Victoire populiste aux Pays-Bas : spécificité nationale ou paradigme européen ?
Résumé
La tonalité générale des commentaires qui ont suivi les dernières élections néerlandaises du 22 novembre 2023 a été celle de la surprise devant la large victoire du parti d’extrême droite, le PVV (Partij voor de Vrijheid « Parti pour la liberté ») de Geert Wilders. Avec 23,5% des voix et 37 sièges sur 150, il a connu un succès sans précédent dans son histoire.
Ce résultat s’explique en partie par le retrait de la vie politique des trois grands leaders de la coalition sortante, à commencer par celui de Mark Rutte, au pouvoir depuis treize ans, ainsi qu’aux aléas d’une campagne à rebondissements et au contexte tant national qu’international, marqué par la crise moyen-orientale.
Mais il traduit aussi des tendances perceptibles depuis l’entreprise populiste de Pim Fortuyn. Il confirme la droitisation de l’électorat et la désaffiliation à l’égard des partis. Il renvoie à des évolutions sociopolitiques majeures : la crainte d’une immigration de masse dans un pays surpeuplé ; les mécomptes d’une transition écologique accélérée perçue comme punitive ; la crise de la gouvernance et de la représentation ainsi que le clivage entre les Somewhere et les Anywhere, mis en évidence par David Goodhart.
Même si la formation d’une nouvelle coalition s’avère très difficile, le centre de gravité de la politique néerlandaise s’est déplacé : ce qui, vu le poids économique et diplomatique de ce faux petit pays de 18 millions d’habitants, membre fondateur et cinquième puissance économique de l’Union, aura des conséquences importantes à Bruxelles.
Plus encore, le cas néerlandais pourrait bien illustrer les deux grands dilemmes présents partout en Europe : celui des progressistes pris entre, d’un côté immigration de masse et transition écologique et de l’autre, maintien de l’État-providence et du pouvoir d’achat des catégories modestes. Mais aussi dilemme des populistes dont l’agenda souverainiste est mis au défi par l’attachement des Européens aux grands acquis de l’Union et par les conséquences de la politique agressive de Moscou.
Christophe de Voogd,
Professeur affilié et chercheur associé au Centre d'Histoire de Sciences Po, Président du Conseil scientifique et d’évaluation de la Fondation pour l’innovation politique.
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La victoire du PVV, une «surprise» ?
La tonalité générale des commentaires qui ont suivi, tant aux Pays-Bas qu’à l’étranger, les dernières élections néerlandaises du 22 novembre 2023 a été celle de la « surprise » devant la large victoire du parti d’extrême droite, le PVV de Geert Wilders. Avec 23,5% des voix et 37 sièges dans un mode de scrutin intégralement proportionnel, cette formation, créée en 2006, a connu un succès sans précédent dans son histoire et a plus que doublé son résultat par rapport aux élections précédentes de 2021.
La crise gouvernementale
Le choix du mot « populiste » pour définir le PVV de Geert Wilders est justifié plus bas, pp. 29-34 : « Le PVV : extrême droite ou populisme ».
Pour Yoeri Albrecht
Sur la gestion de la pandémie aux Pays-Bas, voir Christophe de Voogd, « Pays-Bas : le pari du confinement intelligent » dans Les États face au coronavirus, Institut Montaigne, mai 2020.
Ces élections générales anticipées sont la conséquence directe de la crise gouvernementale survenue à l’été 2023, mais qui couvait déjà depuis de longs mois autour d’un projet gouvernemental de réduction du regroupement familial lié au droit d’asile. Confronté à l’opposition persistante du plus petit parti (la CHU, Union chrétienne historique) de la coalition au pouvoir depuis 2017 et reconduite – non sans longues négociations et rééquilibrage – après les élections de 2021, le Premier ministre libéral Mark Rutte a pris acte de l’échec des négociations le 7 juillet et remis la démission de son gouvernement, provoquant la tenue anticipée des élections. Il annonçait peu après sa décision de ne pas prendre la tête de la liste de son parti, le VVD (Parti populaire pour la liberté et la démocratie) et de quitter la vie politique nationale. Plusieurs mois plus tard, les spéculations vont encore bon train sur ses motivations, vu l’aspect apparemment mineur de la réforme envisagée. Son retrait ne renvoyait-il pas à l’impossibilité de fond d’accorder les partenaires de la coalition sur le sujet si sensible de l’immigration ? À son réalisme politique devant l’impopularité croissante du cabinet, désavouée par près de 60% des Néerlandais au printemps 2023 ? À l’usure du pouvoir après treize années comme Ministre-Président (c’est le titre officiel du Premier ministre aux Pays-Bas) – un record de longévité à ce poste dans toute l’histoire nationale – et ce, à travers vents et marées : crise migratoire de 2015, pandémie de 2020-20211, guerre en Ukraine depuis février 2022 et révolte agricole à rebonds depuis 2019 ? Le recours à des coalitions éclectiques a donné la mesure de son pragmatisme et de son habileté manoeuvrière, depuis un premier cabinet avec les chrétiens-démocrates (2010-2012) marqué à droite et soutenu par le PVV, jusqu’à ce quatrième et dernier (« Rutte IV ») tombé à l’été 2023, dominé par l’agenda progressiste de D66 (« Démocrates de 1966 ») ; mais Mark Rutte avait clairement épuisé à cette date toutes les combinaisons possibles. A moins que n’ait pesé dans sa décision la concurrence d’un agenda personnel : son souhait de remplacer Jens Stoltenberg comme Secrétaire général de l’Otan lors du prochain sommet de juillet 2024, ce qui imposait une démission précoce vu la lenteur habituelle de la formation des coalitions aux Pays-Bas, période pendant laquelle le gouvernement sortant doit gérer les affaires courantes.
Quoi qu’il en soit, ce retrait était concomitant de ceux de ses principaux partenaires gouvernementaux : le leader des chrétiens-démocrates du CDA (Christen Democratisch Appèl), Wopke Hoekstra et surtout Sigrid Kaag cheffe de D66, ancienne haut-fonctionnaire de l’Onu, épouse d’un ancien conseiller de Yasser Arafat, très engagée sur les thèmes internationaux et sociétaux. Ces trois départs étaient de mauvais présages pour leurs partis respectifs dont ils étaient les leaders incontestés, même s’ils suscitaient un éloignement croissant pour le premier et une franche hostilité pour les deux autres dans la majorité de l’électorat.
Le recul du VVD, de D66 et du CDA lors des élections à venir était donc probable. De même, la cause de la crise gouvernementale annonçait l’importance du thème migratoire dans l’agenda électoral. Enfin et surtout, si l’ordre d’arrivée final des grandes formations est resté longtemps incertain, deux tendances étaient perceptibles dès avant le scrutin : tout d’abord la montée en puissance accélérée du PVV, qui rivalisait en fin de campagne avec les libéraux comme avec la liste d’union de la gauche entre écologistes de Groenlinks (la gauche verte) et sociaux-démocrates du PvdA (Parti du travail) : trio suivi par le nouveau parti de centre droit, le NSC (Nouveau Contrat social) de Pieter Omtzigt, l’homme qui monte dans l’opinion depuis quelques années, parlementaire très expérimenté et ancien du CDA. Enfin et surtout, tous les sondages montraient la nette droitisation de l’électorat, dont les intentions de vote allaient au moins à 60% aux partis de droite, toutes tendances confondues. Dans ces conditions, l’espoir d’une victoire de la liste GL/PvdA relevait du voeu pieux, car, même si par l’effet du mode de scrutin et l’extrême dispersion de l’offre électorale (20 formations concouraient) ce parti pouvait arriver en tête au soir du 22 novembre, il était hors d’état de constituer une coalition de gauche, annoncée autour de 35% des voix, centre-gauche compris.
