Une « norme intelligente » au service de la réforme
Introduction
Pour une « norme intelligente » face à des outils normatifs mal adaptés
L’évolution du droit des entreprises en difficulté
Pour la transformation de la règle de droit en une norme « intelligente »
L’apport de l’analyse économique du droit
Valoriser l’analyse économique au sein des études d’impact
Les expériences aléatoires au service de l’expérimentation législative
Pour la mobilisation des acteurs divers et complémentaires
Réformer l’université et la politique de recherche, au service de la pluridisciplinarité
Réformer nos institutions
S’inspirer du modèle anglo-saxon : les behavioral units
Conclusion
Résumé
Réformer la France est impératif afin d’améliorer durablement la situation économique du pays. Mais cette volonté affirmée s’est historiquement heurtée sans cesse à des échecs récurrents. Certains d’entre eux peuvent s’expliquer par le fait que la norme apparaît comme souvent dépassée, prenant rarement en compte les apports de la pluridisciplinarité académique.
En France, changer de paradigme permettrait à la norme d’embrasser de nouveaux outils au service d’une norme plus efficace, plus didactique et davantage conforme aux effets attendus. La mise en place de cette « norme intelligente » signifierait accepter les apports d’outils issus des nouvelles sciences économiques tels que l’économie comportementale expérimentale, la prise en compte de ladimension d’analyse économique des études d’impact, l’utilisation des expériences aléatoires ou encore la mise en place de nudges.
Face à ces constats et à ces attentes, cette note propose des pistes pour faire de la norme une « norme intelligente » en France. Cette nouvelle approche pourrait notamment transformer l’environnement juridique français afin qu’il s’adapte à une économie où le processus d’innovation gagnerait en ampleur dans les années à venir. Face à ces changements, la norme se doit d’être plus flexible, sans perdre pour autant en qualité. Se saisir pleinement de cette mutationexige par ailleurs de réformer certaines de nos institutions universitaires ou en charge de la conceptionet de l’évaluation de la norme en s’inspirant de certaines réussites étrangères.
Victor Fabre,
Membre de Droit & Croissance et avocat au barreau de Paris.
Mathieu Kohmann,
Membre de Droit & Croissance, diplômé en droit de Sciences Po Paris et de la Harvard Law School.
Mathieu Luinaud,
Secrétaire général de Droit & Croissance, diplômé en économie de Sciences Po Paris et de l’École polytechnique, diplômé en droit de l’université Panthéon-Assas et de l’University of Pennsylvania.
Introduction
Assimakis Komminos, «Brexit and compétition law», Kluwer Competition Law Blog, 2016.
Ibid.
Le succès d’Emmanuel Macron en tant que président de la République dépendra de sa capacité à réformer, faute de quoi le pays risque d’accentuer un retard difficilement réversible pour les générations futures. Ce besoin de réforme transversal concerne aussi bien la politique de l’emploi que lasécurité sociale et devra ancrer la politique française de recherche dans la prochaine vagued’innovations NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives).
Mais pour réformer notre pays, la volonté politique ne saurait suffire et cela implique de disposer d’outils adéquats. En effet, la manière dont est élaborée la norme influe sur la réussite du processusde réforme. Une norme bien construite permet d’empêcher l’occurrence d’externalités négatives d’une politique publique, telle qu’un effet dépressif imprévu par le régulateur sur le comportement d’agents économiques, de même qu’elle permet de s’assurer que la réforme vise juste par l’évaluation ex ante ou ex post. Lorsque le comportement économique des agents est le déterminant premier de la politique publique à réformer, le processus d’élaboration de la norme dedroit ne peut se permettre d’en ignorer les mécanismes.
Cet impératif, trop souvent ignoré en France, se fait d’autant plus pressant dans le contexte du Brexit, qui implique notamment l’éventuelle disparition de la tradition juridique anglaise au sein de l’Union européenne. Ce souci du réalisme juridique se caractérise par une « effects-based approach1 »,vérifiée en matière de droit de la concurrence. Historiquement, la Competition and Markets Authority britannique est connue pour son approche moderne de la concurrence et des conséquences économiques qui en découlent. La plupart des décisions de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) concernant un contentieux de concurrence et ayant adopté une approche fondée sur les effets concrets de la décision ont été rendues par un rapporteur britannique ou par une chambre où siégeait au moins un juge britannique2. Une telle approche est cruciale dans une économie mondialisée et intégrée, où la régulation joue un rôle essentiel dans la dynamique de croissance.
Réussir le cycle de réformes dont le pays a besoin paraît passer par une transformation de notre processus d’élaboration normatif. Ce dernier gagnerait à davantage prendre en compte les effets concrets de la norme sur le comportement économique des agents, tout en important certains des instruments de la science économique qui visent à une meilleure conception et à une meilleureévaluation de la règle de droit. Cette norme, dite ici «intelligente», est au service des citoyens et de la croissance économique.
Pour une « norme intelligente » face à des outils normatifs mal adaptés
Voir Michel Winock, La Fièvre Les grandes crises politiques 1871-1968, Calmann-Lévy, 1986 (rééd. Seuil, coll. «Points Histoire, 1989).
Voir Conseil d’État, Étude annuelle 2016 – Simplification et qualité du droit, 2016, 13 juillet 2016.
Voir Conseil d’État, Sécurité juridique et complexité du droit – Rapport public 2006, La Documentation française, 2006.
