Résumé

Introduction

Hypothèses

Les données

Situation sociale et origines nationales

1.

Les caractéristiques sociodémographiques

2.

Origines nationales, citoyenneté et discriminations

Le rapport à la religion

1.

Une religion très présente

2.

La religion en fonction de l’âge et du sexe

Comprendre l’importance de la religion

1.

Effet de l’offre, effet du contexte

2.

Les effets de la demande

3.

La « sécurité existentielle »

Valeurs politiques et sociales

1.

Politisation et participation politique

2.

L’orientation gauche-droite

3.

Le degré de confiance

4.

Des valeurs traditionalistes

Conclusion

Annexes

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Notes

*.

* Cette étude est tirée d’une communication présentée au VIe congrès des Associations francophones de science politique (Lausanne, 5-7 février 2015). Je remercie les organisateurs, Bernard Fournier et Damien Boone, de m’avoir donné l’occasion de discuter une première ébauche de ce travail. Je remercie également Éric Geoffroy pour ses conseils de correction, tout en restant évidemment seul responsable des propos tenus.

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Résumé

Cette note* propose d’analyser les caractéristiques et les valeurs des musulmans en Europe à partir des données cumulées de l’enquête European Social Survey (ESS). Les musulmans constituent-ils une population homogène sur le plan des valeurs sociales et politiques ? Observe-t-on des différences entre musulmans et non-musulmans ? Les données montrent que la population musulmane présente des spécificités par rapport au reste de la population tout en étant relativement diversifiée selon les pays. Sur le plan de la religion, le niveau de croyance et de pratique apparaît assez élevé, ce qui peut s’expliquer par une combinaison de facteurs relatifs à l’offre et à la demande. Les données valident aussi la thèse de Pippa Norris et Ronald Inglehart sur le lien entre la « sécurité existentielle » et la sécularisation.

Du point de vue politique, les musulmans sont moins politisés et moins participatifs que les autres groupes. Ils se situent rarement à droite, notamment en France où la gauche est très présente. Contrairement à ce que l’on pouvait penser, la confiance des musulmans dans les institutions est élevée, y compris lorsqu’il s’agit de la police. Dans le domaine des mœurs, les musulmans soutiennent des opinions plus traditionalistes que le reste de la population. Plus généralement, il semble que les attitudes des musulmans ont tendance à suivre les caractéristiques de la population du pays de résidence. Ce résultat incite à penser que la religion musulmane n’est pas hermétique aux changements. Il reste toutefois difficile d’anticiper les futures évolutions, faute de maîtriser la dynamique de la religiosité.

Vincent Tournier,

Maître de conférences de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble-PACTE/CNRS.

Maître de conférences de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble-PACte/CNRs vincent.tournier@iepg.fr

Notes

1.

Valérie Amiraux, « Les musulmans dans l’espace politique européen. La délicate expérience du pluralisme confessionnel », Vingtième siècle. Revue d’histoire, no 82, avril-juin 2004, p. 119-130.

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2.

Bernard Godard, La Question musulmane en France, Fayard, 2015.

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3.

stéphane Lathion, Islam etmusulmansen La transformation d’une présence, La Médina Édition, 2003. Des parlementaires du Conseil de l’europe affirment que la cause principale de la radicalisation et du djihadisme réside dans le manque de tolérance et d’ouverture de la part des européens. Ils écrivent notamment : « Ce phénomène [de radicalisation des jeunes] est de plus en plus intimement lié à l’islamophobie ».

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4.

Christopher Caldwell, Une révolution sous nos yeux. Comment l’islam va transformer la France et l’Europe, Paris, Éditions du toucan, Dans son livre situation de la France (Desclée de Brouwer, 2015), Pierre Manent dresse un panorama pessimiste sur l’état de la France et n’exclut pas une « islamisation par défaut » de l’europe (p. 124).

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5.

Olivier Galland, « Les jeunes musulmans et la République : l’angle mort des sciences sociales », 11 février 2015, telos.eu.com.

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6.

une exception est l’enquête européenne sur les valeurs. Voir, par exemple, Pierre Bréchon, « Religion et valeurs en europe », Futuribles, no 393, mars-avril 2013, 75-87, ainsi que Pierre Bréchon et Frédéric Gonthier, Les Valeurs des Européens, Armand Colin, 2014.

+ -

7.

Par « pays de résidence », nous entendons le pays où ont été interrogés les musulmans au moment de l’enquête, que ces derniers possèdent ou non la nationalité du pays.

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En dehors des pays de la zone balkanique, qui ont conservé d’importantes communautés musulmanes après les conquêtes ottomanes de la période médiévale, l’implantation de l’islam en Europe est relativement récente. Cette situation inédite provoque des débats et des tensions1, indépendamment des problèmes liés à la radicalisation et au terrorisme. Une « question musulmane » figure désormais à l’agenda européen2.

Pour certains, ces tensions sont secondaires et provisoires ; elles s’expliquent essentiellement par les préjugés des populations autochtones et devraient disparaître à brève échéance3. Pour d’autres, la confrontation culturelle avec l’islam révèle des problèmes beaucoup plus profonds et risque de générer des difficultés inédites4.

Face à ces incertitudes, le rôle des sciences sociales est d’apporter des informations aussi factuelles que possibles. Le problème est que les données sont rares et limitées. Paradoxalement, l’islam reste un « angle mort des sciences sociales », comme l’a déploré le sociologue Olivier Galland au lendemain des attentats de janvier 2015 en France5. Le manque de données se fait particulièrement sentir pour la comparaison internationale6. Un tel manque est d’autant plus regrettable que la comparaison entre plusieurs pays permet de compenser l’absence de données longitudinales. En confrontant différents pays, il devient possible de répondre à des questions comme : les musulmans constituent-ils une population diversifiée ou homogène ? Ont-ils des valeurs différentes du reste de la population ? Sont-ils proches des valeurs du pays de résidence7, auquel cas on pourrait en déduire qu’il existe un processus d’intégration plus efficace que ne le laisse entendre l’actualité ? Telles sont les questions que nous voudrions aborder dans cette note en exploitant pour cela l’enquête European Social Survey (ESS). Mais, avant de présenter ces données, commençons par dire un mot sur les hypothèses qui guideront notre réflexion.

Notes

8.

Pierre-André taguieff, « L’immigrationnisme, dernière utopie des bien-pensants », lefigaro.fr, 9 mai 2006.

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9.

Henry Laurens, Conversations avec Rita Bassil El Ramy, CNRs Éditions, 2009, p. 155.

+ -

10 .

Philippe d’Iribarne, L’Islam devant la démocratie, Gallimard, « Le Débat », 2013, p. 35.

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11.

Bernard Lewis, Le Retour de l’islam, Gallimard, « Folio histoire », 1985 ; Hamit Bozarslan, Une histoire de la violence au Moyen-Orient. De la fin de l’Empire ottoman à Al-Qaida, La Découverte, 2008.

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12.

Hugues Lagrange, « Le renouveau religieux des immigrés et de leurs descendants en France », Revue française de sociologie, 2014, 55, no 2, p. 201-244 ; Vincent tournier, « Les musulmans en France : religiosité, politisation et capital social. enseignements de l’enquête “trajectoires et origines” », Politique et Sociétés, vol. 32, no 2, 2013, p. 89-120.

+ -

Deux hypothèses concurrentes sont souvent mobilisées à propos de l’islam, aussi recevables l’une que l’autre. La première s’inspire de l’analyse critique qui parcourt la réflexion savante depuis Ernest Renan ou Max Weber. Elle considère que l’islam est une religion très structurante, dont les caractéristiques intrinsèques ont pour effet de produire un ensemble déterminé de valeurs et de comportements. Selon cette hypothèse, qui insiste par conséquent sur le rôle majeur de la religion, les musulmans doivent présenter des traits communs, quel que soit le pays dans lequel ils se trouvent.

Une hypothèse concurrente est que la religion est une variable souple. Cette hypothèse, qui relativise donc le poids de la religion, considère que cette dernière, loin de jouer un rôle structurant, est malléable et fluctuante, susceptible de s’adapter en fonction du contexte. Le même corpus doctrinal peut faire l’objet d’appropriations et d’interprétations différentes selon les époques et les lieux. Cette hypothèse peut s’appuyer sur le précédent du christianisme, puisque celui-ci a débouché sur des réalités très différentes : catholicisme, protestantisme, orthodoxie, sans parler des nombreuses variantes nationales ou régionales. Cette seconde hypothèse a généralement la faveur des observateurs parce qu’elle est plus en affinité avec la thèse de la sécularisation du monde, thèse selon laquelle la religion a cessé de jouer un rôle décisif dans la construction des identités individuelles. Cette hypothèse a aussi l’avantage, reconnaissons-le, d’éviter d’entrer dans un débat sensible sur la nature de l’islam, cette religion étant souvent perçue comme la « religion des pauvres8».