Droitisation et déclin historique de la gauche
Si surprise il y a eu, elle réside davantage dans l’ampleur du succès du PVV distançant de loin l’ensemble de ses rivaux ; la liste GL-PvdA est arrivée deuxième avec 25 députés, talonnée par celle du VVD réduite à 24 députés, elle-même suivie par le NSC avec 20 sièges. Le PVV a donc accentué dans les urnes son essor des semaines précédentes, selon un phénomène électoral bien connu des politologues : une cristallisation tardive, mais d’autant plus forte, du vote. La droite dans son ensemble a confirmé le succès annoncé dans les sondages avec 2/3 des votes et des sièges (100 sur 150), mais au prix d’un profond rééquilibrage en faveur des formations non traditionnelles et au détriment des grands partis de gouvernement. Le reste de l’électorat de droite s’est dispersé entre de petites formations : le BBB (Mouvement Paysan-Citoyen), lui aussi nouveau venu dans la vie politique nationale, issu de la colère paysanne des dernières années et grand vainqueur des élections provinciales du printemps 2023 ; le parti protestant orthodoxe SGP ; les reliquats du parti longtemps phare de la politique néerlandaise, le CDA, et ceux du FvD (Forum pour la démocratie) de Thierry Baudet qui tente de déborder le PVV sur sa droite depuis sa fondation en 2016 ; enfin une scission du FvD, JA21. Quant à la gauche, elle a connu une défaite encore plus nette que celle annoncée dans les sondages, malgré un effet de vote utile expliquant le score correct de la liste d’union GL-PvdA ; mais de ce fait, ce vote a asséché le vivier des autres formations, comme le très pro-européen VOLT, et surtout D66, qui a perdu près des deux tiers de ses voix et de ses députés. Au total, la gauche néerlandaise représente moins de 30% des voix et des sièges (45) et poursuit ainsi un déclin entamé il y a une vingtaine d’années : son parti central, le PvdA n’a plus dirigé le pays depuis 2002, jouant les seconds rôles dans des coalitions dominées par le centre droit. Le reste des voix est allé à des petits partis apparus au cours de ces vingt dernières années et exploitant une niche électorale : les communautés turque et marocaine pour DENK et la cause animale pour le PvdD (Parti des animaux).
Répartition des sièges à la Chambre des Représentants
Résultat : nombre de sièges
Christophe de Voogd, Pays-Bas : la tentation populiste, Fondation pour l’innovation politique, 2010. Et pour une perspective de long terme, Christophe de Voogd, Histoire des Pays-Bas des origines à nos jours, Fayard, 2003.
Ces résultats, où il faut naturellement faire la part du contexte précis du scrutin, renvoient donc à des mouvements tectoniques profonds qui affectent la vie politique néerlandaise depuis le début du siècle et notamment à « la tentation populiste » commencée avec l’entreprise politique de Pim Fortuyn en 2000-2002. Une première leçon du scrutin du 22 novembre est d’ores et déjà assurée : l’idée d’un retour à la normale après une simple parenthèse populiste ne tient décidément pas face à l’évolution politique du pays sur le moyen terme2.
Les causes immédiates
Une campagne à rebondissements
Sans doute, les aléas de la campagne ont-ils contribué à l’ample victoire de Geert Wilders. Il faut toutefois écarter d’emblée la fausse piste de la « complaisance » du VVD à son égard, thème souvent entendu dans les commentaires à la suite de l’ouverture faite au mois d’août par la nouvelle tête de liste des libéraux, Dilan Yesilgös, qui avait alors envisagé une collaboration avec le PVV. Or, le décollage de ce dernier s’est produit seulement à partir de la mi-septembre pour s’accélérer brutalement à la mi-novembre : 20 sièges le 14 et 28 le 21. Voilà qui invite à regarder de près les dernières semaines de la campagne. Or, au début novembre, la leader libérale était revenue sur sa déclaration du mois d’août et avait exclu de gouverner avec Wilders comme Premier ministre, position répétée le 21. Le lendemain, le PVV atteignait 37 sièges dans les urnes. Autrement dit, au vu de la chronologie, son envolée finale s’expliquerait plutôt par cette dernière position négative du VVD : phénomène confirmé par les importants transferts de voix de ce parti vers le PVV lors du scrutin, renvoyant à l’inclination de la majorité de son électorat en faveur d’une coalition clairement à droite après les déboires du cabinet Rutte IV.
D’autres faits de campagne ont été aussi décisifs. Geert Wilders a fait preuve d’une grande habileté en laissant de côté les propositions très radicales contre l’islam de son programme et en se concentrant sur la lutte contre l’immigration et de généreuses promesses sociales : suppression de la TVA sur les produits de première nécessité, baisse des taxes sur les carburants, augmentation des aides au logement, abolition de la franchise médicale. Il a su aussi tirer parti de sa longue expérience politique : d’abord assistant parlementaire, puis député depuis 2003, il connait parfaitement les rouages du pouvoir et notamment son coeur véritable, la Deuxième Chambre, tout comme les contradictions internes du parti dominant, le VVD, où il a commencé sa carrière sous l’égide de Frits Bolkenstein. Il avait de plus à son compte de nombreuses campagnes qui lui ont montré l’impasse des positions maximalistes, et il a su exploiter l’irrésolution de ses rivaux. On l’a vu pour la valse-hésitation de Dilan Yesilgös sur la question de la participation à un éventuel cabinet Wilders ; il en est de même pour celui que les sondages ont longtemps annoncé comme le futur vainqueur, Pieter Omtzigt : le chef du NSC n’a jamais été clair sur sa volonté d’assumer la direction du pays, après avoir longtemps hésité à créer sa propre formation. De même, la leader du BBB, Caroline van der Plas, après son triomphe aux élections provinciales du printemps 2023, a sabordé ses propres chances en déclinant toute ambition pour le poste de Premier ministre, et ouvert ainsi la voie à un transfert massif de son électorat vers le NSC, proche idéologiquement et sociologiquement, mais aussi vers le PVV qui s’est porté en tête du combat contre « l’écologie punitive » ; enfin, très bon débatteur, Wilders a remporté son match contre Frans Timmermans, la tête de liste GL-PvdA en le mettant en défaut sur son programme social et sur sa « déconnexion » avec le peuple. L’unité de la gauche a été aussi ébranlée par les désaccords publics entre socialistes – traditionnellement pro-israéliens – et écologistes – davantage propalestiniens – sur le soutien à Israël après le massacre du 7 octobre.
L’impact du 7 octobre
Les répercussions de la crise moyen-orientale aux Pays-Bas mériteraient au demeurant une étude précise, notamment quant aux effets exacts dans l’opinion des manifestations en faveur de la Palestine qui se sont multipliées dans les grandes villes à partir de novembre. Des slogans pro-Hamas, voire franchement antisémites, y ont été entendus, incidents qui ne pouvaient que choquer la majorité silencieuse dans le pays d’Anne Frank et d’Etty Hillesum, où la quasi-totalité de la communauté juive a été anéantie durant la guerre. De même, y compris dans la jeunesse militante, la confusion entre la cause palestinienne et le combat écologiste a été mal perçue, notamment avec la venue de Greta Thunberg portant un keffieh palestinien lors d’une mobilisation pour le climat à Amsterdam, le 12 novembre. Y aurait-il une corrélation entre ces événements et l’accélération concomitante de la montée du PVV ? L’Institut Clingendael, spécialisé dans les relations internationales, souligne en tout état de cause l’apparition, parmi les craintes de l’opinion, de l’escalade du conflit moyen-oriental et de la montée du radicalisme religieux et de l’antisémitisme. La dernière édition de son étude annuelle de l’opinion néerlandaise sur l’impact des enjeux internationaux, réalisée juste après les élections, s’intitule ainsi significativement : « Du choc de la Russie au choc du Hamas »3.
Enfin, dernière concomitance : les élections se sont déroulées alors qu’un projet de loi important et très controversé était en discussion devant le Parlement : la spreidingswet, organisant la répartition, imposée aux communes si nécessaire, des demandeurs d’asile sur l’ensemble du territoire national, déjà adoptée par la Deuxième Chambre, était à l’agenda de la Première. Un élément de plus pour que l’immigration soit au coeur des enjeux électoraux, favorisant encore le vote PVV au-delà de l’électorat traditionnel du parti.
Sondages pré-électoraux : croisements des courbes et envolée du PVV en fin de campagne
Source :
Moyenne des sondages Ipsos et I&O Research de janvier à fin novembre 2023.
Les déterminants profonds
Immigration et intégration
Ce sont les personnes dites nareizigers car venues rejoindre à titre familial les demandeurs d’asile, dont le gouvernement Rutte voulait limiter le nombre croissant.
Ces chiffres doivent être multipliés par 3,5 pour une comparaison avec la France et par 4 pour une comparaison avec l’Allemagne. Le solde migratoire est revenu à 141.895 en 2023 mais demeure le deuxième plus haut de l’histoire après 2022, tandis que les demandes d’asile restent quasiment constantes (chiffres CBS : Centraal Bureau voor de Statistiek) [en ligne].