Tant pour les observateurs politiques que pour les historiens, la France a toujours semblé être un pays compliqué à réformer3. Cette difficulté a des origines multiples, parfois incertaines. Mais l’une d’elles semble être le manque de pédagogie dans la présentation de certaines réformes alors qu’une évaluation ex ante rigoureuse de celles-ci permettrait de les mettre en concurrence et de les confronter à des estimations intérieures à l’État ou issues de la société civile. Ce défaut peut pour partie être attribué à un manque d’évaluation des réformes avancées, qui nuit aujourd’hui à leur perception par les citoyens. Il rend également plus facile les contradictions de cette évaluation, au risque de l’exposer à des arguments de mauvaise foi ou peu rigoureux, particulièrement à l’heure de la politique «post factuelle », où la véracité des faits et des chiffres avancés devient secondaire.
En France, les échecs de la réforme se traduisent également par une inflation et une complexité normatives accrues, qui rendent in fine le droit inefficace. Si ces questions font régulièrement l’objet de préoccupations, le Conseil d’État rappelle dans son étude annuelle de 2016 que le bilan de la simplification normative et de l’amélioration de la qualité de la loi est très mitigé4. Une norme de qualité est pourtant un élément facilitateur de croissance: elle permet de s’assurer que ses retombées sont conformes à ce qui est attendu et s’impose comme un frein à l’inflation normative parce qu’elle rend les besoins de changements de la norme moins nécessaires et moins récurrents.
Si les exemples sont nombreux, l’un des plus parlants est sans doute celui de la fiscalité, où l’insécurité qui entoure des changements trop réguliers de la loi fiscale peut représenter un frein pour les entreprises qui souhaitent prendre des décisions d’investissement. Après plus de dix ans de cris d’alarme de la part du Conseil d’État5, et malgré une consécration progressive dans le droit administratif du besoin d’une sécurité juridique et d’une qualité accrue de la norme, force est de constater l’échec français en la matière.
L’évolution du droit des entreprises en difficulté
Voir Christophe Gouardo, Nicolas Le Ru, Arthur Sode et Alain Trannoy, « Quels principes pour une fiscalité simplifiée. Enjeux », note France Stratégie, août 2016.
Voir notamment Jean Tirole, Économie du bien commun, PUF, 2016.
Guillaume Plantin, David Thesmar et Jean Tirole, «Les enjeux économiques du droit des faillites», Les Notes du Conseil d’analyse économique, n° 7, juin 2013
Jean-Charles Bricongne, Maria Demertzis, Peter Pontuch et Alessandro Turrini, Macroeconomic Relevance of Insolvency Frameworks in a High-debtContext: An EU Perspective, European Commission, juin 2016.
Le Haut Comité juridique de la place financière de Paris (HCJP) a été créé en 2015 sous l’impulsion de la Banque deFrance et de l’Autorité des marchés financiers (AMF). Plusieurs références ont ainsi été faites en vue de préserver lesemplois. Il est néanmoins évoqué dans le rapport la nécessité d’éviter la destruction de la valeur d’entreprise inutile en encourageant les pre-pack cessions. Cependant, il n’est pas indiqué comment cet objectif peut se marier avec l’objectif de la préservation de l’emploi.
Le droit des procédures d’insolvabilité est au cœur d’un grand nombre de préoccupations, aussi bien au sein des États membres qu’au niveau européen. Les pouvoirs publics ont cru, à juste titre, devoir agir. On a ainsi assisté à une accélération du nombre de réformes à petits pas dans ce domaine. Cette accumulation de textes a rendu le cadre juridique excessivement complexe et a brouillé la compréhension des règles chez les entreprises et les investisseurs. En définitive, la situation du droit des procédures d’insolvabilité est assez similaire à celle du droit fiscal. Comme le souligne France Stratégie, le droit fiscal s’est en effet développé par couches successives sans cohérence d’ensemble*. Tout comme en droit fiscal, le résultat obtenu à travers le droit des procédures d’insolvabilité n’est probablement pas le résultat recherché initialement par lespouvoirs publics.
Le principal problème du droit français des entreprises en difficulté est le manque d’ancrage dans la théorie économique. Depuis 1985, l’objectif de faire du droit des faillites le moyen de préserver l’emploi perdure. Les économistes ont pourtant fait part des dangers d’une telle approche. En témoignent les travaux du prix Nobel d’économie Jean Tirole, qui évoque la contamination du droit des faillites par le droit du travail**, ou encoreune note du Conseil d’analyse économique de 2013***. Récemment, la Commission européenne a mis en avant la nécessité d’avoir une approche plus économique du droit des procédures d’insolvabilité afin de faciliter le règlement des non performing loans en Europe, de renforcer l’union bancaire et de faciliter la création de l’union des marchés de capitaux****. Les économistes de la Commission européenne ont insisté sur l’importanced’un droit efficace selon un certain nombre de critères : prévisibilité (absence de pouvoirdiscrétionnaire du juge dans l’issue de la procédure collective) et lisibilité (simplification desprocédures). Le droit français des entreprises en difficulté ne répond pas, dans son ensemble, à ces critères, et il en va de même pour de nombreux autres pays d’Europe continentale. Malheureusement, en France, les économistes sont peu écoutés par les juristes, en raison d’un probable déficit de recherche dans l’analyse économique du droit. Ce travail n’est pas considéré comme académique par les puristes en droit. Dans son rapport rendu en juillet dernier, le Haut Comité juridique de la place financière, composé exclusivement de juristes, s’est inscrit dans cette tradition classique en rappelant l’importance de sauver les emplois grâce au droit des entreprises en difficulté. Dans son rapport, il n’y a aucun des critères d’efficacité énoncés par les économistes*****. L’intervention des institutions européennes dans le champ du droit des procédures d’insolvabilité sera salutaire si la Commission européenne ainsi que les États membres utilisent cette opportunité pour repenser les objectifs de ce droit et lui permettent d’être ancré définitivement dans la théorie économique.