Ces deux approches ont chacune leurs limites. La première pèche par excès d’essentialisme, la seconde par excès de sociologisme. Qu’une religion puisse donner lieu à des réalités différentes est assez évident : comme pour le christianisme, l’islam a connu des schismes et a pu évoluer différemment selon les pays. Faut-il pour autant en déduire que « l’islam n’existe pas9» ? Ce serait aller un peu vite en besogne. La diversité d’une religion ne signifie pas que celle-ci n’a aucun impact sur les valeurs, ni même que cette religion recouvre une gamme illimitée de valeurs. « Le fait qu’une pensée accepte une pluralité d’interprétations ne veut pas dire qu’elle est compatible avec n’importe quelle interprétation », écrit Philippe d’Iribarne10. Par ailleurs, l’argument socio- historique de la pluralité peut être renversé : si l’histoire crée de la diversité, elle peut aussi créer de l’unité, surtout dans le contexte actuel où l’on assiste manifestement à un « retour de l’islam » dans le monde11.

C’est pourquoi une approche intermédiaire paraît préférable. Nous partirons donc de l’idée que les musulmans en Europe ne constituent pas un bloc homogène, non seulement parce qu’ils ont des origines diverses liées à l’histoire des migrations (les Turcs en Allemagne, les Maghrébins en France, les Asiatiques en Angleterre…), mais aussi parce que, comme les autres minorités, les musulmans sont influencés par le contexte culturel du pays de résidence. En même temps, on ne saurait tenir pour négligeable l’impact de la religion, surtout dans la période contemporaine marquée par un regain de religiosité au sein des populations musulmanes comme le montrent les enquêtes réalisées en France12 et que confirment les données ESS, comme nous le verrons plus loin.

Notes

13.

Les données sont disponibles en libre accès sur le site europeansocialsurvey.org.

+ -

14.

La liste comprend huit possibilités, formulées ainsi dans le questionnaire anglais : « Roman Catholic, Protestant, eastern Orthodox, Other Christian denomination, Jewish, Islamic, eastern Religions, Other Non- Christian religions ».

+ -

15.

Le Pew Research Center est une fondation privée américaine qui réalise de nombreux sondages internationaux. en 2011, la fondation a dressé un bilan de l’islam dans le monde en combinant plusieurs sources (www.peorg/2011/01/27/table-muslim-population-by-country/).

+ -

Les enquêtes ESS constituent une source précieuse d’informations sur les opinions publiques en Europe13. Elles sont réalisées tous les deux ans depuis 2002. Sept vagues ont eu lieu à ce jour, mais les données de 2014 ne sont pas encore complètement disponibles. On se contentera donc des six premières vagues, réalisées entre 2002 et 2012.

Dans ces enquêtes, une question porte sur la religion. Plus précisément, les personnes interrogées doivent indiquer si elles se considèrent comme appartenant à une religion et, si oui, laquelle14. Il s’agit donc d’une évaluation déclarative.

Le nombre de musulmans que l’on dénombre dans chacune des vagues de l’ESS est trop faible (quelques dizaines de personnes) pour donner lieu à une exploitation statistique. Une solution permet de contourner cet obstacle : il suffit de cumuler les données des différentes vagues de 2002 à 2012. On obtient alors des échantillons dans lesquels les musulmans atteignent quelques centaines de personnes, ce qui est suffisant pour mettre au jour les grandes tendances.

Cette méthode n’est évidemment pas sans inconvénients. En exploitant des données qui couvrent une dizaine d’années, on gomme les éventuels effets de la conjoncture. Cet inconvénient reste toutefois mineur dans la mesure où les informations collectées concernent des sujets peu sensibles aux fluctuations conjoncturelles. Un autre inconvénient est que cette opération ne résout pas complètement le problème de la sous-représentation. Comme le montre le graphique 1, la proportion de musulmans reste nettement inférieure aux évaluations qui ont été proposées par le Pew Research Center15.

 

Graphique 1 : Les musulmans en europe (en %)

Notes

16.

Claude Dargent, « La population musulmane de France : de l’ombre à la lumière ? », Revue française de sociologie, 51, no 2, 2010, p. 219-246.

+ -

Cette sous-évaluation du nombre de musulmans par rapport aux statistiques du Pew Research Center n’est pas surprenante. On sait que les sondages ont tendance à sous-représenter les musulmans de manière chronique,    ce qui peut s’expliquer par plusieurs raisons (difficultés d’accès, moindre intégration sociale, sous-déclaration…), comme cela a pu être constaté en France16. Il faut aussi tenir compte du fait que les populations musulmanes sont arrivées récemment sur le territoire européen, ce qui crée un décalage entre une évaluation à une date donnée (2010 pour le Pew Research Center) et des données cumulées sur dix ans (2002-2012). Observons d’ailleurs que la seule évaluation correcte concerne la Bulgarie, où la présence musulmane est justement plus ancienne.

Cette sous-évaluation affecte-t-elle la qualité de l’échantillon ? Il est en effet probable que les données surreprésentent les musulmans les plus intégrés, les plus diplômés, les plus politisés. Rien ne dit toutefois qu’un échantillon plus large permettrait d’atténuer cette distorsion, même si des effectifs plus importants seraient plus satisfaisants pour l’exploitation statistique.

 

Tableau 1 : Pays européens où l’échantillon cumulé comprend au moins 100 musulmans

Source :

ess, données cumulées 2002-2012. Chiffres non pondérés.

Les analyses qui vont suivre se limiteront aux pays pour lesquels il est possible d’avoir au moins une centaine de musulmans, soit douze pays  (tableau 1). Ces pays présentent de grandes différences du point de vue de leur situation religieuse (tableau 2). On peut les classer en quatre grands groupes : les pays de tradition catholique (Belgique, France, Espagne), les pays de tradition protestante (Norvège, Danemark, Royaume-Uni, Suède), les pays de tradition orthodoxe (Bulgarie, Grèce) et les pays pluriconfessionnels (Allemagne, Suisse, Pays-Bas). Dans la plupart de ces pays, la sécularisation est très avancée, comme le montre la proportion de personnes qui se disent sans religion, laquelle est généralement très forte, sauf dans les pays orthodoxes.

Si les données ne permettent pas d’effectuer des analyses sophistiquées, elles sont néanmoins suffisantes pour dresser un panorama général. Le questionnaire ESS aborde en effet de nombreux thèmes : la politisation, la participation politique, la confiance (dans les autres ou dans les institutions) ou encore l’orientation politique (l’axe gauche-droite). L’enquête fournit également des informations sur le rapport à la religion, la perception des discriminations ou encore sur le libéralisme culturel (le respect des traditions, les jugements sur l’homosexualité, la place des femmes). On regrettera malgré tout que le questionnaire n’aborde pas certains thèmes, et non des moindres, notamment le sentiment national, l’attachement aux valeurs démocratiques, la liberté d’expression, les relations entre l’État et les cultes ou encore le rapport à la violence. Il propose bien quelques questions sur le terrorisme, mais celles-ci sont trop générales pour être exploitées ici (elles ne portent que sur le risque d’attentats). Il est en outre étonnant que, pour des enquêtes réalisées dans la période post-11-Septembre, aucune question n’ait été posée sur les grands enjeux géopolitiques, notamment les conflits du Proche-Orient.

Tableau 2 : Composition religieuse des pays étudiés, données cumulées 2002-2012 (% en ligne)

Source :

ess, données cumulées 2002-2012. Le total peut être différent de 100 en raison des arrondis.

Nous présenterons les résultats en quatre points. Après avoir donné quelques indications sur les caractéristiques sociodémographiques des musulmans européens, nous examinerons plus en détail  leur  rapport  à  la  religion en essayant de tester plusieurs hypothèses relatives à l’« offre » et à la « demande », pour aborder enfin les valeurs sociales et politiques.

Situation sociale et origines nationales

1

Les caractéristiques sociodémographiques

Graphique 2 : Proportion de personnes d’origine modeste (trois premiers déciles de revenus), en %

Les musulmans sont souvent d’origine modeste (graphique 2). On le vérifie avec le niveau de revenus, même si cette information est fragile puisque la question n’a été posée que depuis 2008, ce qui réduit de moitié la taille de l’échantillon. Les inégalités de revenus ne sont cependant pas systématiques. Dans certains pays, les musulmans ne présentent pas un niveau de revenus très différent du reste de la population : c’est le cas au Danemark, en Belgique ou en Suisse. À l’inverse, les écarts sont très forts aux Pays-Bas, en Norvège ou en Espagne.

