Dominique Reynié : « la Fondation pour l’innovation politique porte un projet libéral, progressiste et européen »

Dominique Reynié est le nouveau directeur général de la Fondation pour l’innovation politique. Nonfiction.fr a souhaité l’interroger sur ses projets à la tête d’un des principaux think tanks français.

Quels sont les grands chantiers que vous souhaitez poursuivre, ou ouvrir, durant votre mandant à la tête de la Fondation ? Autrement dit, quels sont selon vous les enjeux majeurs des prochaines années ?

Je souhaite concentrer nos efforts sur ce que j’appelle la société française émergente. Nous sommes engagés dans un profond bouleversement, démographique, culturel, économique et politique. Il y aura de grands changements. Nous entrons dans une autre époque. Je trouve cela exaltant. J’ai envie de dire : « enfin ! ». Il y aura de nouveaux conflits à prévenir, à contenir ou à assumer mais il y aura aussi de nouveaux droits à conquérir. Il y aura des reclassements, c’est-à-dire des déclassements, ce sera douloureux, mais aussi des promotions, et ce sera heureux. C’est une autre distribution des choses qui se prépare. J’ai hâte aussi de voir émerger de nouvelles générations, de nouveaux visages. Je veux aider ce mouvement, le rendre plus facile, l’accélérer même.
J’ajoute qu’il est impossible, historiquement ou intellectuellement, de dissocier ce qui arrive à la France de ce qui arrive au monde. Certes, les expériences de la globalisation ne sont pas les mêmes, pour les uns et pour les autres, ici ou ailleurs, mais nous sommes dans un mouvement universel. Notre fondation y accordera une grande attention. Ce ne sera pas du comparatisme, car il ne s’agit plus de multiplier les monographies géopolitiques mais de s’attacher à repérer les flux : culturels, religieux, idéologiques, électoraux qui parcourent notre société particulière mais aussi ceux qui la traversent et font écho aux vibrations de la société civile européenne et de la socialité planétaire.

À en croire Emmanuelle Mignon rôle de la Fondation fut marginal dans l’élaboration du programme de l’UMP pour la dernière élection présidentielle. Quel rôle souhaitez-vous occuper pour la prochaine élection ? Votre nomination est-elle une réponse à cette marginalisation de la fondation durant la campagne ?

Un mot sur la procédure, si vous permettez. J’ai d’abord été auditionné par un Comité, composé de 4 personnes, mandaté pour écouter les différents projets, les discuter et les évaluer. Mon audition a duré 1h30. Au terme de ce premier chemin, j’ai été élu par un Conseil de surveillance comprenant 15 personnes du monde de l’entreprise et de l’université, notamment, dont un Chinois, un Allemand, un Indien et un Britannique présents au moment du vote. Je ne crois pas que quelqu’un puisse dire qu’il connaissait le résultat de ce processus au moment où il a commencé, 6 ou 7 mois plus tôt.
Ensuite, il me semble que si une fondation n’est utile qu’à concocter un programme électoral, elle passe à côté de sa mission principale qui est d’irriguer l’espace public par de nouveaux concepts, de faire émerger les nouveaux acteurs, les nouveaux arguments, les nouveaux enjeux qui entrent en résonance avec l’époque. Il s’agit d’anticiper et non pas de reproduire, il s’agit d’ébranler et non pas de consolider, il s’agit de pénétrer en profondeur et non pas d’inonder la surface. La Fondation doit inspirer et nourrir celles et ceux qui auront en charge d’établir un programme et non proposer de le faire à leur place. Un programme électoral, c’est plus une action politique qu’une idée politique. D’ailleurs, les experts recrutés à cette occasion par les politiques sont presque toujours irrités ou déçus de l’usage que l’on fait de leur savoir ou du peu de cas que l’on fait de leur personne. C’est connu.