Pour la transformation de la règle de droit en une norme « intelligente »
L’apport de l’analyse économique du droit
Roscoe Pound, discours à l’American Society, 1939.
Voir Richard Posner, Economic Analysis of the Law, 6e éd., Aspen Publishers, 2002.
« Les institutions sont les règles du jeu dans la société ou, plus formellement, ce sont les contraintes imaginées parles humains qui conditionnent les interactions entre les hommes » (Douglass North, Institutions, Institutional Change, and Economic Performance, Cambridge University Press, 1990, p. 97). Ces institutions structurent ainsi les incitations des hommes dans leurs interactions en société, aussi bien dans le domaine social que politique ou économique.
Voir Sophie Vermeille, Mathieu Kohmann et Mathieu Luinaud, Un droit pour l’innovation et la croissance, Fondapol, février 2016, p.27
Robert Cooter et Thomas Ulen, Law & Economics, 6e éd., Pearson, 2011, p. 3.
Voir Ronald Coase, « The problem of social cost », Journal of Law & Economics, vol. 3, octobre 1960, p. 1-44 ; GuidoCalabresi, The Costs of Accidents. A Legal and Economic Analysis, Yale University Press, 1970 ; ou bien encore Guido Calabresiet A. Douglas Melamed, « Property Rules, Liability Rules, and Inalienability: One View of the Cathedral », Harvard LawReview, vol. 85, n° 6, avril 1972, p. 1089-1128.
Voir Morton Horwitz, « Law and Economics: Science or Politics? », Hofstra Law Review, vol. 8, n° 4, été 1980, p. 905-912, contra Anthony T. Kronman, «The Second Driker Forum for Excellence in the Law», Wayne Law Review, vol. 42, n° 1, janvier 1995, p. 115-169. Anthony T. Kronman, doyen de la Yale Law School, critique le Law and Economics, mais il admeten même temps qu’elle est devenue une force animatrice incontestable de la pensée juridique américaine et que cetteécole de pensée continue à être jusqu’à présent la plus influente des écoles jurisprudentielles aux États-Unis.
Voir Jonah Gelbach et Jonathan Klick, « Empirical Law and Economics », Faculty Scholarship, 8 octobre 2014
Si le droit doit savoir « emprunter ailleurs les matériaux dont il a besoin6 », un grand nombre de juristes, indépendamment de leurs qualités, peinent néanmoins à faire le lien entre les théories économiques et des problèmes juridiques concrets7.
L’analyse économique du droit – également connue sous le nom de «Law and Economics» – a pour objet l’étude des normes et des institutions8 de notre société. Dans ce contexte, les sciences économiques sont un outil permettant l’analyse d’une grande diversité de problématiques juridiques9, par le biais notamment de la modélisation de l’influence du droit sur les comportements des agents économiques.
Dans les années 1960, une discipline académique autonome dans l’« écosystème intellectuel10 » du droit et complètement dédiée à l’analyse économique de la règle de droit s’est développée, avec, pour pères fondateurs, les économistes Ronald H. Coase (prix Nobel, 1991) et Guido Calabresi11, auxquels a notamment succédé Garry Becker (Prix Nobel, 1992). Plus récemment, ce sont les deux dernières promotions du prix Nobel d’économie qui ont couronné des travaux en proximité avec l’analyse économique du droit, avec Oliver Hart et Bengt Holmström (2016) pour leurs travaux sur la théorie économique des contrats et plus récemment Richard Thaler (2017) pour ses travaux en économie comportementale.
Ainsi, l’analyse économique, malgré certaines critiques12 du mouvement du « Law and Economics » qui pensaient que la discipline était condamnée au déclin ou à la stagnation après avoir atteint son apogée dans les années 1980, continue d’évoluer. Ceci est dû à son approche profondément pluridisciplinaire, qui s’adapte et se réinvente au fil des découvertes effectuées par les disciplines académiques qui l’influencent, à l’image des sciences économiques, de la psychologie ou encore des neurosciences et des sciences comportementales. Cette pluridisciplinarité incite à penser l’innovation en soumettant la règle de droit à des critères d’analyse alternatifs qui n’hésitent pas à mettre en cause les dogmes et les autorités établies de la pensée juridique. Citons notamment une des dernières entreprises intellectuelles de l’analyse économique du droit qui, via le «Behavioral Law and Economics», vise à intégrer les apports de l’économie comportementale. Ce nouveau champ disciplinaire rapproche davantage l’analyse de la règle de droit de ses effets attendus, en mettant l’accent sur des alternatives aux modes d’intervention traditionnels de l’État, parfois imprécis et inefficaces (nudges, cf. infra).
Ainsi, les courants les plus modernes de l’analyse économique du droit, notamment l’« EmpiricalLaw and Economics13 », fondent leurs analyses sur des expérimentations empiriques – de terrain ou de laboratoire. Cela permet d’alimenter les réflexions des rédacteurs d’une règle de droit et de créerdes politiques publiques mieux adaptées, fondées sur la réalité telle qu’elle est et non telle que le rédacteur de la règle de droit la perçoit.