Tussen hoop en vrees, op. cit., pp. 20-21.
De fait, et malgré une tendance à la minimisation chez certains observateurs, l’immigration et l’intégration constituent la troisième préoccupation des Néerlandais, juste derrière la gouvernance et le pouvoir d’achat. Et l’opinion très majoritaire (64%) est pour des « frontières strictes » (strikte grenzen)4 face à des flux migratoires qui sont en forte hausse ces dernières années, notamment sous l’effet de l’accueil de nombreux réfugiés ukrainiens et de la forte reprise des arrivées extra-européennes après la crise de la Covid. Le contexte des dernières élections était donc fort différent de celui de 2021, où le PVV avait reculé par rapport à 2017, de même qu’inversement la crise migratoire de 2015-2016 avait expliqué son succès d’alors (24 sièges). C’est donc logiquement la question de l’asile qui est la plus brûlante, le pays ayant connu en 2022 une vague sans précédent depuis 2015 : plus de 49.000 nouveaux demandeurs (à titre individuel ou familial)5. Mais, au-delà, c’est bien l’immigration dans son ensemble qui semble hors de contrôle avec plus de 400.000 entrées en 2022, en hausse de 61% par rapport à l’année précédente, record historique absolu et, proportionnellement à la population, sans équivalent en Europe, comme l’est l’excédent migratoire de plus de 223.000 personnes6 : un excédent redevenu structurel depuis les années 2010, alors que le pays était parvenu à maitriser les flux au cours de la décennie précédente, connaissant même certaines années un solde migratoire négatif. Or, la sensibilité de la population néerlandaise est particulièrement vive sur ce sujet en raison de l’extrême densité du pays, l’une des plus fortes du monde (450 habitants/km²), qui rend très consensuelle l’idée que les « Pays-Bas sont pleins » (Nederland is vol).
Et face à la crise migratoire en cours, l’offre politique pour les dernières élections était clairement clivée : les anciens et nouveaux partis de droite ont opté pour une politique plus restrictive, le VVD lui-même rompant avec sa ligne antérieure, conformément au voeu majoritaire de son électorat et à la position de Dilan Yesilgös, très sensible par son histoire personnelle (elle est née en Turquie) et ses fonctions de ministre de la Justice à l’enjeu de l’intégration. Quant au PVV, c’était là son ADN même – en particulier la lutte contre l’immigration musulmane – depuis sa naissance à la suite de la rupture de Wilders avec les libéraux en 2003 précisément sur ce sujet. C’est d’ailleurs sans surprise que l’immigration apparaît comme la première motivation (80%) du vote PVV, comme la seconde du vote VVD.
Il paraît donc difficile de ne pas rapprocher la nette victoire globale de la droite, et d’abord celle de Wilders, de ses positions sur l’immigration. Tout comme il paraît probable que celles de la gauche en la matière lui aient coûté cher : aucun parti de gauche – sauf dans une certaine mesure le petit SP (parti socialiste) de la gauche souverainiste – n’a en effet proposé de restreindre les flux migratoires et le droit d’asile, proposant même d’assurer aux migrants illégaux des « routes sûres » (veilige routes) et une assistance juridique renforcée. La coalition GL-PvdA est allée jusqu’à vouloir « inviter activement » certaines minorités persécutées ailleurs comme les LGBT. D66 et la CHU, qui s’étaient opposés, on l’a vu, au VVD sur la question du droit d’asile, l’ont visiblement payé cher dans les urnes. Si un autre indicateur était nécessaire de l’importance de ce thème dans l’opinion, sinon dans les médias, les priorités assignées à un nouveau cabinet par l’ensemble de l’électorat montrent l’immigration et l’asile en 3e position (34%) juste derrière le logement (39%) et l’inflation (36%) et devant la santé (31%). Force est de constater que le thème n° 1 de la liste écolo-socialiste, l’écologie arrive loin derrière (20%), montrant que la gauche est passée à côté de l’élection.
L’étude déjà mentionnée de l’Institut Clingendael confirme les enseignements des sondages électoraux. Il apparaît ainsi que les items liés à l’immigration sont bel et bien dominants dans la perception de l’impact aux Pays-Bas du contexte international : 4 des 5 principales craintes des Néerlandais sont liés à cette problématique ; inversement, le défi climatique est non seulement très loin dans la liste, passant de la 3e position à la 40e en 4 ans, mais il est désormais perçu par l’opinion de façon très différente de sa formulation par l’écologie politique : non plus « la lutte » contre le réchauffement climatique mais « l’adaptation » à celui-ci7.
Une écologie perçue comme punitive
Cette inversion des couleurs nationales annonce celle des pancartes communales lors de la crise agricole française de 2023-2024. Le message est le même.
Il faut sans doute mettre cette évolution, à la fois quantitative et qualitative des perceptions de l’enjeu écologique, en relation avec le fait qu’il a joué un rôle au total négatif dans les élections. La politique menée en son nom suscite en effet de profonds clivages, beaucoup lui imputant les deux graves crises que traverse le pays : celle de l’agriculture et celle du logement. Ces deux secteurs subissent en effet de plein fouet les fortes mesures des deux derniers cabinets Rutte et notamment de l’ambitieux « Accord sur le climat » (Klimaatakkoord) conclu par la coalition en 2019, d’où ont découlé plusieurs politiques sectorielles, parmi lesquelles la loi contre la pollution à l’azote (Stikstofwet) en 2021.
La durable et forte colère exprimée dans le monde agricole, qui a commencé en 2019, en est la conséquence directe. Face aux plans du gouvernement, durcis au fil des ans par la jurisprudence du Conseil d’État et la surenchère de D66, l’impact sur l’agriculture et notamment sur l’élevage est considérable : diminution de moitié des émissions (et de 70% près des zones Natura 2000) d’ici 2030 et disparition forcée de près de 3.000 fermes. La réponse a été le blocage périodique des grandes autoroutes du pays, émaillé de nombreux incidents. Cette colère renvoie en dernière instance au changement radical de paradigme agricole imposé d’en haut (Bruxelles et La Haye), avec le passage accéléré d’une agro-industrie à une agro-écologie. Il faut rappeler ici que ce faux petit pays, est le deuxième exportateur agricole mondial malgré sa très modeste superficie (41.850 km²). Il doit ce succès à la PAC, dont il est le grand bénéficiaire historique et au long soutien à la modernisation agricole par le gouvernement, les banques – dont la puissante Rabobank – et l’opinion : tous souhaitaient une alimentation abondante et bon marché pour nourrir des citadins de plus en plus nombreux dans le pays le plus dense d’Europe. C’est pourquoi les agriculteurs se sentent « trahis » et « abandonnés », mots qui hantent le vocabulaire de la protestation. Symbole parlant de leur révolte, le drapeau national rouge-blanc-bleu a vu ses couleurs inversées dans les campagnes pour déplorer un « pays qui marche sur la tête » et l’alerter avec ce « pavillon de détresse »8 .
Le thème de l’écologie punitive est aussi associé à la grave crise du logement, à la suite de mesures là encore radicales des cabinets Rutte. D’une part, parce que les mesures de lutte contre l’azote concernent aussi ce secteur, entraînant l’arrêt brutal de nombreux chantiers et la paralysie de l’offre à proximité des zones Natura 2000, dont beaucoup se situent près des centres urbains. De plus, dans un pays marqué par l’hégémonie historique du gaz, longtemps produit massivement dans la région de Groningue, sa proscription immédiate pour les nouvelles constructions, l’interdiction de vente des chaudières à gaz dès 2026, le remplacement de cette source d’énergie pour 1,5 million de logements d’ici 2030, enfin sa disparition totale programmée pour 2050 ont déstabilisé tout le secteur, confronté à la hausse induite des coûts de construction : ceux-ci ont même propulsé dans les communes pauvres et les régions périphériques les prix de revient au-delà des prix du marché immobilier, provoquant l’éviction de l’offre de logements neufs. Des effets analogues se font sentir dans le secteur locatif, y compris le logement social, où les nouvelles normes écologiques accélèrent la hausse des prix dans un contexte déjà tendu par le retour de l’inflation et la forte demande des ménages, notamment les plus modestes.