Les musulmans sont également moins diplômés que la population résidente, avec toutefois de fortes variations selon les pays. La proportion de musulmans qui accèdent à l’enseignement supérieur passe ainsi de 1% en Grèce à 32% au Royaume-Uni. En France, ce sont près d’un quart des musulmans qui accèdent à l’enseignement supérieur, ce qui est plus qu’en Allemagne (6%) ou en Suède (16%).

Graphique 3 : taux de chômage des musulmans en fonction du degré de flexibilité du marché du travail

Notes

17.

Le taux de chômage qui est indiqué par les données cumulées ess 2002-2012 diffère légèrement du taux de chômage indiqué par eurostat en janvier 2008, sauf pour la Bulgarie où l’écart est très toutefois, la hiérarchie des pays ne change pas entre les deux séries. sans la Bulgarie, la corrélation entre les deux sources atteint 0,92 (0,62 avec la Bulgarie).

+ -

18.

Il s’agit de l’indice « Protection des travailleurs permanents contre les licenciements individuels et collectifs » (données 2008). Cet indice varie de 0 (régime le moins restrictif) à 6 (régime le plus restrictif). Les données sont manquantes pour la Bulgarie.

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L’accès au marché de l’emploi est difficile pour les musulmans17. Leur taux de chômage varie de 13% (Royaume-Uni, Suisse) à plus de 30% (Espagne, Bulgarie). Partout, le chômage des musulmans est très supérieur à celui du reste de la population.

Nous avons essayé de vérifier s’il existait un lien entre le chômage et la flexibilité du marché de l’emploi (graphique 3). Pour cela, nous avons recoupé le taux de chômage avec l’indice de l’OCDE sur la protection de l’emploi18. Tendanciellement, plus le marché de l’emploi est flexible, plus le taux de chômage est faible. Dans le cas de la France, le niveau de protection dont bénéficient les salariés ne paraît guère favorable à l’emploi d’une main- d’œuvre souvent peu qualifiée. On notera toutefois que, pour un même niveau de réglementation, le taux de chômage varie fortement (par exemple, entre la Suisse, la Suède et le Danemark, ou encore entre la Grèce, la France et l’Espagne). Il n’est donc pas sûr que la dérégulation du marché de l’emploi soit suffisante pour résoudre le problème de l’insertion professionnelle.

2

Origines nationales, citoyenneté et discriminations

Notes

19.

L’enquête ne donne pas d’informations sur la double nationalité, ce qui est dommage car cela aurait apporté une indication supplémentaire sur les processus d’intégration.

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Les musulmans européens sont, dans une écrasante majorité, issus de l’immigration, puisque plus de 9 sur 10 ont un parent qui est né à l’étranger (annexe 2). Seules la Bulgarie et la Grèce font exception.

Il s’ensuit que, en moyenne, une forte proportion de musulmans n’a pas la nationalité du pays de résidence19. L’accès à la nationalité est cependant variable selon les pays, puisque les législations ne sont pas homogènes. Là où prévaut le droit du sol, comme en Suède ou au Royaume-Uni, l’accès à la nationalité est important (dans ces deux pays, seuls 16% des musulmans n’ont pas la nationalité du pays). En revanche, l’accès à la nationalité est plus faible dans les pays qui ont un droit du sang, comme l’Allemagne et la Suisse, où les deux tiers des musulmans (63 et 68%) n’ont pas la nationalité du pays. En France, où le droit du sang est tempéré par le droit du sol, 29% des musulmans n’ont pas la nationalité française, ce qui est loin d’être négligeable. Dans tous les cas, ces chiffres rappellent que les musulmans européens entretiennent des liens étroits avec les pays d’origine, ce qui rend complexe la question de l’intégration. Ils se trouvent dans une logique de diaspora qui les rend en partie tributaires des préoccupations qui travaillent le monde musulman contemporain.

Graphique 4 : Proportion de musulmans qui déclarent… (en %)

Notes

20.

L’index évalue « les lois, les politiques et les actions qui restreignent les croyances et les pratiques religieuses ». Il est élaboré à partir de vingt critères et varie de 0 à 10 en fonction du degré de restrictions (données disponibles sur pewforum.org/files/2015/02/Restrictions2015_byRegion.pdf).

+ -

Le sentiment d’appartenir à une minorité ethnique est assez prononcé chez les musulmans européens. Ce sentiment est particulièrement élevé en Bulgarie (87%) et aux Pays-Bas (89%) ; il est nettement plus faible en Belgique (40%), en France (30%) ou en Suède (25%).

Parallèlement, une proportion conséquente de musulmans (sauf en Bulgarie) éprouve le sentiment de subir des discriminations à cause de leur religion. En France, 15% des musulmans sont dans ce cas (et même 25% chez les 15-24 ans). Cette situation n’est pas spécifique aux musulmans : les autres minorités religieuses éprouvent souvent, quoique à un moindre degré, un sentiment de discrimination. En France, les discriminations sont ressenties de la même façon par les musulmans et les autres minorités religieuses.

On observe également un important décalage entre les discriminations pour soi et les discriminations pour son groupe (graphique 4). Une partie importante des musulmans considèrent en effet appartenir à un groupe discriminé, sans avoir pour autant le sentiment de faire eux-mêmes l’objet de discrimination. Cet écart est particulièrement notable en France, où 41% des musulmans considèrent qu’ils appartiennent à un groupe discriminé, alors que seulement 15% se sentent discriminés. Ce décalage montre bien que les discriminations ne se réduisent pas à l’expérience vécue ; elles font également intervenir des perceptions, qui sont elles-mêmes variables selon les contextes nationaux.

Contrairement à ce que l’on pourrait présumer, il n’y a pas de lien entre les discriminations ressenties et la politique menées par les États à l’égard des religions. Pour le vérifier, nous avons utilisé l’index des restrictions religieuses (Religious Restrictions Index) élaboré par le Pew Reseach Center20. Comme on le voit, la liaison n’est pas évidente (graphique 5). Si on se concentre sur les cinq pays qui ont le plus faible score sur cet index, donc qui ont les politiques les moins restrictives (Suisse, Norvège, Suède, Royaume-Uni et Pays-Bas), on constate que la fréquence des discriminations ressenties varie fortement. Une politique de tolérance à l’égard des religions n’empêche donc pas le développement d’un sentiment de discrimination ; inversement, une politique restrictive ne s’accompagne pas toujours d’un sentiment de discrimination. Le cas de la France le montre bien : alors que celle-ci se situe au quatrième rang de l’index des restrictions religieuses, les discriminations ressenties y sont moins fréquentes qu’au Royaume-Uni, aux Pays-Bas et en Suède, où les restrictions religieuses sont pourtant moins fortes.

Graphique 5 : Proportion de musulmans qui se disent discriminés en fonction des restrictions religieuses dans le pays

Une politique multiculturelle ne fait donc pas nécessairement disparaître le sentiment d’être discriminé. Ce résultat surprenant peut s’expliquer par le fait que le sentiment d’être discriminé ne résulte pas seulement des politiques publiques : on peut présumer qu’il dépend aussi du vécu quotidien des individus. Cela dit, nous n’avons pas trouvé de corrélation entre les discriminations ressenties et l’hostilité de la part de l’opinion publique, telle que celle-ci est mesurée par le Pew Research Center avec un indice d’hostilité sociale (Social Hostility Index). Peut-être convient-il alors d’envisager une autre explication en se demandant si les politiques multiculturelles n’ont pas tendance à favoriser elles-mêmes un sentiment de discrimination en encourageant les identités ethno-religieuses. Cette explication est cohérente avec les données puisque l’on constate que le sentiment d’appartenir à une minorité s’accompagne souvent du sentiment de faire l’objet de discriminations. Aux Pays-Bas, par exemple, où le sentiment d’être discriminé est élevé, 29% des musulmans qui estiment appartenir à une minorité ont le sentiment de subir des discriminations, contre seulement 12% pour ceux qui ne se sentent pas appartenir à une minorité. Il se peut, en somme, qu’une politique favorable aux minorités ait tendance à rendre les individus plus réceptifs à la question des discriminations, favorisant chez les individus une certaine manière de voir la vie en société.