Les études d’impact et l’expérimentation constituent deux outils fondamentaux dans l’élaboration d’une norme intelligente que l’analyse économique devrait inspirer. Bien que ces outils existent déjà dans l’arsenal réglementaire français, le législateur n’a pas su exploiter pleinement leurs potentiels, comme le montrent la mise en œuvre mécanique et formelle des études d’impact et la timidité dans l’usage des expérimentations législatives.
Valoriser l’analyse économique au sein des études d’impact
Voir Victor Fabre, Mathieu Kohmann, Mathieu Luinaud et Sophie Vermeille, « La qualité de la règle de droit commevecteur de croissance », Revue trimestrielle de droit financier, n° 4, décembre 2016.
Ibid.
Voir Yves Mény, Henrik Uterwedde et Reimut Zohlnhöfer (dir.), Sustainable Governance 2015 France Report,Bertelsmann Stiftung, 2015. Les études d’impact ne sont pas mises en place de manière systématique et, lorsqu’elles le sont, leur qualité reste très superficielle. La Bertelsmann Stiftung attribue en conséquence une note globale de 3,3 sur 10 à l’administration française, cette note reposant sur des critères d’utilisation, de qualité et de contenu des études d’impact. En comparaison, le Royaume-Uniobtient une note de à 9 et l’Allemagne une note de 8,3.
L’étude d’impact est une méthode qui examine systématiquement les impacts potentiels d’une réglementation existante ou à venir. En pratique, elle analyse ou constate toutes les conséquences positives et négatives d’une politique publique, et prend en compte l’ensemble des solutions alternatives envisageables pour atteindre les objectifs définis par les responsables politiques ou administratifs. Cette évaluation intervient tout au long de l’élaboration de la règle de droit, à mesure deses amendements, et après son adoption pour en apprécier son efficacité.
Plusieurs raisons expliquent pourquoi l’étude d’impact constitue un instrument efficace au service d’une réglementation intelligente. Instrument objectif, reposant sur l’expertise technique, l’étude d’impact permet de se prémunir contre d’éventuelles intentions électoralistes et démagogiques du législateur, notamment en période préélectorale. Par son évaluation « froide » d’une mesure envisagée, l’étude intervient comme un rempart contre certaines dérives démocratiques, particulièrement à une époque où le populisme et la post-vérité gagnent du terrain. Parailleurs, au travers du test d’opportunité qu’elle impose, l’étude d’impact freine l’inflation normative, souvent responsable de la dégradation de la qualité du droit français. Entre autres, le rédacteur doit justifier la nécessité d’une disposition, prouver que les alternatives non législatives ne sont pas en mesure d’atteindre l’objectif défini et s’assurer de la cohérence de la disposition avec l’ordre juridique interne, européen et international. Enfin, l’étude d’impact constitue un cadre idéal à l’analyse pluridisciplinaire, notamment à l’incorporation des contributions tirées de l’analyse économique du droit.
En dépit d’avantages certains, la pratique actuelle en France ne permet pas d’utiliser pleinement le potentiel de ces instruments et n’a permis d’enrayer ni l’inflation législative ni la dégradation de la qualité de la règle de droit. Trois dysfonctionnements attirent notre attention :
- les études d’impact sont réalisées par ceux qui ont en charge l’élaboration de la norme. Une telle pratique nuit inévitablement à l’objectivité de l’étude, donc à sa qualité. Il paraît en effet improbableque la partie en charge d’un projet de réforme puisse le critiquer dans son étude d’impact. Celle-ci se transforme en plaidoyer pro domo où le gouvernement légitime par une expertise biaisée une politique publique. Ce manque d’impartialité explique pourquoi les parlementaires utilisent en général trop peu les informations produites par l’étude d’impact ;
- au manque d’objectivité s’ajoute le manque d’actualisation de l’étude d’impact, les études n’étant pas révisées en fonction des modifications apportées au projet de loi lors des travaux parlementaires. Faute de mise à jour, l’étude d’impact devient très rapidement Récemment, plusieurs amendements relatifs au projet de loi «République numérique» n’ayant pas fait l’objet d’une évaluation ont pourtant ainsi été intégrés au projet final14 ;
- enfin, la superficialité du contrôle de la qualité de ces études et du dispositif coercitif pose problème. Les institutions en charge du contrôle, à savoir le Conseil d’État, la Conférence des présidents et le Conseil constitutionnel, ne disposent pas des moyens nécessaires pour apprécier la qualité desétudes. Le manque de temps et la configuration politique de l’Assemblée rendent en pratique impossible tout examen sérieux de la qualité de l’étude15.
Au vu de ces éléments, on comprend dès lors pourquoi un rapport commandé par la Bertelsmann Stiftung, un think tank allemand de premier plan, porte un jugement aussi sévère sur la qualité des études d’impact en France16. Tous ces éléments portent à croire que les études d’impact sont davantageperçues comme une contrainte formelle qui pèse sur l’élaboration de la norme plutôt que comme unvéritable outil d’aide à la décision. Cette résistance « culturelle » à l’utilisation des études d’impact vientd’un problème de perception, à la fois au sein des administrations et du public, ce dernier les percevant trop souvent comme un substitut technocratique à une décision démocratique. Ces travaux permettent pourtant de soutenir le débat public, par l’introduction de données et d’études claires et fiables.
Si révolution il doit y avoir dans l’utilisation des études d’impact, cette révolution doit être avant tout culturelle au sein des administrations. Une formation plus économique des fonctionnaires ainsi qu’une ouverture à des experts ou contributeurs extérieurs au cercle de l’administration peuvent constituer des réponses adaptées à ces enjeux.