Dans le même temps, cette politique fait peser une surcharge sur le réseau électrique au bord de la rupture dans la majeure partie du pays et le confronte au dilemme désormais bien identifié de la transition énergétique : comment faire face à la demande accrue d’électricité entraînée par le déclin programmé des énergies fossiles, alors que cette électricité est encore largement produite par ces mêmes énergies et que les renouvelables sont encore peu productives et resteront toujours discontinues ? C’est ainsi que 40% de l’électricité néerlandaise est toujours produite par des centrales au gaz et que le pays figure dans le peloton de tête européen des émissions de GES. La confusion souvent entretenue dans le débat public entre l’électricité (énergie secondaire) et le choix des ressources utilisées pour la produire (énergie primaire) aboutit aux Pays-Bas comme ailleurs à bien des mécomptes.
La santé en panne
Un autre sujet de préoccupation majeure des Néerlandais est la santé, serpent de mer des politiques publiques néerlandaises depuis des décennies, que les fortes économies budgétaires appliquées depuis 20 ans par les coalitions de centre-droit ont rétablie financièrement, mais au prix de rudes sacrifices pour la population : transfert aux assurances privées d’une large part de la couverture maladie et instauration d’une franchise médicale (eigen risico) élevée et uniforme (385 euros pour tous aujourd’hui). De plus, cette « responsabilisation » de la demande n’a pas eu pour contrepartie la libération de l’offre hospitalière, encadrée par une lourde bureaucratie au nom de la rationalisation du management, tandis que le parcours de soins en ville reste très contrôlé : le résultat est le retour de listes d’attente interminables pour les consultations et examens spécialisés.
Crise de la gouvernance
Aussi variés soient tous ces enjeux, ils sont corrélés dans l’esprit de nombreux Néerlandais au thème de la mal-gouvernance, attestant d’un divorce croissant entre le peuple et ses dirigeants qui peut surprendre dans un pays traditionnellement confiant dans ses institutions ; mais ce divorce se retrouve au moment des grandes crises politiques dans une histoire longue moins consensuelle qu’on ne le croit. C’est ce thème qui, après celle de Pim Fortuyn il y a vingt ans, a fait la fortune politique de Pieter Omtzigt, grand dénonciateur des errements de la gestion publique : c’est lui qui a notamment fait éclater le scandale des allocations familiales (kindertoeslagenaffaire) : l’administration, prétextant des versements indus, avait réclamé sans ménagement des remboursements substantiels assortis de pénalités à des dizaines de milliers de bénéficiaires, dont beaucoup de familles immigrées. Le cabinet Rutte III a payé le scandale de sa chute en 2021. Au-delà de cette affaire, le thème protestataire d’une gouvernance hors-sol, bureaucratisée à l’extrême, aussi bien en matière d’immigration et d’écologie que de santé, est devenue très populaire dans le pays : il explique la défiance répandue à l’égard du « petit monde politique de La Haye » devenu un syntagme imposé par les populistes dans le débat public (politiek Den Haag).
Wokisme et insécurité culturelle
Le PVV a su aussi mobiliser – quoique là encore les enquêtes précises manquent – l’inquiétude identitaire des Néerlandais face aux excès du wokisme, omniprésent dans le monde culturel et universitaire et très influent dans les cercles dirigeants, bien au-delà des partis de gauche. Le débat s’est cristallisé autour de grands lieux de mémoire néerlandais comme le Siècle d’or (« Gouden Eeuw ») de Spinoza et de Rembrandt, réduit désormais à un temps d’esclavage et de colonialisme, dont la glorieuse appellation a disparu de plusieurs musées et dont les chefs-d’oeuvre sont désormais accompagnés de cartels de « contextualisation »9. Le Premier ministre et le Roi lui-même ont présenté des excuses au nom de la nation et de la famille royale pour ce passé désormais perçu comme sombre. De même, la Saint-Nicolas, fête populaire centrale du folklore national se voit attaquée pour racisme et black face, en raison de la figure du « Pierrot noir » (Zwarte Piet), valet (ou esclave ?) de cet évêque légendaire. Là encore, Geert Wilders a mis en avant la défense des traditions et le refus de la repentance mémorielle au nom de « la conservation de notre culture », thème clef de son programme, rencontrant un écho certain dans la population : si l’opinion a évolué sur l’opportunité des « excuses » pour l’esclavage et la colonisation, leurs partisans (surtout la jeune génération et les communautés concernées) restent minoritaires, et encore davantage pour l’instauration d’un jour férié ou l’indemnisation des descendants d’esclaves. Quant à la Saint-Nicolas, elle reste sacrée aux yeux de 89% des répondants10.
L’enjeu européen
Le slogan est à dessein ambigu et peut signifier aussi bien « les Néerlandais d’abord » que « les Néerlandais au premier rang ».
C’est ainsi que l’Eurobaromètre donne toujours des réponses bien plus positives que les enquêtes politiques nationales sur l’adhésion à l’Union économique et monétaire. Cette divergence, qui porte sur de nombreux autres sujets, avait déjà été relevée dans la note sur La tentation populiste de 2011. De plus, les réponses sont très différentes quand il s’agit des principes ou des politiques concrètes : il est ainsi frappant que 50% des Néerlandais se disent favorables à l’asile mais en même temps 62% demandent une politique plus stricte en la matière (Ipsos, juillet 2023) ; et s’ils plébiscitent une politique d’immigration européenne commune, ils la veulent très restrictive. De même, fait bien connu des sondeurs, les réponses à des questions simples sont très différentes de celles soumises à un arbitrage : l’approbation massive de l’indépendance énergétique de l’Europe (Eurobaromètre, automne 2023) recule fortement si elle est couplée à la hausse induite des prix de l’énergie (Eupinions, Bertelsmannstiftung, 2023).
Eupinons, Bertelsmannstiftung, 2023 et Tussen Hoop en vrees, Institut Clingendael, 2024.
Cette priorité nationale, affichée par le slogan de campagne du PVV « Les Néerlandais à nouveau en premier » (Nederlanders weer op 1 !)11,joue évidemment contre l’Europe. Son programme est sans ambiguïté sur son intention, non seulement de refuser tout nouvel approfondissement ou élargissement mais de quitter bel et bien l’Union par un Nexit soumis à referendum. Il faut dire que les réponses de la population néerlandaise, toujours très europhiles sur les grands principes qui sont au cœur des enquêtes de l’Eurobaromètre, sont moins allantes sur des enjeux précis et dans les enquêtes purement nationales12 : elles permettent d’expliquer les votes négatifs sur le traité établissant une constitution pour l’Europe en 2004 et sur l’accord d’association avec l’Ukraine en 2016. De même, comme partout en Occident, le soutien à ce pays, parmi les plus forts au début, s’érode au fil de la guerre : si l’engagement très appuyé en faveur de Kyiv du gouvernement Rutte (concrétisé par une prochaine livraison de F16 et la signature d’un accord de sécurité pour 10 ans) est encore très majoritairement approuvé par l’opinion, la cause de l’Ukraine perd du terrain : 57% des Néerlandais croient vraisemblable une victoire de la Russie, 30% considèrent les sanctions comme inefficaces et 60% voient dans la reconstruction de l’Ukraine une charge plutôt qu’une opportunité, même si une courte majorité estime qu’il faut y contribuer. Signe des temps, la crainte d’une victoire russe en Ukraine n’est plus qu’au 17e rang des préoccupations internationales de l’opinion13.
Cette question majeure, où le rôle de l’Europe est décisif, a mis au coeur de l’agenda électoral la question de la relation avec Bruxelles. D’autant que sur les autres sujets de préoccupation des Néerlandais, l’Union est aussi perçue comme très pro-active et, pour beaucoup, intrusive : ainsi de la question de l’asile et de l’immigration dont la gestion est de plus en plus communautaire, de la politique agricole avec le plan Farm to Fork, et de la politique écologique avec le Green Deal. Cette dimension européenne a trouvé une incarnation directe dans la campagne électorale en la personne de Frans Timmermans, qui avait quitté la vice-présidence de la Commission européenne pour prendre la tête de la liste écolo-socialiste : or, il avait été le maître d’oeuvre du Green Deal à Bruxelles. Dans ces conditions, l’on comprend que les élections aient été aussi un référendum sur l’Europe, Timmermans attirant à lui les voix des europhiles convaincus mais servant aussi de repoussoir aux eurosceptiques, y compris de gauche. Présenté par ses adversaires comme le symbole tout à la fois de l’écologie punitive, du laxisme migratoire et de la gouvernance bureaucratique, il n’a pas provoqué le choc d’adhésion espéré de sa notoriété internationale : c’est ainsi que, de toutes les têtes de liste, il a réalisé le plus mauvais score personnel en termes de voix préférentielles (voorkeurstemmen).