Graphique 6 : Proportion de musulmans qui disent subir des discriminations religieuses en fonction de leur situation face au chômage (en %)

Un autre résultat inattendu est le faible lien entre l’expérience du chômage et les discriminations ressenties. On pouvait en effet s’attendre à ce que, parmi les musulmans, les chômeurs soient les plus prompts à déclarer des discriminations, mais ce n’est pas le cas. Certes, dans plusieurs pays (Suisse, Suède, Royaume-Uni, Allemagne), les chômeurs se déclarent plus souvent victimes de discrimination que les actifs occupés, mais la situation s’inverse en Norvège, en Belgique, en Espagne ou au Danemark, où ce sont au contraire les actifs occupés qui ont le plus tendance à se sentir discriminés. En France, il n’y a pas de différence entre les chômeurs et les non-chômeurs. Bref, l’expérience du chômage n’a pas forcément un impact automatique sur le sentiment d’être discriminé.

Le rapport à la religion

Notes

21.

La question était ainsi formulée dans le questionnaire anglais : « Regardless of whether you belong to a particular religion, how religious would you say you are ? » suivait une échelle de 0 à 10, 0 signifiant « not at all religious » et 10 « very religious ». Nous avons regroupé les réponses 7 à 10 pour décrire une forte religiosité.

+ -

22.

La question était ainsi formulée dans le questionnaire anglais : « Apart from special occasions such as weddings and funerals, about how often do you attend religious services nowadays ? » Les réponses possibles étaient : « every day », « more than once a week », « once a week », « at least once a month », « only on special holy days » et « less often ». Nous regroupons les trois premières réponses pour désigner une forte pratique.

+ -

À quoi correspond le fait de se dire musulman ? Se déclarer musulman implique-t-il d’avoir une identité religieuse très marquée, un engagement très fort dans sa religion ? Les musulmans ne prennent-ils pas au contraire leur distance avec la religion, conformément à ce que présument les théories de la sécularisation ? L’enquête ESS fournit plusieurs indicateurs qui permettent de mieux cerner le contenu des identités religieuses (annexe 3). Nous insisterons sur deux d’entre eux : le fait de se considérer comme quelqu’un de religieux21 et la fréquence de la pratique religieuse22.

1

Une religion très présente

Dans tous les pays européens, les niveaux de croyance et de pratique des musulmans sont élevés. Il existe toutefois des nuances selon les pays (graphique 7). La religiosité est plus faible en Norvège ou en Suisse, où 44-45% des musulmans se considèrent comme « très religieux » (note 7-10 sur l’échelle) ; elle est au contraire à son maximum en Belgique (82%). De même, la pratique hebdomadaire est relativement faible dans des pays comme la Norvège, la Suisse et la France, où elle concerne moins de 20% des musulmans, alors qu’elle est maximale en Espagne (42%) et au Royaume-Uni (48%).

Graphique 7 : Religiosité et pratique des musulmans en europe

En général, le niveau de religiosité (le fait de se dire religieux) est bien plus élevé chez les musulmans que dans les populations majoritaires. Par exemple, en Espagne, la religiosité des musulmans est deux fois plus élevée que celle des catholiques (74% contre 35%). En France également, l’écart entre les musulmans et les catholiques varie pratiquement du simple au double (61% contre 34%). De tels écarts ne sont pas systématiques. Aux Pays-Bas ou au Royaume-Uni, la religiosité des musulmans se situe au même niveau que celle des protestants. Concernant la pratique, on vérifie aussi que la prière quotidienne et l’assistance à un service religieux sont très répandues chez les musulmans.

Il convient cependant d’observer que les minorités religieuses (les « autres religions ») ont des niveaux de croyance et de pratique assez élevés, parfois supérieurs à ceux que l’on constate chez les musulmans. Il serait donc faux de penser que le retour ou le maintien du religieux ne concerne que les musulmans. La sécularisation frappe surtout les grandes religions traditionnelles de l’Europe, elle concerne moins les minorités en général.

2

La religion en fonction de l’âge et du sexe

Ni la religiosité, ni la pratique des musulmans ne sont corrélées à l’âge, sauf en Bulgarie où la croyance baisse fortement chez les plus jeunes (tableau 3). Cette absence de corrélation avec l’âge semble indiquer qu’il n’y a pas d’évolution intergénérationnelle ; autrement dit, la religiosité comme la pratique sont globalement stables. On ne peut donc parler ni d’un retour, ni d’un déclin du religieux, mais on rappellera que les données sont difficilement exploitables sous l’angle de la diachronie.

entrées : coefficients de corrélation. lecture : le nombre de ronds indique la significativité de la corrélation : 1 rond au seuil de 0,05 ; 2 ronds au seuil de 0,01 ; 3 ronds au seuil de 0,001 ; ns : non significatif. la couleur blanche des ronds indique une corrélation négative, la couleur noire une corrélation positive (pour le sexe, la couleur blanche signifie que les femmes sont surreprésentées, la couleur noire que les hommes sont surreprésentés).

Tableau 3 : effets du sexe et de l’âge sur le rapport à la religion des musulmans

Il existe chez les musulmans une différence entre les hommes et les femmes qui ne se retrouve pas dans les autres religions (tableau 3). On observe en effet que les hommes assistent bien plus souvent à un service religieux que les femmes, avec des écarts qui vont du simple au double, parfois davantage. C’est le cas en France, où 10% des femmes assistent à un office contre 28% pour les hommes, mais aussi au Royaume-Uni (28 contre 68%) ou aux Pays-Bas (9 contre 50%) (graphique 8). Cette différence entre les hommes et les femmes n’a pas d’équivalent dans les autres religions, sauf éventuellement chez les orthodoxes grecs. Dans toutes les religions, les hommes et les femmes ont des pratiques comparables ; souvent, ce sont même les femmes qui pratiquent davantage que les hommes.

Graphique 8 : Proportion de musulmans qui assistent à un service religieux une fois par semaine

Graphique 9 : Proportion de musulmans qui prient tous les jours

Notes

23.

sondage Ifop réalisé entre le 25 février et le 5 mars 2011 auprès de 547 musulmans de 18 ans et plus.

+ -

Cette différence entre les sexes est d’autant plus remarquable que, chez les musulmans, les hommes et les femmes ont un niveau comparable de religiosité. De surcroît, ils sont aussi très proches dans la pratique de la prière quotidienne. Les femmes ont même tendance à prier davantage que les hommes (graphique 9). Les données européennes confirment ici ce que l’on a pu observer en France puisqu’un sondage Ifop de 2011 montrait que la prière quotidienne était aussi fréquente chez les femmes que chez les hommes (37% disaient prier tous les jours, contre 40% pour les hommes) alors que seulement 16% des femmes allaient à la mosquée le vendredi, contre 35% des hommes23.

Cette particularité des musulmans n’est pas vraiment une surprise : selon la tradition coranique, seule la prière quotidienne individuelle est obligatoire, tandis que la prière collective du vendredi n’est recommandée que pour les hommes, les femmes disposant généralement d’un espace séparé dans les mosquées. Il existe donc dans la population musulmane un système normatif contraignant, capable de structurer fortement l’organisation sexuelle des rites. Cette organisation publique de la séparation hommes-femmes est d’autant plus importante que c’est par ce prisme que l’islam se donne à voir dans les pays européens qui ont fait du dépassement de la différence sexuelle une norme centrale.

Comprendre l’importance de la religion

Notes

24.

Pippa Norris et Ronald Inglehart, Sacré versus sécularisation. Religion et politique dans le monde, Éditions de l’université de Bruxelles, 2014 [2004].

+ -

Pourquoi la religiosité est-elle si présente chez les musulmans ? Deux types d’hypothèses peuvent être envisagés : celles relatives à l’offre et celles relatives à la demande. Comme les données ne sont pas adaptées pour  approfondir  les effets de l’offre, nous élargirons le débat aux effets du contexte. Nous examinerons ensuite la problématique originale proposée par Ronald Inglehart et Pippa Norris, qui ont suggéré d’expliquer le processus de sécularisation par la notion de « sécurité existentielle24 ».

1

Effet de l’offre, effet du contexte

Notes

25 .

Voir samir Amghar, L’Islam militant en Europe, Infolio, 2013.

+ -

Les explications par l’offre insistent sur le rôle de la diversité religieuse, laquelle a pour conséquence de susciter une concurrence, donc une émulation, entre les différentes Églises. Une explication de ce type a pu être avancée pour comprendre la force de la religion aux États-Unis, où la coexistence de nombreux cultes permet à chacun de trouver son compte, tout en incitant chaque culte à se mobiliser pour retenir ou attirer des fidèles. Suivant cette approche, la religion est un marché sur lequel se disputent différents pourvoyeurs de biens spirituels. L’offre crée ainsi la demande.