Quatre axes de réforme pour améliorer l’utilisation des études d’impact
Les expériences aléatoires au service de l’expérimentation législative
Philippe Durance « L’expérimentation : une condition nécessaire de l’innovation », in Conseil d’analyse économique, Créativité et Innovation des territoires, La Documentation française, 2010, p.159.
Bruno Crépon et , « Do Labor Market Policies have Displacement Effects? Evidence from a Clustered RandomizedExperiment », The Quarterly Journal of Economics, vol. 128, n° 2, mai 2013, p. 531-580.
Voir Simon de Charentenay, « Les implications juridiques de la constitutionnalisation du droit de l’expérimentation », 2003.
Voir Florence Crouzatier-Durand, « Réflexions sur le concept d’expérimentation législative (à propos de la loi constitutionnelle du 28 mars 2003 relative à l’organisation décentralisée de la République) », Revue française de droitconstitutionnel, n° 56, 2003, p. 675-695.
La modernisation de l’action publique passe également par l’expérimentation, c’est-à-dire le test d’une mesure sur une petite échelle et pendant une durée limitée, afin d’en évaluer l’efficacité et, le cas échéant de l’étendre à l’ensemble du territoire.
La démarche expérimentale apparaît comme un instrument adapté aux nouveaux défis de la France, notamment vis-à-vis de l’intégration de son économie à la mondialisation, de l’agilité croissante des acteurs économiques grâce au numérique et de l’accélération du temps juridique17. Ces phénomènes font qu’il n’est plus possible aujourd’hui de prévoir avec certitude les effets d’une disposition législative. Les acteurs économiques disposent de nouvelles stratégies de contournement permises par l’ouverture des frontières et l’économie digitale. Confrontée à ces défis, l’action publique doit savoir s’adapter rapidement et redoubler d’inventivité.
Dans ce contexte inédit, l’expérimentation législative présente de nombreux avantages. D’une part, les expériences aléatoires sont un formidable moyen de réduire l’incertitude quant aux politiquespubliques efficaces et celles qui ne le sont pas. L’économiste Bruno Crépon a conduit une étude sur l’efficacité de politiques de retour à l’emploi dont l’objectif était de vérifier si certaines politiques de formation permettent de diminuer le taux de chômage18. Le résultat de l’étude est frappant : la formation accélère le retour à l’emploi, mais cela se fait entièrement au détriment des chômeurs qui n’ont pas bénéficié de la formation. En d’autres termes, le programme en question n’a eu que des effets d’éviction : il a permis à certains de retrouver un emploi plus vite que d’autres, mais n’a pas du tout permis de réduire le chômage globalement dans un bassin d’emploi donné. De telles conclusions auraient été impossibles à établir de manière convaincante sans le recours aux expériences aléatoires.
D’autre part, l’expérimentation peut constituer un remède à la « France bloquée ». Son caractère expérimental permet de mettre en œuvre plus rapidement des mesures originales et réformatrices qui auraient nécessité autrement de longs débats. L’opinion publique, souvent crispée à l’idée du changement, est d’ailleurs plus encline à ces mesures puisque les effets négatifs, s’ils existent, restent circonscrits à un territoire et sont d’une durée limitée. À titre d’exemple, l’adoption de la loi IVG, à l’époque controversée, fut en partie possible du fait du caractère expérimental de celle-ci (limitée à quatre années)19. L’expérimentation permet donc d’obtenir l’acceptation progressive du changement par une plus grande partie de la population.
En pratique, les nouvelles mesures légales ou réglementaires devraient autant que possible être testées et comparées à des solutions alternatives avant d’être adoptées, les résultats de ces tests devraient être quantifiés et, même après qu’une solution a été arrêtée au regard des résultats obtenus, un suivi de l’efficacité dans le temps de la mesure choisie devrait être mis en place.
Des obstacles idéologiques et juridiques se dressent toutefois contre cet instrument. L’expérimentation butte en effet contre le principe d’égalité et celui de l’indivisibilité du territoire20. Bien que, depuis 2003, la Constitution ait confirmé au travers de l’article 37-1 (échelle nationale) et du quatrième alinéa de l’article 72 (à l’échelle des collectivités territoriales) la possibilité d’intégrer des dispositions à caractère expérimental pour un objet et une durée limitée, les décideurs politiques restent encore sceptiques face à cet outil. En dépit de la création à la mi-2016 de l’agence France Expérimentation, les expérimentations législatives sont aujourd’hui encore trop peu utilisées. Les lois d’expérimentation souffrent de contraintes trop fortes. Ceci est notamment lié au fait que leur mise enplace nécessite dans la majorité des cas de passer par le législateur. Un système d’allègement et d’assouplissement des contraintes pesant sur la mise en place d’une expérimentation législative pourrait ainsi être imaginé. En dessous de certains seuils d’impact socio-économique pour les citoyens, une procédure accélérée devrait ainsi pouvoir être utilisée, et ce afin de ne pas avoir à passer systématiquement devant le législateur.
Pour la mobilisation des acteurs divers et complémentaires
Réformer l’université et la politique de recherche, au service de la pluridisciplinarité
Philippe Simonnot, Économie du L’invention de l’État, Les Belles Lettres, 2003.
Voir Élisabeth Chatel « Pour une histoire et une sociologie de l’enseignement de l’économie », Éducation et Sociétés, n° 35, 2015, p. 5-21.