La martingale du PVV
Les statistiques néerlandaises distinguent désormais entre personnes « avec un passé migratoire » (ayant au moins un parent né à l’étranger) et les autres « sans passé migratoire » (parents nés aux Pays-Bas). L’immigration est donc évaluée sur deux générations.
Inversement, le PVV a su fixer – ou récupérer – les grands thèmes de l’agenda électoral. Il a damé le pion au NSC sur le sujet transversal de la gouvernance, comme il l’a fait au BBB sur l’écologie punitive. De même, il a su relier de nombreuses préoccupations autour de la question migratoire : n’avait-il pas dans son programme articulé explicitement les enjeux de la santé, du logement, de la sécurité et de l’identité culturelle du pays avec son principal cheval de bataille électoral ? C’est ainsi qu’on peut lire dans ce programme :
« Les immigrants non occidentaux sont en moyenne trois fois plus susceptibles d’être impliqués dans un crime que les Néerlandais d’origine. Les Marocains 5 fois plus même et les Somaliens 6 fois plus. Des chiffres qui ne mentent pas. Notre État-providence subit une forte pression de la part des immigrants non occidentaux qui bénéficient en masse de nos avantages sociaux et autres facilités. Plus de la moitié des bénéficiaires de l’aide sociale dans notre pays sont désormais des immigrants non occidentaux. Mais notre système éducatif et notre système de santé ne peuvent plus faire face à l’afflux continu d’étrangers supplémentaires. L’afflux de demandeurs d’asile est également insupportable. Chaque année, cela coûte 24 milliards d’euros au contribuable néerlandais.
Il est absurde que la politique néerlandaise considère de plus en plus les demandeurs d’asile et autres immigrants comme plus importants que le bien-être et la prospérité des Néerlandais.
Les demandeurs d’asile bénéficient de délicieux buffets gratuits sur des bateaux de croisière de luxe, tandis que les familles néerlandaises doivent se restreindre sur leurs courses. Les soins de santé, devenus inabordables pour de nombreux Néerlandais, sont fournis gratuitement aux demandeurs d’asile. Et en chouchoutant les immigrés illégaux, les Néerlandais doivent même payer pour des personnes qui ne sont même pas autorisées à venir ici. Il est absurde que les titulaires de titres de séjour bénéficient – souvent en priorité – de nos biens locatifs, tandis que de nombreux Néerlandais doivent rester plus longtemps sur la liste d’attente. Le PVV choisit bel et bien les Pays-Bas et met fin à la discrimination à l’égard des Néerlandais »14.
Sans doute, le thème de la sécurité est-il moins mobilisateur qu’il y a vingt ans. Le pays se situe désormais bien au-dessous du taux de criminalité moyen en Europe qu’il avait longtemps allègrement dépassé. Il n’en reste pas moins que le discours populiste est conforté par les statistiques par origine existant aux Pays-Bas, qui confirment la surdélinquance des immigrés extra-européens, de 3 à 6 fois supérieure à celle des personnes sans passé migratoire15. Par ailleurs le pays est victime de la grande criminalité liée au narcotrafic dont il est une des principales plaques tournantes internationales au grand dam de ses voisins. Le récent procès de Ridouan Taghi, l’un des chefs de ce trafic, a montré des pratiques meurtrières allant jusqu’à des assassinats commandités depuis sa prison. A quoi s’ajoutent les menaces de mort émises par cette mafia à l’encontre des juges, des hommes politiques (dont la ministre de la Justice) et même de la famille royale. Or l’origine marocaine de ce réseau qui lui a valu le nom de Mokromafia a facilité l’amalgame populiste avec le thème de l’immigration dans un pays où les Marocains sont la deuxième communauté d’origine étrangère. Enfin, l’enjeu se mêle à la menace de l’islamisme dans un pays qui n’a pas oublié l’assassinat du cinéaste Theo van Gogh en 2004 et où les positions radicales de Geert Wilders sur l’islam lui ont valu plusieurs tentatives d’assassinat et une protection policière constante et contraignante depuis vingt ans : situation qui accrédite son narratif sur « la menace de l’islam » et contribue à son aura personnelle. Que deux des quatre négociateurs de la prochaine coalition – Dilan Yesilgös et Geert Wilders – soient menacés de mort interroge sur le bon fonctionnement d’une démocratie longtemps très pacifique, où la polarisation politique extrême décourage désormais les vocations : le retrait de la vie politique de Sigrid Kaag, la bête noire des populistes, menacée jusqu’à son domicile, en est une autre illustration.
La révélation des grands clivages néerlandais
« Gevestigden » et « buitenstaanders » : partis établis et formations hors système
Ce que signifie la victoire de Wilders, c’est aussi une véritable désaffiliation politique qui se poursuit aux Pays-Bas à l’égard des grands partis traditionnels. Si la droitisation du pays semble être une tendance durable, c’est surtout l’émiettement du spectre politique (15 partis sont désormais représentés à la Chambre, 17 dans la précédente législature) ainsi que le glissement continu de l’électorat des partis « établis » (gevestigden) vers des formations « hors-système » (buitenstaanders) qui caractérisent la tendance à long terme. En 2003, les trois grands courants traditionnels, chrétiens-démocrates, socialistes et libéraux, rassemblaient les trois quarts des sièges ; en 2023, à peine plus du tiers (en prenant en compte les écologistes).
Élections législatives du 22 janvier 2003
Participation : 80.04
Source :
Corinne Deloy, Le vote des Européens. Vingt-trois ans d’élections nationales en Europe, éditions du Cerf, avril 2024, p. 45.
Élections législatives du 22 novembre 2023
Participation : 77.6
Source :
Corinne Deloy, Le vote des Européens. Vingt-trois ans d’élections nationales en Europe, éditions du Cerf, avril 2024, p. 452.
Ronald Plasterk a d’ailleurs été chargé d’explorer les possibilités de coalition à la suite des élections durant l’hiver dernier.
Il semble donc que ces partis ne répondent plus aux attentes de leurs électorats respectifs. Un grand éditorialiste néerlandais, l’ancien ministre socialiste Ronald Plasterk résume ainsi ce divorce : « le PvdA a laissé tomber les ouvriers, le CDA, les paysans, les ruraux et les pêcheurs et le VVD, les entrepreneurs et la classe moyenne »16.
Transaction politique et dilemme progressiste
Voir pour les relations entre immigration et logement social dans le cas français, la note de Michel Auboin pour la Fondation pour l’innovation politique, Les étrangers extra-européens et le logement social en France, avril 2024.
Malgré le choc de la pandémie de 2020-2021, le chômage était en 2023 à 3,5% de la population active, le déficit budgétaire à 1,5% et la dette à 49,8% du PIB. L’inflation, après un pic en 2022, est revenue à 4,7%. Le PIB n’a cru que de 0,6% en 2023 (sources : OCDE et Statista).
Il est impossible d’entrer ici dans une discussion de fond sur ce dilemme progressiste, notion fort débattue dans les sciences sociales. Pour une analyse et une bibliographie détaillées, voir Michel Forcé et Maxime Parodi, « Redistribution et immigration en Europe : y-a-t-il un dilemme ? », Revue de l’OFCE, 169 (2020/5) Cette étude est plutôt réservée sur la pertinence de la notion, mais s’expose elle-même à des objections méthodologiques et des réserves d’interprétation. Elle apporte en tout cas des éléments plutôt favorables à la validité de ce dilemme dans le cas néerlandais (voir note suivante).
Ibid. p. 143. Ces chiffres proviennent du European Social Survey de 2016 et toutes les enquêtes récentes sur le sujet migratoire donnent à penser qu’ils seraient encore plus tranchés aujourd’hui.
Willem de Koster, Peter Achterberg, et Jeroen van der Waal, “The new right and the welfare state. On the electoral relevance of welfare chauvinism and welfare populism in the Netherlands”, International Political Science Review, 34/1, pp. 3-20.