Cette approche par l’offre semble bien adaptée dans le cas de l’islam. Le monde musulman est entré en ébullition depuis plusieurs décennies, ce qui provoque une intense compétition interne. En Europe, de nombreuses associations se donnent pour objectif de représenter et d’encadrer la population musulmane25. Ces associations couvrent un large spectre, depuis les organisations très militantes comme les Frères musulmans ou les mouvements de prédication issus du salafisme ou du Tabligh, jusqu’aux associations moins médiatiques comme les confréries soufies. La compétition est amplifiée par l’intervention de pays étrangers qui cherchent à contrôler leurs ressortissants, qu’il s’agisse des pays du Maghreb ou de la Turquie, sans oublier les pays du Moyen- Orient comme l’Arabie saoudite qui sont en quête d’un leadership spirituel. Un prosélytisme actif en résulte, où chacun tente de se présenter comme le bon détenteur du véritable islam.

Graphique 10 : Religiosité et diversité ethnique

Notes

26.

  1. Alberto Alesina et , « Fractionalization », Journal of Economic Growth, no 8, 2003, p. 155-194.

+ -

Cette dimension militante de l’islam est évidemment très importante dans le contexte actuel, mais les données ne permettent pas de l’étudier. Tout ce que l’on peut faire, c’est vérifier s’il existe un lien entre la religiosité et la diversité religieuse. Nous utiliserons ici l’indice de fragmentation religieuse élaboré par Alberto Alesina26. L’analyse s’avère peu concluante, conformément aux constatations déjà faites par Norris et Inglehart, qui ont observé que la sécularisation n’est pas corrélée à l’absence de pluralité religieuse. Autrement dit, la sécularisation n’est pas plus forte dans les pays où une Église exerce son monopole. Il faut toutefois souligner que l’indice de fragmentation religieuse ne dit rien sur le prosélytisme ou sur la concurrence entre les divers mouvements de confession musulmane, ce qui empêche de se prononcer sur ce point. À ce stade, l’explication par l’activisme militant ne peut donc être ni confirmée, ni infirmée, et doit faire l’objet d’investigations supplémentaires. Si on élargit toutefois la réflexion à la question du contexte, on relève qu’une autre corrélation fonctionne assez bien : celle qui combine la religiosité avec l’indice de fragmentation ethnique proposé par Alesina et ses collègues (graphique 10). Cet indice évalue l’hétérogénéité ethnique d’une population en attribuant à chaque pays une note de 0 à 1. La corrélation entre cet indice et le niveau de religiosité n’est pas négligeable puisque, sans la Bulgarie et la Suisse, le coefficient s’élève à 0,79. Ce résultat laisse entendre que la religion peut se présenter comme une forme de réponse identitaire dans un contexte de différenciation ethnique, ce qui correspond bien à la situation des sociétés européennes où la diversité ethno-religieuse a tendance à s’accroître. C’est aussi une explication de ce type qui a pu être suggérée pour comprendre la vigueur de la religiosité aux États-Unis, pays de forte immigration où la religion peut servir de référent identitaire.

Graphique 11 : Religiosité des musulmans et religiosité des autres religions

Concernant les effets du contexte social, un autre résultat mérite d’être souligné. Il existe en effet une corrélation positive entre le niveau de religiosité des musulmans et la religiosité du reste de la population (graphique 11). L’existence d’une telle corrélation (que l’on observe aussi avec la pratique religieuse) incite à conclure que le développement des croyances et des pratiques n’est pas déconnecté de la place qu’occupe la religion dans la société, laquelle est susceptible de constituer un frein ou un facilitateur. La religiosité des musulmans se développe plus facilement dans les pays où la population est elle-même religieuse. On en comprend la raison : une population plus croyante ou plus pratiquante génère un contexte plus favorable à l’expression des religions, tout en suscitant une certaine rivalité.

2

Les effets de la demande

Si l’on se tourne à présent du côté de la demande, une première piste concerne les difficultés socio-économiques. C’est l’idée selon laquelle la religion, conformément à la formule de Marx sur l’« opium du peuple » (« le soupir de la créature accablée, l’âme d’un monde sans cœur »), sert de refuge pour compenser divers désavantages sociaux ou économiques, qui sont eux-mêmes sources de frustration.

Graphique 12 : Proportion de musulmans qui se considèrent comme « quelqu’un de religieux »

(notes 7-10)* en fonction du niveau d’études

Cette explication contient certainement une part de vérité car les musulmans sont souvent d’origine modeste. Toutefois, les données invitent à rester prudent. La proportion de musulmans qui se disent « très religieux » varie faiblement – et de manière non systématique – en fonction de la situation  sociale. On  le constate avec le niveau d’éducation (graphique 12), mais les résultats sont similaires avec le niveau de revenus. Dans la moitié des pays au moins (Belgique, Suède, France, Royaume-Uni, Espagne, Allemagne), la religiosité n’évolue pratiquement pas en fonction du niveau d’études. En particulier, le fait d’accéder à l’enseignement supérieur n’entraîne pas mécaniquement une baisse de la religiosité, loin s’en faut.

Graphique 13 : sentiment d’être discriminé selon la religion et degré de religiosité

Une autre explication souvent évoquée conçoit la religion comme une réaction face à ce qui est perçu comme une attitude hostile ou agressive de la part de l’environnement social. Cette explication peut s’appuyer sur un constat : au niveau agrégé, il existe effectivement une forte corrélation (r – 0,85) entre la religiosité des musulmans et le sentiment d’être discriminé en fonction de sa religion (graphique 13).

tableau 4 : effets du niveau d’éducation et des discriminations ressenties sur la religion des musulmans

lecture : le nombre de ronds indique la significativité de la corrélation : 1 rond au seuil de 0,05 ; 2 ronds au seuil de 0,01 ; 3 ronds au seuil de 0,001 ; ns : non significatif. la couleur blanche des ronds indique une corrélation négative, la couleur noire une corrélation positive.

La difficulté est toutefois de savoir dans quel sens joue cette corrélation. Un phénomène minoritaire (les discriminations ressenties) peut-il être la cause d’un phénomène majoritaire (la religiosité) ? L’hypothèse inverse, à savoir qu’une forte religiosité vient exacerber les sensibilités, renforçant ainsi le sentiment d’être discriminé, ne saurait être écartée : plus un individu est religieux, plus il est réceptif à l’idée selon laquelle sa foi est mal considérée ou fait l’objet de traitements injustes. Ajoutons un autre élément discordant : nous n’avons pas observé de corrélation, au niveau agrégé, entre le niveau de religiosité et les restrictions religieuses imposées par les États. On ne peut donc pas dire que l’engagement dans l’islam soit une réponse aux politiques menées par les États dans le domaine religieux.

Graphique 14 : Proportion de musulmans qui se disent « très religieux » en fonction des discriminations religieuses ressenties

En outre, l’explication par les réactions hostiles se heurte au fait que la corrélation entre les discriminations et la religiosité marche beaucoup moins bien au niveau individuel (tableau 4). Dans la plupart des pays, les corrélations individuelles sont faibles ou inexistantes. Le fait de se sentir discriminé ne va donc pas de pair avec un surcroît de religiosité. Dans certains pays, comme la Norvège, la Suède ou le Danemark, la religiosité est même plus élevée chez les musulmans qui disent ne pas se sentir discriminés.

Remarquons également que les coefficients de corrélation sont souvent plus significatifs avec la pratique qu’avec la religiosité, notamment en France (tableau 4). Le fait que les discriminations se développent plus facilement chez les pratiquants que chez les croyants invite à déplacer le débat en s’interrogeant sur les difficultés que posent certains aspects de la pratique musulmane. Des rites comme le ramadan, les interdits alimentaires, les prières quotidiennes ne trouvent pas facilement leur place dans les sociétés de résidence, ce qui peut générer un sentiment de discrimination, même en l’absence d’une intention de nuire. C’est toute l’ambiguïté de la situation actuelle des musulmans, surtout dans un pays laïc et égalitaire comme la France, où la revendication d’une égalité de traitement peut sembler contradictoire avec le désir de développer des pratiques religieuses qui nécessitent des aménagements spécifiques.

3

La « sécurité existentielle »

Pour comprendre le rapport à la religion, la thèse de Pippa Norris et Ronald Inglehart s’avère aujourd’hui incontournable. Ces auteurs ont en effet proposé une clef de lecture qui a le mérite de résoudre nombre de difficultés. Selon eux, la réflexion sur la sécularisation a eu trop tendance à être délaissée au prétexte qu’elle semblait contredite par le maintien ou le retour du religieux dans certaines régions du monde.

