prenant en main la gestion urbaine dans les Après la révolution, ces organisations, souvent autonomes, ont été récupérées par l’État. Les comités devinrent progressivement, un nouvel instrument de répression aux mains du pouvoir, qui en avait grandement besoin parce que la police et les autres instances de répression de l’ancien régime avaient été désorganisées.

+ -

71.

Voir note Ces organismes limitent de manière très restrictive la portée des deux institutions démocratiques que sont le Parlement et la présidence de la République.

+ -

72.

Pour une étude plus approfondie, voir N. Vahabi, Sociologie d’une mémoire déchirée. Le cas des exilés iraniens, cit., p. 77-106.

+ -

73.

Il s’agit d’un nouvel ordre politique : il faut considérer l’État non pas comme une entité statique et figée, mais plutôt comme l’ensemble du fonctionnement imposant un ordre à une société en évolution B. Lacroix, « Ordre politique et ordre social », in M. Grawitz et J. Leca (dir.),   Traité   de   science   politique.   La   science  politique science sociale. L’ordre politique (vol. 1), op. cit., p. 476.

+ -

74.

Lagroye, « La légitimation », in M. Grawitz et J. Leca (dir.), Traité de science politique. La science politique, science sociale. L’ordre politique (vol. 1), op. cit., p. 419.

+ -

75.

Pour la périodisation de la répression, voir F. Khosrokhavar, L’Utopie sacrifiée. Sociologie de la volution iranienne, op. , p. 81-93.

+ -

76.

Je préfère le terme de troïka, car le guide a besoin du Conseil des gardiens pour donner une allure juridique à ses décisions. Hachemi Rafsandjani, à la tête d’insti- tutions importantes comme l’Assemblée des experts et le Conseil de discernement, est complètement écarté de cette troïka.

+ -

Après l’intervention du guide suprême, le 19 juin dernier, le mouvement des jeunes s’essouffle. Pourquoi ce repli sur soi qui laisse présager, comme nous l’avons constaté plus haut pour l’émeute de 1999, le début d’une période d’effacement ?

L’analyse d’un tel processus serait encore trop précoce aujourd’hui. Cependant, on pourrait insister sur le fait que, dès le début de la révolution de 1979, les processus de sacralisation du pouvoir dans les mains des religieux témoignent d’une philosophie de commandement et d’obéissance assurant l’ordre politique tel que l’État islamique l’a entendu68. Cet ordre politique se manifeste à travers quelques institutions majeures non démocratiques, voire antidémocratiques : notamment le Bureau du guide suprême de la révolution (dirigé par un ayatollah), des organismes para-étatiques comme le Hezbollah69, des institutions répressives comme le Comité70, les gardiens de la révolution (Pasdaran), l’Assemblée des experts et le Conseil des gardiens de la Constitution71 nommé par le guide suprême, etc. Ces institutions empêchent toute évolution vers un régime démocratique, et les religieux essayent peu à peu d’écarter les modérés du pouvoir ; cette transformation se réalise au travers d’une interprétation extrême de l’islam72. Cet « islamisme fermé » monopolisant une « sacralisation » d’ordre politique73 a été mis en œuvre par Khomeyni lui-même, juste après la révolution, avec un acte spectaculaire, en juin 1981 : l’éviction du premier président de la République, Bani Sadr, exilé ensuite à Paris.

Contrairement à l’idée reçue, le sacré ne se définit pas ici – selon le concept expliqué par Jaques Lagroye – comme un appel explicite à un ordre divin, même si le divin est repérable dans des propositions, des comportements et des rites constitutifs d’attitudes magiques ou religieuses de certains dirigeants de la République islamique. Le sacré relève ici d’« une “métaphysique” du politique, impliquant une référence fondatrice à des “vérités” inaccessibles à l’entendement commun sans médiation d’interprètes autorisés, ordre caché dans l’exercice du pouvoir légitime et qu’il importe de dévoiler, de révéler74 ». Le langage du pouvoir se nourrit de cette sacralisation, en reliant la vie sociale au temps, en convoquant le passé et l’avenir pour légitimer l’action de l’État au moment présent, tout en écartant les autres actions du politique : ainsi, au quotidien, la fidélité à un esprit « idéalisé » – celui du fondateur de la République islamique, Khomeyni – garantit la légitimité du pouvoir qui se met en place. Le pays entre alors dans un processus de radicalisation et de politisation de ce pouvoir « sacré », qui se donne une légitimité politique pour ne tolérer aucune opposition75.

Le système politique actuel en Iran repose donc sur la Troïka divine76, formée par le guide suprême, le Conseil des gardiens de la Constitution et les faucons de l’Armée des Pasdaran. En définitive, c’est le guide suprême qui a le dernier mot, illustrant l’idée d’une gérontocratie régnant sans élection : le guide suprême a plus de 70 ans, l’ayatollah Jannati, chef du Conseil des gardiens de la Constitution, qui supervise les lois du Parlement et désigne les candidats aptes au Parlement et à la présidence de la République, a 87 ans.