L’explication est peut-être à trouver dans le fait que « le système Rutte » reposait sur une transaction entre la droite et la gauche de gouvernement en faveur du libéralisme économique d’un côté et du progressisme sociétal de l’autre : d’où une politique très volontariste pour tenir les comptes publics menacés par les grandes crises de 2008-2010 et de 2020-2021, restaurer la croissance et renforcer l’intégration européenne d’une part ; et de l’autre, la promotion d’un agenda écologique ambitieux et le projet d’une société multiculturelle très ouverte à l’immigration, devenus les nouveaux mots d’ordre de la gauche remplaçant son programme social traditionnel. D’où la rupture avec les classes populaires entraînées dans un conflit de répartition avec les nouveaux venus pour les ressources anémiées de l’État-providence (allocations, services publics, logements)17 ; comme avec le monde rural et semi-urbain, concerné désormais par l’immigration en raison de la répartition forcée des demandeurs d’asile et très exposé aux nouvelles contraintes écologiques. On comprend que la gauche et les chrétiens-démocrates, qui étaient les porte-parole historiques de ces catégories, aient particulièrement souffert de cette désaffiliation au profit des partis « hors-système ». L’on est ainsi frappé de voir combien le vote NSC et BBB correspond à l’ancienne base géographique et sociologique des chrétiens-démocrates du CDA, d’où viennent aussi bien ses électeurs que ses cadres et ses dirigeants. Le VVD est, quant à lui, crédité de la très bonne santé structurelle du pays, mais il a souffert de la forte fièvre inflationniste de 2022 et de la faible croissance de 202318 ; d’où, à la fois, son maintien comme grand parti et son recul aux dernières élections. Quant à la gauche néerlandaise, elle est clairement confrontée au « dilemme progressiste » formulé par David Goodhart, à partir d’une analyse de Milton Friedman sur l’incompatibilité entre immigration de masse et État-providence19. Sans doute, les Néerlandais affichent-ils une grande ouverture de principe mais, comme pour l’Europe, les réponses aux questions précises sont bien plus réservées : 48% conditionnent ainsi l’accès aux droits sociaux des immigrés à l’acquisition préalable de la nationalité néerlandaise, contre seulement 8% dès leur arrivée20. De sorte que l’on a pu parler de « chauvinisme social » pour expliquer la montée du vote populiste21.
Il est certain en tout cas que l’analyse de ce dilemme progressiste ne doit pas en rester aux considérations générales sur l’immigration et sur l’État-providence : le cas néerlandais confirme qu’il y a bel et bien une tension entre les deux dès lors qu’il s’agit d’une immigration en augmentation rapide, pauvre et peu diplômée, sollicitant donc fortement un État-providence dont les ressources sont dans le même temps restreintes par des politiques de rigueur et des goulets d’étranglement sectoriels (santé, logement).
Les « Somewhere » et les « Anywhere »
Derrière cette transaction politique au sommet et ce dilemme progressiste se retrouve, d’un point de vue sociopolitique, le clivage analysé par le même David Goodhart entre d’un côté les Anywhere, se sentant chez eux partout dans le monde et sensibles aux enjeux globaux, et de l’autre, ces Somewhere, à l’horizon de vie plus local et aux solidarités plus traditionnelles, à la fois régionales et nationales22. Le phénomène y est encore plus accentué aux Pays-Bas dans la mesure où les élites néerlandaises sont cosmopolites depuis des siècles, histoire commerciale et coloniale oblige : et ce sont justement ces élites qui ont forgé et répandu de longue date le cliché d’un pays ouvert au vaste monde. Le schéma de Goodhart a été affiné par Josse de Voogd et René Cuperus qui ont effectué une étude systématique de la totalité des communes néerlandaises et montré, à côté des variables objectives (localisation, revenu, logement, et surtout niveau d’études devenu essentiel dans une « démocratie du diplôme ») le poids du ressenti personnel dans les clivages sociopolitiques actuels : sentiment d’isolement et perception d’une santé dégradée apparaissent ainsi comme des facteurs décisifs qui distinguent deux sociétés différentes et deux types de comportement électoral : « les intégrés » (aangehaakt) qui restent fidèles aux partis traditionnels (de droite ou de gauche) et les « décrochés » (afgehaakt), plus souvent abstentionnistes ou soutiens des partis hors-système23. D’où la nécessité d’une approche multifactorielle des bouleversements en cours et la prise en compte de la complexité d’une carte électorale où les grandes lignes de force sont contrariées par une microgéographie du vote entre communes, voire entre quartiers. Là encore, l’étude de l’Institut Clingendael, en soumettant 50 items aux répondants, démontre la pertinence de la coupure entre ces deux mondes dans un même pays : tant leurs craintes que leurs attentes liées à l’environnement international sont sensiblement différentes, même si l’inquiétude est de mise partout.
Les 10 premières craintes des « Somewhere » et des « Anywhere »24
Tableaux repris et données croisées établies à partir de Tussen Hoop en vrees, op.cit., pp. 22 et 25.
Somewhere (entre parenthèses, rang de l’item dans les réponses des Anywhere)
1. Immigration irrégulière à grande échelle (34)
2. Immixtion étrangère dans les communautés immigrées (26)
3. Afflux de réfugiés suite à un conflit à proximité de l’UE (43)
4. Attentat islamiste aux Pays-Bas (15)
5. Émergence de mouvements religieux intolérants dans différents pays (12)
6. Cybersabotage d’infrastructures vitales (1)
7. Utilisation de la migration comme arme par des leaders voisins de l’UE (25)
8. « Grand remplacement » (omvolking) aux Pays-Bas (49)
9. Forte dépendance non souhaitée de pays étrangers pour des produits vitaux (21)
10. Capacité militaire insuffisante de l’UE à défendre son territoire (17)
Anywhere (entre parenthèses, rang de l’item dans les réponses des Somewhere)
1. Cybersabotage d’infrastructures vitales aux Pays-Bas (6)
2. Victoire de la Russie en Ukraine (32)
3. Émergence de partis politiques prônant la discrimination religieuse ou raciale (47)
4. Surpopulation dans le monde (16)
5. Implication dans une guerre nucléaire (22)
6. Implication dans une guerre suite à une attaque contre un État membre de l’UE ou de l’Otan (14)
7. Menaces sur le niveau de vie suite à une crise internationale (20)
8. Menaces sur l’État de droit en Europe (21)
9. Polarisation et radicalisation croissantes dues à des campagnes de désinformation étrangères (31)
10. Sabotage physique d’infrastructures vitales aux Pays-Bas (15)
On constate les peurs partagées sur les conflits aux frontières de l’Europe (notamment sur une extension du conflit ukrainien), mais l’appréciation des menaces majeures d’ordre sociopolitiques est clairement différente entre les deux groupes : immigration pour les Somewhere, discrimination pour les Anywhere.
Le PVV : extrême-droite ou populisme ?
Les évolutions du PVV
Au demeurant, l’Institut Clingendael distingue dans son étude un « groupe intermédiaire » (tussengroep) entre Somewhere et Anywhere.
Mais encore faut-il faire droit à une double évolution qui interdit de voir dans le clivage Somewhere/Anywhere une opposition rigide et constante25. Et tout d’abord la nationalisation à la fois géographique et sociologique du vote PVV à l’occasion précisément de ces élections de 2023. Le profil de ses électeurs est devenu très proche de l’ensemble du corps électoral : longtemps caractérisé par une base essentiellement périphérique, masculine et d’âge mûr, il est désormais le premier parti chez les jeunes et recrute aussi bien dans les zones les plus urbanisées qu’à la campagne, dans le coeur démographique du pays que dans les zones rurales, dans le Nord que dans le Sud (son terreau originel). « La diagonale des Pays-Bas intégrés » allant du Sud-Ouest au Nord-Est du territoire, mise en évidence par Josse de Voogd et René Cuperus, n’a pas résisté à la vague de 2023. La résistance à la primauté du PVV se concentre désormais sur une « digue » en forme d’arc de cercle, allant du Centre-Ouest au Centre-Est du pays : des zones résidentielles libérales de la côte hollandaise à l’Overijssel (où le NSC a remplacé le CDA), en passant par la région d’Amsterdam et la province d’Utrecht, partagées entre les libéraux et la gauche; à quoi s’ajoutent des points épars correspondant soit à de grandes villes universitaires qui restent à gauche comme Groningue et Nimègue, soit aux bastions aisés du VVD, soit aux fiefs historiques de l’orthodoxie protestante (SGP).
Parti arrivé en tête aux élections de 2023
Source :
Nederlandse Omroep Stichting – NOS Uitslagen Tweede Kamer 2023 [en ligne]
La surreprésentation de la population au faible niveau d’études (formations professionnelles courtes) et, de ce fait, un niveau moyen de revenu moindre dans une « économie de la connaissance » (kenniseconomie) distinguent encore le PVV des partis traditionnels, mais l’évolution globale tend à en faire un catch-all party recueillant de multiples motifs de mécontentement et de multiples profils de mécontents.