Comme l’a rappelé Jean Tirole, « il est indispensable que la qualité de la recherche soit évaluée sur la base de publications, forçant chaque chercheur à se confronter au jugement par les pairs. C’est le fondement même des progrès scientifiques dans toutes les disciplines. Chercher à se soustraire à ce jugement promeut le relativisme des connaissances, antichambre de l’obscurantisme » (cité par Gael Cérez, in « Querelle des économistes, le ministère de l’Éducation donne raison aux orthodoxes », latribune.fr, 30 janvier 2015 .
Trop souvent, en France, les cursus d’économie ou de droit à l’université fonctionnent en silo, laissant peu de place à des enseignements d’ouverture. Cette absence de pluridisciplinarité rend difficile la prise de conscience que pour certains problèmes, notamment de droit, peuvent être importées des solutions d’autres champs disciplinaires. Cette difficulté est moins présente aux États-Unis et au Royaume-Uni, où les facultés de droit sont interdisciplinaires et encouragent la collaboration entre chercheurs et/ou praticiens de différentes disciplines académiques. En outre, aux États-Unis, les études de droit au niveau master ne sont pas conditionnées àl’étude de ces mêmes disciplines au niveau bachelor, l’enseignement du droit étant d’ailleurs réservéaux graduate schools. Il n’est alors pas surprenant que le réalisme juridique et l’analyse économique du droit aient connu un tel essor outre-Atlantique, les étudiants étant invités à s’ouvrir sur plusieurs disciplines au cours de leur cursus scolaire. Le constat est identique pour le monde de la recherche universitaire.
Aux États-Unis, au Royaume-Uni et également dans certains pays d’Europe du Nord, les universités mettent en place de véritables laboratoires d’idées où les chercheurs en économie et en droit sont invités à analyser avec précision les effets du cadre juridique sur l’économie en général, mais aussi le comportement des différents acteurs assujettis. Ces chercheurs réfléchissent également aux défis posés par les évolutions de la société, comme la transition numérique, ainsi qu’aux éventuelles réponses à apporter sur un plan juridique. Ils participent au débat public et sont régulièrement consultés par le pouvoir législatif en qualité d’experts. À l’inverse, il semble que les universités françaises peinent à faire émerger des chercheurs susceptibles d’apporter une contribution significative en vue d’améliorer le processus normatif et, de manière générale, la qualité de la norme. Ces difficultés se font ainsi ressentir par la difficile émergence, en France, d’une recherche en analyse économique du droit :« La littérature dans ce domaine est quasi inexistante », fait ainsi remarquer Philippe Simonnot21. Il n’y a pas si longtemps, l’économie était dans un premier temps enseignée dans les départements de droit22. Depuis, elle s’est autonomisée, adoptant le mode de fonctionnement de toutes les disciplines scientifiques, étant évaluée sur la base de publications et forçant chaque chercheur à se confronter au jugement de ses pairs23. À l’étranger, l’essor de l’analyse économique du droit a permis le développement de revues à comité de lecture, tandis qu’il n’existe en France aucune revue universitaire en sciences juridiques fonctionnant avec un comité de lecture sur le modèle des revues d’économie.
En dernière analyse, les faiblesses de la recherche française au croisement du droit et de l’économie nuisent au processus législatif et empêchent les pouvoirs publics d’avoir une compréhension globale des effets des différentes normes sur l’économie et la société. Par ailleurs, il existe peu d’études académiques en la matière. Sans celles-ci, la probabilité de s’accorder non seulement sur le constat des insuffisances du droit mais également sur les objectifs à atteindre devient alors minime.
Réformer nos institutions
Voir Sophie Vermeille, Mathieu Kohmann et Mathieu Luinaud, op cit., p. 35.
Promouvoir une culture de l’évaluation des politiques publiques, avis du Conseil économique, social et environnemental sur le rapport présenté par Nasser Mansouri-Guilani, rapporteur, Les Éditions du Journal officiel, septembre 2015, p. 22.
Ibid.
Marc Ferracci et Étienne Wasmer, État moderne, État efficace, Odile Jacob, 2011.
Les besoins identifiés en outils « innovants » importés des sciences économiques et appliqués au processus de création normatif demandent également de repenser nos institutions. Elles doiventainsi se doter de l’expertise nécessaire pour permettre des échanges pluridisciplinaires, nourris durantles processus d’élaboration et d’évaluation d’une règle de droit. Cette transformation doit être requise des institutions en charge de la rédaction et du contrôle de la norme. Cela demandera la création d’institutions nouvelles et indépendantes, qui sauront s’insérer dans un environnement institutionnel préexistant. Enfin, cette réforme doit concerner tant le législateur que le pouvoir exécutif en charge à la fois de la préparation de projets de loi et de la rédaction de décrets d’application une fois la loi votée.
a) Les institutions en charge de la conception de la norme
Un tel changement de culture doit commencer par se faire là où est élaborée la norme, à l’échelon ministériel. Chaque direction ministérielle devrait se doter d’un bureau à compétence transversale en charge de l’évaluation et de l’expérimentation des différentes politiques publiques élaborées par la direction ministérielle. Pour des raisons de compétences professionnelles, il serait principalement composé d’ingénieurs et de chercheurs. Ces bureaux permettraient d’intégrer des chercheurs dumonde académique et d’associer des laboratoires de recherche, facilitant le dialogue entre la recherche et l’administration.