Faut-il être un intellectuel « de droite » pour diriger la Fondation pour l’innovation politique ? Pourquoi selon vous les intellectuels penchent-ils encore souvent à gauche ?

Il est vrai qu’en France, quand on dit un « intellectuel de droite », l’oreille est comme écorchée. Cela produit une impression d’anomalie, voire d’aberration. On n’est pas loin de l’idée de trahison. Je trouve que c’est un vocabulaire de casernes, à l’opposé de ce que suppose le projet d’un esprit indépendant.
La figure française de « l’intellectuel » est historiquement une invention de la gauche. Elle s’est d’abord construite contre le pouvoir de l’Église. Elle renvoie à l’idée d’une compétence scientifique censée fonder un magistère moral, idée à laquelle il serait aujourd’hui ridicule de prétendre. On y retrouve aussi l’idée condescendante et aristocratique d’une avant-garde chargée d’éclairer et de conduire les masses. Depuis les années soixante, l’intellectuel est une figure d’autant plus revendiquée que les groupes sociaux qui la reconnaissent et l’utilisent s’y accrochent pour oublier le déclassement social spectaculaire directement lié à la massification de l’enseignement, de la culture et de l’édition… qu’ils n’avaient cessé d’appeler de leurs vœux. Cette massification, qui constitue à mes yeux un heureux événement, a paradoxalement désorienté bon nombre d’intellectuels de gauche.
La figure de « l’intellectuel » évoque le paradis perdu de la petite bourgeoisie culturelle française : sa colère politique cache souvent un puissant ressentiment social. L’intellectuel est une référence qui fut parfois grandiose mais plus souvent ambiguë. Si je prends le cas constitutif de l’Affaire Dreyfus, je préfère le professeur Durkheim, précis, sobre et profond, au romancier Zola, où l’on voit que l’intellectuel sincère mais un tantinet grandiloquent et théâtral, tout de même très heureux de tenir un grand malheur, était déjà prêt pour la télé : il ne restait plus qu’à inventer la télé.
Mais, à côté de ces grands éclats auxquels on peut bien se rallier, les conséquences politiques de la figure de l’intellectuel méritent d’être interrogées. Elles sont souvent franchement détestables. En dehors de l’expert, le rêve insensé de confondre le produit de son esprit avec le cours de l’histoire est une expression de la démesure qui trouve son pendant dans l’État total, qui ressemble de loin à une théorie mise en pratique. L’homme nouveau et la race pure sont bien des rêves d’intellectuels revisités par des hommes d’action. On sait bien que, dans les faits, ce ne sont pas des intellectuels qui fabriquent cela, mais des politiques, doués pour la conquête du pouvoir. Au milieu de ces opérateurs, les intellectuels ne sont, pour ainsi dire, que de pauvres communicants, de petits collaborateurs. Leur enthousiasme n’y change rien. La passion de l’intellectuel pour l’État, conceptuellement aussi bien que socialement, est, à mes yeux, le grand échec de la prétention intellectuelle, sa défaite historique.

Craignez-vous les créations et rénovations de think tanks à gauche (Jean Jaurès, Terra Nova, etc.) ?

Mais pourquoi donc éprouver de la crainte ? D’abord, il me semble que Terra Nova complique moins la vie de la Fondation pour l’innovation politique que celle de la fondation Jean Jaurès. Ensuite, je souhaite de tout cœur à mes sœurs de produire des idées utiles. Je sais que nous aurons plus de chances d’y parvenir dans la confrontation et que c’est ainsi que nos fondations seront profitables à la vie démocratique. Collectivement, la réussite des fondations suppose le pluralisme et la sincérité des démarches. Nous échouerions si le « quelles sont tes idées ? » devait céder la place au « dans quelle équipe es-tu ? ». Il faut en revanche que chacune des fondations politiques s’identifie clairement pour dialoguer avec les autres. Pour ma part, j’ai proposé que la Fondation pour l’innovation politique porte un projet libéral, progressiste et européen.

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