La nouveauté en juin 2009 est que le mouvement est en contradiction flagrante et même en guerre frontale avec le guide suprême, qui n’a pas le même charisme que Khomeyni et se trouve en réalité très fragilisé pendant ce mouvement. L’idéologie officielle est en effet celle du Velaite Faghigh (la tutelle de la jurisprudence religieuse), qui constitue par définition une tutelle permanente et fait donc de la population un agrégat de « mineurs ». De l’exigence de construction d’un État de droit ressort donc une volonté d’être adulte, d’être traité en majeur. On comprend ainsi mieux comment des revendications élémentaires de la jeunesse prennent immédiatement un sens politique. La nouvelle société cherche avant tout un système de droit qui la protège de l’arbitraire et lui permette d’être traitée en majeure et non en éternelle mineure.

Notes

77.

En 1908, Mohammad Ali Chah fait bombarder le Parlement pour supprimer le régime Voir Richard, L’Iran, Naissance d’une république islamique, op. cit., p. 353.

+ -

Depuis le 12 juin 2009, l’État islamiste traverse une crise profonde qui a affecté le sommet du régime iranien, consécutive au trucage électoral. Celui-ci a agi comme une étincelle, qui a fini par faire exploser la profonde amertume d’une société se sentant outragée par la domination religieuse de la Troïka divine.

L’ampleur du mouvement des jeunes évoque les deux mouvements importants précédents, celui de la révolution de 1979 et celui de 1999, mais avec un profil socio-économique complètement différent, qui sous-tend un thème transversal : que se passe-t-il lorsque l’on pousse jusqu’au bout la logique de l’identification du champ religieux au champ politique ?

Trente années de régime islamique permettent de répondre à cette interrogation : la sécularisation, vécue comme l’expulsion du religieux vers le privé, serait le message explicite de la jeunesse iranienne préparant le chemin encore difficile vers l’émancipation de la société civile, à savoir l’État de droit. Pour ce qui concerne l’avenir du mouvement contestataire des jeunes, on s’interroge sur sa durée : va-t-il s’éteindre de lui-même, étouffé par une répression sanglante, ou pourra- t-il s’installer durablement en entraînant un changement de l’État islamique ?

Deux possibilités sont envisageables. Initialement, on pensait qu’un scénario à la Solidarność avec une perestroïka à l’iranienne pouvait avoir des chances de se concrétiser. Mais, étant donné que le mouvement s’essouffle, ne serait-il pas plus juste d’évoquer un nouveau Tian’anmen ? Néanmoins, l’État chinois a été capable de promouvoir le développement économique, alors que le régime iranien n’est pas en mesure de résoudre le désastre économique actuel. De plus, les lignes de fracture se creusent au sommet de l’État, sapant le pouvoir de l’oligarchie religieuse et mettant hors du champ politique les « poulains » de Khomeyni, dont le candidat malheureux, Moussavi, est la figure emblématique et la première victime des purges gouvernementales.

Moussavi n’est devenu leader que par défaut et, de ce fait, l’avenir du mouvement dépend en partie de sa position et de  son courage pour aller jusqu’au bout, puisque dans une société où les institutions démocratiques n’existent pas le politique se confond avec le charisme d’une personnalité. Un parallèle intéressant peut être établi avec le scénario qui s’est déroulé en 1908, lorsque le souverain réactionnaire Mohammad Ali Chah a suspendu la Constitution77 et, après une courte période de despotisme, s’est fait chasser par les constitutionalistes, qui ont repris le pouvoir en 1909 : en appliquant la matrice d’analyse que nous avons présentée, avec le mouvement partant du bas de la société et les fissures du pouvoir, on pourrait alors prévoir une implosion du régime, et cela nous conduirait vers une période de prétransition, à savoir le passage d’un régime dictatorial de nature opaque à une situation démocratique.

Cette crise ambivalente reflète une propriété essentielle des « conjonctures fluides » évoquées par l’analyse sociologique des crises dans les périodes de transition. La thèse de l’« évasion des calculs », prévoyant une situation mouvementée inimaginable qui mettrait en porte-à-faux le guide suprême et menacerait la charpente même de son autorité en cours de « désacralisation », constitue le message implicite de ce mouvement. La perte d’emprise du guide suprême sur les  logiques sectorielles se manifeste par le fait que des mobilisations multisectorielles des jeunes tendent à faire prévaloir dans leurs calculs pertinents un univers de référence, des indices et des repères d’évaluation de la situation, qui sont largement extérieurs à la logique sociale spécifique habituellement utilisée par le guide suprême. Ne peut-on alors estimer que la crise affolera tous les acteurs dans le champ politique éclaté de l’Iran d’aujourd’hui ? Ne serait-il pas possible d’envisager l’évolution vers un État de droit ?

Nos dernières études
Commentaires (0)
Commentaires (0)
Commenter

Aucun commentaire.