a) Les institutions en charge de l’évaluation de l’impact de la norme
S’il est proposé de renforcer le contenu économique des études d’impact des lois (cf. supra), un parallélisme des formes impose de faire peser des exigences similaires dans le contrôle auxquelles elles sont soumises. Ainsi, pour que le Conseil d’État puisse réellement effectuer son travail de contrôle de la qualité des études d’impact, il conviendrait de le doter d’un nouveau groupe de travail composé d’économistes, de juristes et, le cas échéant, d’experts selon les sujets traités. La mission de ce groupe serait de mettre en place un contrôle approfondi des études d’impact et des conclusions qui ensont tirées. Celui-ci pourrait être intégré à l’actuelle section du rapport et des études, composer une sous-section de cette dernière ou encore faire l’objet d’une nouvelle section au sein du Conseil d’État. Ce groupe de travail serait composé de personnalités qualifiées et de hauts fonctionnaires issus par exemple du corps des administrateurs civils du ministère de l’Économie et des Finances ou du corps de l’Inspection générale des finances24. Alternativement, un comité d’analyses d’études d’impact, totalement indépendant, pourrait aussi être créé sans participation du Conseil d’État. Il serait également composé d’économistes et de juristes et, le cas échéant d’experts, selon les sujets et thématiques traités, et aurait pour mission de surveiller la qualité des études d’impact et la cohérence des conclusions qui en seront tirées.
De façon similaire, la possibilité de contester devant le Conseil constitutionnel le respect des obligations constitutionnelles attachées à la réalisation d’une étude d’impact reste trop limitée. Le quatrième alinéa de l’article 39 de la Constitution autorise la Conférence des présidents, en cas de désaccord persistant avec le gouvernement, à saisir le Conseil constitutionnel. En outre, sur le fondement du deuxième alinéa de l’article 61 de la Constitution, dans le cadre du contrôle de constitutionnalité a priori, le Conseil constitutionnel a admis une saisine sur le moyen tiré d’une violation des prescriptions des études d’impact. Il reste que le Conseil constitutionnel peut difficilement, pour des raisons politiques évidentes, censurer une disposition discutée et votée sur ce seul fondement. Une manière de remédier à ces obstacles serait d’introduire la possibilité pour soixante députés et/ou sénateurs de saisir le Conseil constitutionnel avant la discussion du texte si la qualité de l’étude d’impact ne permet pas une discussion éclairée dans les chambres. Le Conseil constitutionnel aurait dans ce cas à statuer dans un délai réduit afin de ne pas retarder le calendrier des discussions, comme cela est le cas pour le délai de huit jours imposé en cas de question urgente.
Par ailleurs, à ce jour, le fait majoritaire et les délais empêchent la chambre des présidents de réaliser un examen approfondi de l’étude d’impact. Seul le comité d’évaluation et de contrôle de l’Assemblée nationale peut assister les parlementaires et donner son avis sur l’étude d’impact sur demande du président de la commission ou du président de l’Assemblée nationale. Pour cette raison, nous préconisons de doter le Parlement, dont les membres sont les principaux récipiendaires de l’étude d’impact, de pouvoirs de contre-expertise sur des éléments fournis dans l’étude d’impact. Il s’agirait de créer un organe dédié, commun à l’Assemblée nationale et au Sénat, qui aurait pour vocation de mettre en œuvre ce contrôle. L’indépendance de l’organe serait garantie par une représentation équitable entre membres de la majorité et membres de l’opposition au sein de cet organe dédié.
a) Les institutions en charge de l’évaluation des politiques publiques
Comme l’indique un avis du Conseil économique, social et environnemental, « en tant qu’acte politique, l’évaluation nécessite objectivité et impartialité du processus25 ». Or force est de constater que l’évaluation des politiques publiques demeure à ce jour l’apanage quasi exclusif de l’administration et de ses organes. C’est pourquoi nous proposons de développer l’examen rétrospectif des politiques publiques par des entités externes. La puissance publique pourrait, par exemple, faire appel plus fréquemment à des organes privés, comme les cabinets de conseil, afin d’assurer une « expression plurielle des points de vue26 ».
La pluralité des instances d’évaluation doit constituer une force dans le processus d’évaluation et non une faiblesse, comme c’est le cas à l’heure actuelle. Nous recommandons en conséquence une mutualisation des ressources informationnelles, à travers, par exemple, le développement d’une base informatique commune, et un dialogue renforcé entre les instances. L’objectif serait de créer des synergies ainsi qu’une meilleure coordination des instances d’évaluation sous l’égide du Parlement. Le comité d’évaluation et de contrôle de l’Assemblée nationale, qui depuis la réforme constitutionnelle de 2008 a pour responsabilité l’évaluation des politiques publiques, semble être l’organe le plus adéquat pour prendre en charge cette mission. Cette coordination ne peut pas être l’instrument d’une action politique pour éviter de porter atteinte à l’indépendance des organes en question.
Cette coordination pourrait également prendre la forme d’un site Internet sur lequel tout citoyen consulterait l’ensemble des rapports d’évaluation. Enfin, si nous proposons la mise en place de nouveaux outils au service d’une norme meilleure, à l’image d’un développement de l’expérimentation législative, la qualité de ces nouvelles méthodes de conception doit être préservée. Aussi, le contrôle et le suivi des expérimentations requièrent également une évaluation indépendante et rigoureuse, menée par des professionnels de l’évaluation des politiques publiques. Un Conseil national de l’évaluation pourrait être créé, sur le modèle du Conseil d’analyse économique, ou intégré à ce dernier. Le mandat de ses membres serait précisément d’émettre des recommandations sur les meilleures pratiques d’évaluation, selon les politiques publiques ciblées, et de conduire d’eux-mêmes des expériences aléatoires sur différentes politiques publiques en partenariat avec les administrations concernées. Siégeraient au sein de ce Conseil des personnalités qualifiées, de champs disciplinaires multiples, dont la connaissance de l’évaluation des politiques publiques permettrait d’identifier quelles sont les politiques d’évaluation adaptées aux différentes politiques évaluées27. En effet, à différentes politiques évaluées correspondent différentes méthodes optimales d’évaluation. Un tel Conseil serait également chargé du suivi des expérimentations législatives.