Pour Norris et Inglehart, ces évolutions contradictoires s’expliquent aisément si l’on considère que la sécularisation dépend prioritairement de ce qu’ils appellent la « sécurité existentielle », c’est-à-dire du sentiment de vivre dans un environnement sûr et prévisible. Leur schéma n’est pas sans rappeler l’analyse marxiste : lorsque les individus se sentent en sécurité, ils se détournent de la religion ; inversement, lorsqu’ils se sentent en insécurité, ils voient la religion comme une source de réconfort. La problématique de Norris et Inglehart se démarque toutefois d’une analyse strictement sociologique dans la mesure où la sécurité ne se réduit ni à la position sociale des individus, ni aux inégalités sociales : elle intègre aussi la manière dont les institutions créent un contexte sécurisant.

Cette théorie permet de résoudre un paradoxe apparent : pourquoi la religion évolue-t-elle différemment dans le monde, déclinant ici ou prospérant là ? L’explication des auteurs tient en quelques mots : dans les pays qui ont su instaurer une sécurité existentielle, les individus n’ont plus peur du lendemain, ce qui produit une dynamique de sécularisation. C’est le cas en Europe occidentale où règne une sécurité autant physique que sociale, notamment grâce à la généralisation de l’État-providence. Au contraire, la religion se maintient ou se renforce lorsque cette sécurité n’est pas assurée. C’est le cas aux États-Unis, où le manque de sécurité permet à la religion de rester vivace malgré la prospérité économique ; c’est aussi le cas en Europe de l’Est, où la chute du mur de Berlin a certes fait disparaître un système de surveillance généralisée de la population mais a généré un environnement incertain lors de la transition vers l’économie de marché.

Graphique 15 : Religiosité des musulmans et niveau de protection sociale

Ce cadre théorique fonctionne assez bien si on le transpose à l’islam. Les pays musulmans souffrent d’un faible niveau de développement économique et d’une absence de démocratisation, sans parler des guerres civiles comme en Algérie dans les années 1990, autant de facteurs qui créent un contexte d’insécurité favorable à la religion. Ce point est important car, comme on l’a vu, une grande partie des musulmans européens sont issus de l’immigration ; de ce fait, ils sont porteurs des inquiétudes qui travaillent leurs pays d’origine. Mais, surtout, si la notion de sécurité existentielle paraît pertinente, c’est parce qu’elle permet de comprendre la diversité des musulmans en Europe. En effet, lorsque l’on recoupe le degré de religiosité avec le développement de l’État social, que nous évaluons ici par les dépenses de protection sociale, il existe une forte corrélation (– 0,65 sans la Bulgarie). Autrement dit, plus le niveau de protection sociale est élevé, moins la religiosité est forte. Les données valident ainsi la thèse selon laquelle le fait d’être rassuré sur son existence rend moins crucial le recours à la religion.

Évidemment, cette corrélation ne fait pas office de preuve. Elle masque certainement de nombreux effets croisés difficiles à démêler. Par exemple, les pays qui ont un fort niveau de protection sociale sont aussi, tendanciellement, ceux où les musulmans ont un niveau de revenus plus élevé. Toutefois, le niveau de religiosité n’est pas corrélé au niveau de revenus, ce qui laisse entendre que c’est bien le niveau de protection sociale qui constitue la variable la plus décisive, davantage que le niveau de vie.

Valeurs politiques et sociales

L’enquête ESS permet d’étudier un grand nombre de valeurs politiques et sociales. Nous distinguerons ici quatre dimensions : le rapport à la politique (dans lequel nous inclurons la politisation et la participation politique), le classement gauche-droite, la confiance dans les autres ou dans les institutions, et, enfin, les valeurs relatives aux mœurs.

1

Politisation et participation politique

Le rapport à la politique peut être cerné par quatre indicateurs : l’intérêt pour la politique, la participation électorale, l’appartenance à un mouvement politique ou syndical, et la participation protestataire (comme le fait d’avoir participé à une manifestation ou à un boycott) (annexe 4).

On peut faire deux grands constats pour ces quatre indicateurs. Le premier est qu’il existe de fortes variations entre les musulmans des différents pays. L’intérêt politique est, par exemple, très faible en Grèce (17% des musulmans déclarent s’intéresser à la politique), mais il est beaucoup plus fort aux Pays-Bas et en Suède (51%). Les écarts sont aussi importants sur l’engagement associatif : en Espagne et en Grèce, seulement 3% des musulmans sont membres d’un parti ou d’un syndicat, alors qu’ils sont beaucoup plus nombreux à adhérer en Suède (35%), en Belgique (39%) ou au Danemark (41%). La participation protestataire (avoir participé à diverses actions politiques) varie également de 3% en Bulgarie à 39% en France, voire 45% en Suède.

Ces variations ne sont pas aléatoires. Le niveau de politisation et de participation des musulmans est très sensible au contexte politique du pays. C’est ce que montre le calcul des coefficients de corrélations au niveau agrégé entre les musulmans et le reste de la population (tableau 5). Ainsi, plus le niveau d’intérêt politique ou d’engagement protestataire est élevé dans un pays, plus celui des musulmans l’est également. Ce résultat se vérifie avec tous les indicateurs, sauf avec la participation électorale, laquelle constitue ici un cas particulier. Pour le reste, il existe donc une forme d’acclimatation des musulmans au contexte local, même si cet effet ne concerne pas le vote.

Tableau 5 : Corrélations agrégées entre les musulmans et le reste de la population

entrées : r de Pearson (n – 12 pays). lecture : pour l’intérêt politique, la corrélation entre les musulmans et le reste de la population s’élève à 0,81, ce qui signifie que, plus l’intérêt politique est élevé dans un pays, plus celui des musulmans l’est également.

Le second constat est que le niveau de politisation ou de participation des musulmans est généralement inférieur à celui que l’on observe dans le reste de la population. Souvent, les écarts entre les musulmans et les autres sont assez marqués, mais ils ne sont pas systématiques. Par exemple, le niveau d’intérêt politique des musulmans est au contraire assez élevé dans certains pays comme la France, l’Espagne ou le Royaume-Uni, où il se rapproche de la moyenne nationale.

La faiblesse de la participation des musulmans est particulièrement visible dans le cas du vote (annexe 4). Les musulmans votent nettement moins que le reste de la population. En Suisse, 21% des musulmans qui pouvaient voter ont participé aux dernières élections, contre 66% pour le reste de la société. En France, ils sont 46% à avoir voté, contre 76% pour les non-musulmans. La participation est plus élevée en Belgique (72%), où le vote est obligatoire, et en Bulgarie (83%).

Graphique 16 : Participation électorale pour l’ensemble de la population en âge de voter (avec ou sans la nationalité du pays)

Ces chiffres masquent cependant une partie de la réalité. Il faut en effet se rappeler qu’une grande partie des musulmans n’a pas la nationalité du pays. Or, si l’on rapporte le nombre de votants à l’ensemble des musulmans en âge de voter (qu’ils aient ou non la nationalité), le vote ne concerne en réalité que très peu de monde (graphique 16). En Allemagne, seulement 1 musulman sur 5 (21%) a participé aux dernières élections, contre 78% pour les non- musulmans. En Espagne, on est à 1 musulman sur 6 (13%), contre 76% pour les non-musulmans ; en Suisse, c’est 1 musulman sur 10 (9%, contre 58%). En France, 30% des musulmans ont voté, contre 71% pour les non-musulmans. Seul le Royaume-Uni parvient à limiter le différentiel de participation entre musulmans et non-musulmans. Il reste que, dans la population de confession musulmane, seule une minorité de personnes fait l’expérience du vote et de la démocratie participative. Cette situation a des causes multiples, à la fois sociales et juridiques, mais elle n’en demeure pas moins préoccupante du point de vue de l’intégration civique et politique, puisqu’elle signifie qu’une partie importante de la population musulmane reste en dehors de la vie politique des pays européens. De facto, la majeure partie des musulmans n’est pas en mesure de se projeter dans les enjeux et les antagonismes qui structurent les grands débats nationaux.

Tableau 6 : Corrélations individuelles chez les musulmans entre le niveau d’éducation et les indicateurs de politisation et de participation

Un autre signe montre que la participation électorale constitue un cas à part. Contrairement aux autres indicateurs de politisation et de participation, le vote des musulmans est en effet peu sensible à la situation sociale, notamment au niveau d’éducation (tableau 6). On ne retrouve donc pas, avec le vote, ce que l’on observe avec les autres indicateurs puisque, en règle générale, un meilleur niveau d’études accroît la politisation ou la participation, conformément à ce que l’on observe dans la population générale. D’une certaine façon, le vote des musulmans résiste donc au niveau d’études : même lorsqu’ils ont fait des études, ils s’impliquent peu dans les élections.

2

L’orientation gauche-droite

Le classement gauche-droite révèle une surprise (annexe 5). Les musulmans se caractérisent en effet par un net refus de la droite, sauf en Norvège, où ils se placent autant à droite qu’à gauche (20% contre 22%). Partout ailleurs, le ratio gauche-droite est largement défavorable à la droite, surtout en Belgique et en France, où la gauche regroupe respectivement 35 et 40% des musulmans (graphique 17).