La nationalisation géographique et sociologique du vote PVV
Le profil des électeurs du PVV ne se distingue que par le niveau d’études
Source :
Tweede Kamerverkiezingen 2023 – Ipsos Kiezersonderzoek, 4 décembre 2023 [en ligne]
Cette force d’attraction a été favorisée par la seconde évolution majeure du parti : celle de son positionnement idéologique et programmatique qui rend discutable – comme pour d’autres formations de ce type ailleurs en Europe – l’étiquette « d’extrême droite » : sauf à mettre sous ce nom les quatre caractéristiques communes de « la droite de la droite » : souverainisme (donc euroscepticisme allant jusqu’à la sortie de l’Union), insistance sur l’État régalien, lutte contre l’immigration de masse, et défense de l’identité nationale.
Assurément, plusieurs traits ont permis de classer le PVV lui-même dans cette catégorie : un nationalisme ethnoculturel qui a fait naguère figurer dans son programme l’intégration de la Flandre néerlandophone aux Pays-Bas ; ou encore une hostilité radicale à la présence de l’islam (écoles, mosquées, et même Coran) et pas seulement de l’islamisme, qui pose un problème de constitutionnalité au regard de l’article 1 (non-discrimination) de la Loi fondamentale. Mais le premier point n’est désormais plus dans ses propositions et le second a été passé sous silence pendant la campagne : le respect de la Constitution est désormais un engagement répété de Wilders dans les négociations en cours. Par ailleurs, son origine libérale correspond peu au profil habituel des leaders d’extrême-droite et le rapproche davantage de Victor Orban qui est un ami personnel (Wilders a d’ailleurs épousé une Hongroise) ; mais si les deux hommes sont de farouches adversaires de la « théorie du genre », ils se dissocient sur la question des minorités sexuelles dont le PVV se fait volontiers le défenseur dans la tradition revendiquée de Pim Fortuyn, dandy homosexuel flamboyant. C’est pourquoi le PVV (« Parti pour la Liberté » rappelons-le) s’affiche comme le champion des libertés individuelles et du mode de vie occidental et néerlandais contre les menaces de l’islamisme, les tentations du Pouvoir lui-même (lors notamment de la crise de la Covid) ou de la Justice accusée d’être une arme au service du « politiquement correct » (en matière de liberté d’expression) : Wilders a lui-même eu maille à partir avec les tribunaux en raison de ses déclarations hostiles aux Marocains. D’où son caractère « hédoniste sécuritaire » qui diffère du « conservatisme identitaire » d’un Orban ou d’une Meloni, selon la distinction du politologue Gaël Brustier26. Reste une caractéristique peu compatible avec la normalisation recherchée et qui justifie pour une part l’appellation d’extrême droite : le leadership solitaire et autoritaire de Geert Wilders, qui est d’ailleurs le seul membre déclaré de cet étrange parti sans adhérents ni élections et au financement très opaque.
Mais Wilders se distingue encore dans le panorama de la droite radicale européenne par son soutien constant et inconditionnel à Israël, où il a passé deux ans dans sa jeunesse au sein d’un moshav27 et envisagé même d’émigrer : le PVV se déclare ainsi « grand ami de la seule véritable démocratie du Moyen-Orient : Israël », allant jusqu’à annoncer que « les relations avec Israël seront renforcées, entre autres, en déplaçant notre ambassade à Jérusalem ». Ce point crucial l’oppose à la gauche néerlandaise qui a évolué vers une position de plus en plus propalestinienne, devenue hégémonique en son sein avec la crise moyen-orientale actuelle ; mais aussi à la nouvelle extrême-droite du Forum pour la démocratie de Thierry Baudet.
Panorama de la droite radicale aux Pays-Bas
L’unique représentant du PVV au Parlement européen, Marcel de Graaf, siège désormais chez les non-inscrits à la suite de sa brouille avec Wilders.
Sur l’évolution et les caractéristiques de Fratelli d’Italia, voir Marco Tarchi, Fratelli d’Italia : héritage néofasciste, populisme et conservatisme, Fondation pour l’innovation politique, février 2024.
Laurent Bouvet, L’insécurité culturelle. Sortir du malaise identitaire française, Fayard, 2015.
Thierry Baudet, très inspiré par Roger Scruton se situait au départ sur une position libérale-conservatrice, fondée sur une double défense : celle, culturelle, de l’Occident et celle, politique, de ses nations. Depuis 2020, il développe un nationalisme xénophobe et un attrait pour les régimes autoritaires. Sa violence verbale et son complotisme virulent qui lui font voir partout à l’oeuvre, de la Covid à la guerre d’Ukraine, « une conspiration de reptiles malfaisants » et les propos antisémites et homophobes entendus au sein du parti justifient désormais le qualificatif d’extrême-droite. Mais de ce fait, cette surenchère idéologique et rhétorique a entraîné le départ de membres éminents du Forum voulant rester fidèles à son inspiration originelle, et qui ont créé la nouvelle formation JA21 ; et elle a surtout facilité le recentrage du PVV qui joue, dans un langage simple et direct, la carte des aspirations sociales et identitaires de son électorat plus populaire et moins diplômé : processus qui n’est pas sans rappeler la dialectique entre Reconquête ! et le Rassemblement National en France.
La guerre en Ukraine et la crise moyen-orientale ont accentué ces clivages. Pour la première, Wilders est sur une position ambiguë dénonçant « l’agresseur russe », mais le servant objectivement en s’opposant à toute aide militaire à Kyiv ; Baudet choisit, lui, de plus en plus clairement le camp de Poutine « un grand héros, un combattant pour la civilisation occidentale », après avoir joué un rôle clef dans le « non » au référendum sur l’accord d’association à l’Ukraine en 2016. Quant au conflit de Gaza, tandis que le premier en reste à son soutien sans faille à Israël en général et à Netanyahou en particulier, le second refuse tout « choix binaire » et prône « la retenue ».
Il est donc possible d’avancer l’hypothèse d’un reclassement de la droite souverainiste néerlandaise autour de trois pôles bien identifiés ailleurs en Europe, mais dont les thématiques précises varient selon les personnalités, les cultures et les contextes politiques : l’extrême droite de Thierry Baudet rappelle les positions d’Éric Zemmour (excepté sur le Moyen-Orient) ; la droite populiste de Wilders est très proche du Rassemblement National28 ; enfin JA21 (1 député à La Haye et 1 à Bruxelles) représente la tendance conservatrice-libérale comme les Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni et siège d’ailleurs avec eux dans le groupe ECR29.
Au total, malgré ses spécificités nationales et le profil particulier de son leader, le PVV s’inscrit bien dans le modèle du « populisme patrimonial » conceptualisé par le politologue Dominique Reynié : il mobilise une inquiétude sur l’avenir tant du modèle social et du niveau de vie (patrimoine matériel) que des marqueurs de l’identité nationale (patrimoine immatériel). Cette inquiétude est particulièrement forte dans la population native faiblement qualifiée qui voit dans l’immigration de masse une concurrence pour les prestations sociales, l’emploi et le logement, en même temps qu’une source « d’insécurité culturelle » dans son environnement immédiat30.
Les perspectives politiques néerlandaises au printemps 2024
Des négociations difficiles
Dans la lenteur des négociations en cours depuis les élections, il faut faire la part de la tradition néerlandaise de formation des coalitions, toujours complexes et souvent peu transparentes. D’où une durée fréquemment longue avant la finalisation d’un nouveau cabinet qui suit une procédure très formalisée : nomination d’un « explorateur » (verkenner) pour sonder les possibilités, puis d’un « informateur » pour établir les bases de l’accord de coalition, avant que « le formateur » ne constitue le gouvernement. Cette lenteur a même atteint un record historique (près d’une année) avec la formation du dernier cabinet Rutte, alors même que la décision finale a consisté à reconduire la coalition sortante. Mais dans le cas présent, vu la domination très large de la droite dans son ensemble et l’évidence d’une coalition PVV/VVD/NSC/BBB, très majoritaire sur le papier (88 sièges sur 150), c’est davantage le malaise suscité dans l’ensemble de la classe politique par la large victoire des populistes qui semble retarder l’issue. Tout se passe comme si les autres partis hésitaient à rompre le cordon sanitaire qui entoure le PVV et préféraient laisser un autre franchir d’abord le pas, tant le tabou et l’opprobre d’une alliance avec « l’extrême-droite » restent forts, sinon dans l’opinion, du moins dans les médias mainstream.