Ces nouvelles instances, ainsi que les nouveaux rôles attribués à celles existantes, devraient s’intégrer au sein des autres dispositifs de suivi des politiques économiques et faire partie d’une réflexion de fond sur la place de Conseil d’analyse économique et de France Stratégie dans la conception et l’évaluation des politiques publiques françaises, et l’opportunité d’un éventuel rapprochement de l’ensemble des acteurs. À ce titre, le Council of Economic Advisers américain, dont le poids politique est bien supérieur, reste un modèle en la matière.
S’inspirer du modèle anglo-saxon : les behavioral units
S’il a été proposé de faire évoluer nos institutions vers une plus grande prise en compte des apports des outils de l’analyse économique, la mise en place de types d’institutions nouvelles ayant fait leurs preuves à l’étranger semble essentielle et prioritaire.
De nombreux gouvernements étrangers se sont dotés de cellules consultatives en matière de sciences comportementales, permettant in fine une conception plus efficace de leurs politiques publiques. Viaces cellules consultatives, des chercheurs ont pu développer ce que les spécialistes appellent des nudges (« coups de pouce ») méthodologiques lors de la conception et de l’élaboration des politiques publiques qui permettent d’influencer les décisions des individus. Selon Richard Thaler et Cass Sunstein, l’objectif d’un nudge est de créer un environnement décisionnel qui poussera les personnes ciblées à adopter certains comportements après avoir soumis les différentes incitations de ces personnes à une analysepsychologique et économique28. La mise en place du nudge doit être peu coûteuse, la décision de lapersonne soumise au nudge doit être volontaire (le fait de ne pas adopter le comportement suggéré par lenudge ne doit pas créer un désavantage disproportionné pour la personne ciblée) et le nudge doitcourt-circuiter les fonctions cognitives des personnes ciblées par ce dernier. Les deux chercheurs partent du constat que de nombreuses politiques publiques sont fondées sur des hypothèses trop simplificatrices de rationalité des individus – une hypothèse qui, dans la réalité, n’est que rarement vérifiée29. En effet, nombreuses sont les situations où les individus sont victimes de biais cognitifs, ce qui a pour conséquence de faire dévier leurs comportements par rapport à celui attendu d’un agent rationnel. Les nudges démontrent le potentiel d’une régulation qui considère les individus comme les êtres qu’ils sont : des personnes dont les capacités de traitement d’informations sont limitées et dont les émotions ou croyances peuvent fortement influencer leurs comportements30.
Les nudges démontrent que l’analyse pluridisciplinaire d’une règle de droit doit non seulement être une étape préalable, mais surtout une étape nécessaire à l’élaboration de la norme et à son évaluation. Les rédacteurs d’une telle règle de droit intelligente doivent apprendre et être contraints à travailler dans des équipes davantage pluridisciplinaires. À ce titre, l’exemple des behavioral units mises en place aux États-Unis (Social and Behavioral Sciences Team) et au Royaume-Uni (Behavioral Insights Team) semble particulièrement parlant. Enfin, il est intéressant de noter qu’il existe au Royaume-Uni, de même que dans d’autres pays comme l’Australie, l’Afrique du Sud, le Qatar ou encore le Danemark (pays dont les gouvernements ont mis en place des cellules consultatives similaires), des programmes de formation spécifiques en économie comportementale à destination des hauts fonctionnaires.
Conclusion
L’urgent besoin de réforme nous invite à envisager de nouveaux outils permettant d’en améliorer l’efficacité et l’acceptabilité. Si la règle de droit est l’outil premier de la réforme, cette dernière bénéficiera d’une approche renouvelée, prenant en compte les apports conceptuels et instrumentaux de disciplines extérieures au droit, impliquant la transformation de notre processus de création normatif afin de faire émerger ce que nous avons appelé une « norme intelligente ». Cette sollicitation renouvelée de la règle de droit apparaît aujourd’hui recevable, nécessaire et urgente :
- sciences économiques et sciences comportementales peuvent procurer à ceux qui font la règle des outils avérés, intelligibles et efficients. Apporter au droit les conclusions des sciences économiques et comportementales est un progrès facile à mettre en application : les chercheurs de ces disciplines disposent déjà des outils à employer. Encore faut-il fournir les conditions de leur collaboration fructueuse et faire évoluer les institutions afin qu’elles puissent en recevoir l’apport ;
- les réflexions à conduire au moment de l’élaboration de la règle, lors de son adoption comme après sa mise en application, doivent être désormais les étapes d’un contrôle impératif et rigoureux. Cette démarche, plus lourde et plus ambitieuse que les processus traditionnels, pourra réduire les «effets pervers » dont chacun connaît les exemples, tout en rendant les mesures à adopter plus appropriées et mieux consenties ;
- l’accumulation des textes, facteur d’inflation et de complexité normative, manifeste sans doute un désir de droit permanent et mal L’irritation des citoyens, tangible et parfois virulente devant leur législateur, ainsi que le véhément discrédit populaire des institutions nationales ou internationales, atteste d’une persistante déconvenue. Le « contrat social » sortirait gagnant d’une prompte amélioration des méthodes législatives et réglementaires, indispensable au retour à la croissance en France.
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