Graphique 17 : Classement gauche-droite des musulmans

La France et la Belgique sont toutefois des cas extrêmes. Dans les autres pays, la gauche est moins présente et les musulmans ont plutôt tendance à se classer au centre ou, plus encore, à ne pas se classer (ou à ne pas donner de réponse). C’est ainsi que la proportion de musulmans qui ne se situent ni à gauche, ni au centre, ni à droite est bien plus élevée que celle des non-musulmans. Au Royaume-Uni, 25% des musulmans refusent de se classer, contre 12% pour les non-musulmans ; en Suède, on est à 20% contre 4%, et en Allemagne, à 27% contre 7%. La France est le seul pays où cet écart est le plus faible (8% contre 6%), ce qui témoigne d’un contexte particulier, marqué sans doute par une plus forte injonction pour se situer politiquement. Mais la France mise   à part, les musulmans semblent avoir plus de difficulté pour se reconnaître dans le clivage gauche-droite. Ce résultat apporte une explication possible à la faible participation électorale : si les musulmans votent peu, c’est peut-être aussi parce qu’ils ont moins intégré les codes de la vie politique nationale, codes qui impliquent une certaine familiarisation avec l’histoire et la culture du pays de résidence.

Notes

27.

Nous avons par ailleurs aussi relevé la forte propension des jeunes musulmans à se classer à gauche (voir Vincent tournier, « Modalités et spécificités de la socialisation des jeunes musulmans en Résultats d’une enquête grenobloise », Revue française de sociologie, vol. 52, no 2, 2011, p. 311-352).

+ -

La singularité de la France mérite d’être questionnée : pourquoi les musulmans qui résident en France sont-ils si nombreux à se situer à gauche27 ? Plusieurs hypothèses peuvent être avancées : l’héritage des luttes anticoloniales, la proximité de la droite avec le catholicisme, la sensibilité de la gauche aux revendications des minorités, l’impact du militantisme associatif ou encore la concentration des migrants dans les anciennes « banlieues rouges ». Ces explications sont plausibles, quoique difficiles à vérifier. Une autre explication est apportée par l’analyse comparée : le contexte de la société. On observe en effet que la proportion de musulmans qui se classent à gauche est fortement corrélée (r – 0,76) à la proportion de la population du pays qui se classe   à gauche (graphique 18). Comme pour la politisation ou la religiosité, les orientations politiques des musulmans sont donc partiellement tributaires des caractéristiques du pays. En somme, chaque pays produit un certain contexte politique plus ou moins favorable à la gauche qui influence à son tour les orientations politiques des musulmans.

3

Le degré de confiance

Les indicateurs disponibles ne révèlent pas une défiance particulière des musulmans, au contraire. C’est une des surprises de l’enquête. Comme les données sont riches sur ce volet, on peut distinguer deux thèmes : la confiance dans les autres et la confiance dans les institutions. Ces deux dimensions sont évaluées par la moyenne de trois échelles numérotées de 0 à 10. On étudiera séparément une question sur la confiance dans la police, mesurée également par une échelle de 0 à 10.

Concernant la confiance dans les autres, les musulmans n’apparaissent pas très différents du reste de la population. Ils sont certes un peu plus méfiants, mais les différences se repèrent surtout dans les pays où la confiance interpersonnelle est élevée comme au Danemark ou en Norvège.

Graphique 19 : Confiance des musulmans dans les institutions politiques et restrictions religieuses

La surprise vient surtout de la confiance dans les institutions politiques, que l’on évalue ici en combinant trois questions sur la confiance dans le parlement, les hommes politiques et les partis politiques. Dans la plupart des pays, la confiance des musulmans envers les institutions politiques est équivalente (et souvent même supérieure) à celle que l’on observe dans le reste de la population.

Les difficultés économiques et sociales ne provoquent donc pas une attitude de défiance. D’ailleurs, la confiance des musulmans, que ce soit envers les autres ou envers les institutions, apparaît indépendante de la situation sociale : quel que soit le pays, la confiance varie très peu en fonction du niveau d’études ou du niveau de revenus. La confiance n’est donc pas conditionnée par la situation sociale.

En revanche, le degré de confiance exprimée par les musulmans est très lié au degré de confiance que l’on observe dans le reste de la population. La corrélation atteint ainsi 0,94 pour la confiance dans les autres et 0,86 pour  la confiance dans les institutions. Le contexte général du pays joue donc fortement. De plus, la confiance est influencée par l’action des États. Ainsi, le niveau de confiance dans les institutions politiques est négativement corrélé (r – – 0,67) à l’indice des restrictions religieuses. Autrement dit, plus un État met en œuvre une politique restrictive à l’égard des religions, moins la confiance des musulmans dans les institutions politiques est forte (graphique 19).

Graphique 20 : Proportion de musulmans qui se disent « très religieux* » en fonction du niveau de confiance dans la police

Le niveau relativement élevé de confiance de la part des musulmans se retrouve avec une autre institution : la police. Dans presque tous les pays, les musulmans font autant confiance à la police que le reste de la population (annexe 5). La France constitue un cas particulier. À l’exception de la Bulgarie, c’est en effet dans l’Hexagone que la confiance des musulmans dans la police est la plus faible. Cette exception française est une conséquence indirecte de la surreprésentation de la gauche parmi les musulmans, puisque la confiance dans la police est toujours plus faible à gauche qu’à droite. Néanmoins, cette explication n’est pas suffisante car la défiance se maintient si on contrôle les préférences idéologiques. Il faut donc tenir compte d’autres facteurs, à commencer par le climat général du pays puisqu’il s’avère, là encore, que la confiance des musulmans dans la police est fortement corrélée à l’attitude du reste de la population (r – 0,81). Or la France fait partie, avec la Bulgarie et les Pays-Bas, des pays les plus méfiants envers la police. Les musulmans français sont donc les héritiers de cette tradition de défiance.

Ajoutons une dernière remarque : il a parfois été suggéré que la défiance envers la police pouvait influencer le niveau de religiosité. D’après les données, cette hypothèse n’est guère pertinente car, au niveau individuel, il n’y a pratiquement pas de corrélation entre la confiance dans la politique et la religiosité (graphique 19). La tendance se situe même dans l’autre sens : la religiosité est plus forte parmi les musulmans qui ont le plus confiance dans la police. Certes, cette relation est rarement significative, mais elle l’est dans trois pays : la Bulgarie, la Suède et la France. En France, on constate ainsi que 53% des musulmans qui ne font pas confiance à la police se disent très religieux, proportion qui monte à 63% parmi les musulmans qui ont une confiance moyenne, pour atteindre 69% parmi ceux qui ont une forte confiance. Le maximum de la religiosité se rencontre donc parmi les plus confiants.

4

Des valeurs traditionalistes

Sur le plan des mœurs, les musulmans présentent des valeurs relativement homogènes (annexe 6). C’est ce que montrent les quatre indicateurs relatifs aux valeurs morales dont nous disposons : une question générale sur le respect des traditions, un item sur l’homosexualité et deux items sur la place des femmes. Nous exploiterons moins les indicateurs sur les femmes, car ces deux questions n’ont été posées que dans trois vagues sur six (2004, 2008 et 2010), ce qui limite les effectifs.

Pour ces quatre indicateurs, les tendances sont convergentes. Les musulmans présentent des valeurs plus traditionalistes que le reste de la population. Ils accordent plus d’importance aux traditions, ils approuvent moins souvent l’idée selon laquelle les gays et les lesbiennes doivent rester libres de mener la vie qu’ils veulent, et ils soutiennent moins facilement l’égalité des hommes et des femmes dans la société. Néanmoins, on prendra soin de relever que les musulmans ne sont pas définitivement réfractaires au libéralisme des mœurs, car une partie conséquente d’entre eux adhère aux opinions favorables concernant les homosexuels ou l’égalité hommes/femmes.

Graphique 21 : Le libéralisme culturel en fonction de la religion

Il reste que les écarts avec le reste de la population sont importants. On peut le vérifier avec un indice synthétique de libéralisme culturel. Cet indice a été élaboré en additionnant les réponses aux trois questions relatives aux mœurs (graphique 21). La spécificité des musulmans ressort d’autant plus fortement que, dans beaucoup de pays, l’attitude des autres religions sur le libéralisme culturel a tendance à se rapprocher de celle des irréligieux. De ce fait, les musulmans se retrouvent relativement isolés dans leur défense des valeurs traditionnelles. Notons au passage que c’est en France que les musulmans figurent parmi les plus libéraux sur le plan des mœurs.