C’est pourquoi les derniers mois depuis les élections ont été marquées par des valses-hésitations et des coups de théâtre à répétition, venus aussi bien du VVD, du NSC que du PVV lui-même, rendant l’issue des négociations très incertaine.
« Chambre introuvable » ou Chambre impossible ?
Devant ce jeu du chat et de la souris, la question peut se poser : le PVV se trouve-t-il devant une « Chambre introuvable » ou devant « une Chambre impossible » ? D’autant que les partis traditionnels dominent encore la Première Chambre. Inversement, les obstacles sont nombreux à l’émergence d’une solution alternative. L’émiettement de l’Assemblée et surtout les désaccords profonds entre droite et gauche sur des thèmes essentiels (immigration, écologie et Europe) rendent peu vraisemblable la formation d’une coalition à l’ancienne, de centre droit ou de centre gauche. Ceux qui la souhaitent et qui comptent sur la lassitude de l’opinion pour obtenir enfin « ce retour à la normale » tant espéré depuis vingt années de perturbation populiste, misent à l’évidence sur le NSC dans lequel beaucoup veulent voir, non sans raison on l’a vu, un nouveau CDA. Mais encore faudrait-il qu’Omtzigt, homme connu pour son intransigeance sur les principes, abandonne des points essentiels de son programme, notamment la forte réduction de l’immigration ou la réforme radicale de la gouvernance. Et l’hypothèse d’une éviction finale du PVV après l’échec des négociations se heurte à la progression continue du parti dans l’opinion : au printemps 2024, il atteint le tiers des voix et des sièges dans les sondages en cas de dissolution, tandis que le VVD recule et le NSC s’effondre. De plus, le recours à de nouvelles élections avant la formation d’une nouvelle coalition est sans précédent dans l’histoire nationale.
Il reste que les ambitions de Wilders sont elles aussi contraintes par trois considérations de fond. La première est son poids électoral véritable : au regard de l’histoire de la mouvance populiste, le succès est certes considérable et il a légitimement retenu l’attention des commentateurs. Mais le PVV n’est pas encore au niveau des résultats historiques du CDA et du PvdA, qui dépassaient presque systématiquement les 40 députés à la Chambre jusqu’aux grands bouleversements des années 2000. Un précédent est souvent rappelé aujourd’hui : celui du triomphe du PvdA en 1977 (53 sièges), pourtant évincé in fine de la nouvelle coalition. D’autre part, la grande volatilité de l’électorat et la cristallisation très tardive du vote PVV (28% des électeurs du PVV ont pris leur décision dans la dernière semaine avant le scrutin) montrent que nous avons toujours affaire à un vote de protestation plus que de conviction. Autrement dit, victoire électorale ne signifie nullement adhésion et encore moins hégémonie. On le mesure à la préférence des Néerlandais pour la couleur du prochain gouvernement : elle va à un cabinet dont le centre de gravité serait au centre droit (39% pour une solution de droite ou de centre droit ; 27% pour un cabinet du centre, 22% de gauche ou de centre gauche).
Le dilemme populiste
Dominique Reynié, Populismes : la pente fatale, Plon, 2011 et, sous la direction du même auteur, 2022. Le risque populiste en France, Fondation pour l’innovation politique, 2022.
Enfin et surtout, le PVV se trouve devant un dilemme qui est le pendant de celui que connaît la gauche et que l’on pourrait nommer, à la suite de Dominique Reynié, « le dilemme populiste » : à savoir l’impossible conciliation entre le souverainisme, son inspiration politique fondamentale, et l’attachement de l’électorat aux grands acquis de la construction européenne et surtout à l’euro31.
L’on comprend dans ces conditions que Wilders ait renoncé au référendum prévu sur le Nexit, se contentant de clauses d’opting out à la danoise, notamment en matière migratoire. Le vote de principe sur cette mesure par la nouvelle chambre (présidée par un proche de Wilders) ouvre peut-être la voie à un compromis, d’autant que le plaidoyer en faveur de la restriction des flux migratoires a reçu l’appui inattendu du rapport de la Commission sur les perspectives démographiques du pays : les flux migratoires doivent être selon elle impérativement limités si les Pays-Bas veulent rester sous la barre des 20 millions d’habitants, un maximum compte tenu de la densité du pays et des défis de l’intégration32. De sorte que la formation de la nouvelle coalition dépend, dans la logique même de l’agenda des dernières élections, de la résolution d’une équation capitale : les partenaires pourront-ils trouver un terrain d’entente sur la question de l’immigration et surtout de l’asile, point sur lequel Wilders, prêt à bien des concessions sur les autres sujets, ne cèdera pas ?
Faute de quoi, les élections européennes du 9 juin prochain pourraient bien jouer le rôle de juge de paix. Or les sondages confirment pour ce prochain scrutin la nette avance du PVV. Une incitation pour ses partenaires potentiels à conclure au plus vite ?
De La Haye à Bruxelles, quels enseignements pour l’Europe ?
On le constate : la victoire du PVV aux Pays-Bas confirme et renforce la poussée de la droite protestataire, sensible dans de nombreux pays de l’Union européenne, des Fratelli d’Italia à l’AfD allemande en passant par le RN français et Chega au Portugal.
L’arrivée de plusieurs de ces partis au pouvoir a ou aura un impact direct sur le fonctionnement du Conseil européen et du conseil des ministres de l’Union. A cet égard, quelle que soit la formule exacte de la prochaine coalition à La Haye, son orientation plus eurosceptique se fera sentir à Bruxelles, en raison du poids économique des Pays-Bas (5e PIB de l’UE) et de son rôle particulier comme pays fondateur. Le départ de Mark Rutte ajoute un important facteur personnel : il était devenu, depuis le Brexit et la multiplication des différends franco-allemands, le principal allié d’Emmanuel Macron pour le renforcement de l’intégration européenne, au point que la presse néerlandaise parlait de bromance (« histoire d’affection fraternelle ») entre les deux dirigeants. Nul doute que le remplaçant de Rutte, quel qu’il soit, ne jouera plus ce rôle.
Le deuxième enjeu est bien sûr l’orientation du prochain Parlement européen. Or, les projections actuelles pour le scrutin de juin donnent à la droite de la droite entre 20 et 25% des sièges, déplaçant clairement le centre de gravité de l’Assemblée. Sans doute la large coalition actuelle (PPE, Renew et socialistes) devrait garder une courte majorité, d’autant que la droite radicale est divisée en deux groupes concurrents (ID et ECR) et est en désaccord sur des questions majeures comme le soutien à l’Ukraine. Pour de nombreux commentateurs, ce sont autant de raisons qui écartent le risque d’un bouleversement à Bruxelles. La chose paraît moins sûre quand on raisonne en termes de dynamique politique, au vu de la montée constante des populistes dans les sondages et de la droitisation qui s’opère au sein du PPE lui-même : processus que ne pourra que renforcer le rapprochement amorcé par Giorgia Meloni avec ce groupe, qui va se trouver à la charnière du nouveau Parlement, en lieu et place de Renew.
Si l’on y regarde de près, une telle configuration et une telle dynamique au niveau européen ressemblent fort à celles qui caractérisent les Pays-Bas en ce moment même et font de sa politique intérieure un sujet d’intérêt pour tous les Européens.
L’on retiendra en conclusion les deux dilemmes mis en évidence par l’exemple néerlandais : celui des progressistes, entre immigration de masse et État-providence, que la gauche n’a pas su ou voulu régler, en refusant de faire un aggiornamento à la danoise sur le sujet migratoire et en perdant ainsi sa clientèle historique des classes populaires et moyennes inférieures. Un « dilemme progressiste » qui en vérité concerne aussi la politique écologique, vécue comme punitive par les mêmes catégories, particulièrement exposées pour leur logement, leurs transports et leur pouvoir d’achat aux goulets d’étranglement et aux surcoûts provoqués par une transition énergétique à marche forcée.
Mais inversement les populistes eux-mêmes sont placés devant le dilemme de leur logiciel souverainiste confronté à l’attachement des Européens – y compris de leurs propres électeurs – aux acquis matériels de l’Union, à commencer par l’euro. Double dilemme là encore, car ce souverainisme paraît également peu compatible avec une complaisance parfois marquée pour la Russie de Vladimir Poutine dont la politique agressive représente à l’évidence un défi pour la sécurité de tous.
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