Graphique 22 : Pourcentage de musulmans qui sont favorables aux homosexuels en fonction du niveau d’études

Bien entendu, la faiblesse du libéralisme culturel des musulmans s’explique en partie par leurs origines sociales. On le vérifie avec l’homosexualité, seul item où l’on peut avoir des effectifs suffisants (graphique 22). Dans des pays comme la Bulgarie ou l’Espagne, les opinions des musulmans varient fortement en fonction du niveau d’études. Toutefois, ces variations sont moins évidentes dans les autres pays, ce qui relativise l’impact du niveau d’études. Il reste que les opinions des musulmans ne sont pas immuables. On vérifie notamment que celles-ci sont tributaires du contexte national, puisque la corrélation entre le libéralisme culturel des musulmans et celui de la population générale est très forte, s’élevant ici à 0,80 (graphique 23).

Graphique 23 : Libéralisme culturel en europe

Notes

28.

Voir Ruud Koopmans, « Religious Fundamentalism and Hostility against Outgroups: A Comparison of Muslims and Christians in Western europe », Journal of Ethnic and Migration Studies, vol. 41, no 1, 2015, p. 33-57. Les trois indicateurs du fondamentalisme sont les suivants : « Christians [Muslims] should return to the roots of Christianity [Islam] », « there is only one interpretation of the Bible [the Koran] and every Christian [Muslim] must stick to that » et « the rules of the Bible [the Koran] are more important to me than the laws of [survey country] ». Des informations complémentaires sont disponibles sur le site du centre du Berlin social Center.

+ -

29.

Alberto Alesina et edward Glaeser, Combattre les inégalités et la pauvreté. Les Etats-Unis face à l’Europe, Flammarion, 2006 [2004].

+ -

30.

Gilles Kepel, Quatre-vingt-treize, Gallimard, 2012 ; Banlieue de la République. Société, politique et religion à Clichy-sous-Bois et Montfermeil, Gallimard, 2012.

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Les populations musulmanes en Europe ne sont pas homogènes. Elles possèdent des caractéristiques variables selon les pays, ce qui confirme que les musulmans ne sont pas un bloc. Non seulement ils ne présentent pas partout les mêmes caractères mais, de plus, ils sont influencés par les caractéristiques du pays de résidence, que ce soit sur la place de la religion, le rapport à la politique ou la question des valeurs en général. En somme, les musulmans sont partiellement tributaires de leur environnement socioculturel et des préférences de la population générale, ce qui confirme l’importance des facteurs contextuels dans la formation des identités politiques et religieuses. Toutefois, si les données invitent à relativiser l’idée d’un islam immuable ou figé, elles ne permettent pas d’en déduire que la religion n’exerce aucune influence. Certes, la religion musulmane laisse subsister une marge d’évolution conséquente selon le contexte, mais celle-ci n’en forme pas moins une trame qui pèse plus ou moins fortement sur les valeurs et les pratiques. Les musulmans sont traversés par des constantes qui se retrouvent dans la plupart des pays. Ils présentent un certain nombre de spécificités, tant du point de vue des attitudes religieuses que du point de vue des attitudes sociales et politiques.

On se gardera donc de tirer une conclusion trop optimiste de ces résultats, d’autant que les données ne permettent pas de faire des projections sur l’avenir. L’hypothèse d’un effacement progressif des particularismes religieux sous l’effet de l’intégration n’est pas exclue. Mais un autre facteur peut contrarier cette évolution et jouer même en sens contraire : le renforcement de la religion. Comme on l’a vu, la religion apparaît en effet bien vivante chez les musulmans européens, et encore les indicateurs exploités ici ne couvrent-ils qu’une partie du phénomène. En utilisant des questions plus précises, le Berlin Social Science Center a montré, à l’aide d’une étude réalisée en 2008 dans six pays européens (France, Belgique, Pays-Bas, Autriche, Allemagne, Suède), que le fondamentalisme religieux est très marqué chez les musulmans, bien plus que chez les chrétiens. D’après ces données, 44% des musulmans interrogés dans ces six pays répondent favorablement aux trois questions qui servent à mesurer le fondamentalisme, contre seulement 4% pour les chrétiens28. Cette proportion s’élève à 30% en Allemagne ou en Suède, 45% en Hollande, 52% en Belgique ou en France, et 55% en Autriche. Contrairement à une idée reçue, la religion apparaît donc très prégnante dans la population musulmane. Les causes de cette vitalité religieuse sont difficiles à cerner. À ce stade, rien ne permet de dire que celles-ci doivent être recherchées exclusivement, ou même principalement, dans les mécanismes internes des sociétés européennes, qu’il s’agisse par exemple des discriminations ou de la défiance dans les institutions. Certes, le sentiment d’être discriminé est assez fréquent chez les musulmans mais il ne concerne qu’une minorité de personnes.

De plus, nous n’avons pas observé une défiance particulière envers les institutions, et l’hypothèse d’un impact de la défiance dans la police ne peut pas être retenue. Enfin, le niveau de religiosité ne semble pas être affecté par les politiques restrictives menées par les États dans le domaine de la religion.

Inversement, les facteurs externes à l’Europe ne doivent pas être négligés, à commencer par le fait qu’une partie importante de la population musulmane provient de pays qui n’ont pas su instaurer les conditions de la sécurité existentielle dont parlent Pippa Norris et Ronald Inglehart. De ce point de vue, les pays européens apparaissent moins comme une source de religiosité que comme une source de sécularisation. En effet, les données de l’enquête ESS montrent que le degré de vitalité religieuse des musulmans, loin de se répartir au hasard, est partiellement tributaire du degré de sécurité existentielle offert par les systèmes sociaux du pays de résidence. Ce résultat mérite d’être souligné à l’heure où l’État-providence fait l’objet de remises en cause sous l’effet de la mondialisation et de l’européanisation, et peut-être aussi sous l’effet d’une immigration qui s’est amplifiée au cours des dernières années, et dont l’un des effets indirects est de fragiliser la solidarité sociale29.

En soulignant l’impact de l’État social sur la sécularisation, il ne s’agit pas de plaider en faveur de telle ou telle politique, mais simplement de souligner qu’il sera difficile d’engager un processus de sécularisation pour les musulmans sans maintenir les mécanismes qui ont précisément contribué à séculariser l’Europe elle-même. Le paradoxe est qu’il risque d’être de plus en plus difficile de maintenir un haut niveau de protection sociale dans des sociétés qui se diversifient sur le plan ethnique et religieux. La légitimité de l’État-providence peut-elle perdurer lorsque s’efface le sentiment de faire société, si celle-ci n’est pas compensée par une politique ambitieuse en matière d’intégration ? Cette question sera certainement au cœur de l’avenir du « modèle social » européen dans le contexte des migrations de masse. Elle se pose tout particulièrement en France, où l’on observe depuis quelques années une demande croissante de l’opinion publique en faveur d’un renforcement de la laïcité, demande qui semble faire écho à la hausse des revendications de la part des minorités.

Pour l’heure, il est évidemment impossible de savoir comment vont évoluer les dynamiques de sécularisation et d’intégration, d’autant que la situation internationale ajoute un paramètre inconnu. Une autre inconnue concerne l’évolution des valeurs morales. Ce point est délicat, car les différences entre musulmans et non-musulmans sur ce sujet risquent de cristalliser les clivages, surtout dans une Europe gagnée par le libéralisme culturel.

Bref, la question reste ouverte : les musulmans vont-ils s’inscrire dans le processus de sécularisation et d’individualisation qui travaille les sociétés européennes ? Ou bien vont-ils, au contraire, aller vers des attitudes plus rigides de réaffirmation des normes religieuses et morales, comme on le constate dans certaines zones à forte concentration musulmane30 ? Ces deux évolutions ne sont d’ailleurs pas nécessairement exclusives l’une de l’autre. Elles peuvent au contraire se nourrir mutuellement, la réislamisation des uns venant répondre à la sécularisation des autres. Comme on le voit, mieux cerner les dynamiques en cours constitue aujourd’hui un enjeu de taille pour l’avenir des sociétés européennes.

Abréviations utilisées : Mus. (musulmans), Cat. (catholiques), Pro. (protestants), Ort. (orthodoxes). Un tiret dans une case signifie que les effectifs sont insuffisants (inférieurs à 100 individus).

Annexe 1 : sexe, âge, niveau d’études et chômage

Annexe 2 : Origines nationales et discriminations

Annexe 3 : Le rapport à la religion : religiosité et pratique

Annexe 4 : Politisation et participation politique

Annexe 5 : Orientations politiques et niveau de confiance

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